CHAPITRE 1.3 * JAMES * L'ART DE L'ÉQUILIBRE (réécris)

9 minutes de lecture

J.L.C

29.10.22

22 : 30

♪♫ ??? — ??? ♪♫

Carafe et cocktail en équilibre, je me fraie un passage parmi les fêtards agités pour regagner l’alcôve où Antoine et Isla sont affalés l’un sur l’autre, pour pas changer.

— Merci, souffle ma jumelle, un sourire complice illuminant sa frimousse.

Ses doigts happent le verre avec une voracité enfantine.

— Alors, t’as failli nous planter pour un rencard express ? ricane Antoine, un sourcil levé, mi-narquois, mi-curieux.

Je hausse une épaule d’un air blasé, feignant de m’en tamponner royalement.

— Ça t’étonne ? Mate un peu ma gueule d’ange.

Un rictus vient lui scier le visage tandis qu’Izy part direct en fou rire.

— Oh ! Ça va les chevilles ? se moque-t-elle en me poussant du coude.

Je lui réponds par un sourire en coin, sans tenter de plaider non-coupable.

Des conquêtes, j’en ai eu à la pelle. Les liens qui comptent vraiment, eux, je pourrais presque les oublier, tant ils sont rares. Enfin, j’aimerais surtout en rayer un de ma mémoire à tout jamais. Peine perdue. Certaines cicatrices restent pour toujours…

— Izy, bois doucement, c’est un cocktail, pas un shot.

Ma sœur, impertinente, me tire la langue tandis que je m’avale confortablement dans mon fauteuil.

Je plais sans effort et je drague assez bien, je crois. Dans mon cas, c’est plus de l’instinct que de l’art, mais ça fait le taf. Après, la plupart du temps, c’est juste des corps qui se réchauffent, pas des cœurs qui cherchent à s’attacher. Défoncé, je m’embarrasse même plus de critères : ça respire, ça consent, je suis pas difficile.

J’observe mes partenaires du soir. Le regard perçant qu’Antoine porte à ma frangine est sans équivoque : il la revendique sans détour.

— Putain Antoine… t’es à deux doigts de ronronner, mec. Faudra penser à te couper les griffes avant que ça parte en cacahuète.

— T’inquiète, je maîtrise la bête, se félicite-t-il.

— La bête ?! Ose et je te griffe là où ça fait mal, juste pour voir, grogne Izy.

— Relax, chaton, c’est pas des griffes, se justifie mon futur beau-frère. C’est de l’amour-passion, distillé à l’extrême.

Distillé ? Ça me parle…

— Ouais, ouais, tu vas me dire que c’est pas du tout de la possession déguisée, râle ma jumelle.

— Je suis sûre que t’adores ça, mo piuthar[1]. Par contre, Izy, elle mord, et c’est pas une métaphore, je le préviens.

Perso, je tirais les cheveux, chacun son arsenal quand il s’agit de rafler le dernier cookie.

— Je sais, se gausse-t-il.

Bah, oui, évidemment… Qu’est-ce que j’imaginais ?

— Ça fait cinq ans, et tu captes toujours pas ? Je suis complètement accro. Et lui aussi. Pas vrai, chaton ?

Sérieux, Izy ? L’addiction ? Pas envie de creuser ce sujet, merci.

Et voilà qu’ils s’embrassent. Encore. Je roule des yeux.

Avec ses traits et une silhouette modelée par la discipline et le sport, Antoine — charmant gaillard audois de… trente-et-un ? Trente-deux ans ? Je sais plus — incarne une beauté brute, assez pour qu’Isla fonde et, franchement, chapeau. J’ai jamais connu de fille plus difficile et complexe que ma sœur. Et pourtant, elle est raide dingue de lui. Putain d’amour ! Je respecte et je m’incline. Ils envisagent d’avoir un bébé, Isla me l’a confié récemment, tout en pudeur. Aucun doute, ils seront de merveilleux parents. Je me demande si elle n’est pas déjà enceinte. Non, j’ai la réponse sous le nez : elle vient de descendre son Spritz et c’était pas son premier verre.

Un changement dans l’atmosphère sonore me fait soudain tourner la tête vers l’estrade située en retrait, au bout de la piste de danse. Un DJ est installé aux platines et mixe avec une habileté notable. La musique s’élève dans un parfait équilibre entre deep house et électro avec des basses puissantes qui font trépider le sol et des lignes mélodiques hypnotiques qui captivent la foule. Vu l’état actuel de mes synapses, chaque vibration me martèle le crâne, mais je dois reconnaitre que les transitions sont impeccables et les drops bien dosés pour faire monter l’énergie d’un cran. Ce DJ maîtrise son art avec brio, évitant les remixes bas de gamme et les effets surutilisés qu’on entend trop souvent. Dis donc, y’a vraiment aucune fausse note dans ce club…

De part et d’autre de la table de mixage, des danseurs et des danseuses s’emparent de l’espace. À l’évidence de leur décontraction et l’absence de chorégraphie élaborée, il est clair qu’ils sont plus là pour vivre l’instant que pour performer. J’aime ça : pas de pression, juste une envie folle de se laisser aller. Malgré leur approche amateur, leurs mouvements sont d’une précision étonnante, coordonnés et fluides. Leurs corps ondulent et se déhanchent avec une aisance instinctive, exécutant des gestes épurés, raffinés qui donnent à leur show une sensualité subtile et langoureuse, sans jamais verser dans la vulgarité. Les lumières stroboscopiques sculptent leurs silhouettes et transforment le tout en un spectacle visuel aussi palpitant que la musique qui pulse en arrière-plan.

Parmi eux, une fille se distingue. Une brune avec une sacrée minirobe vert pomme et une longue queue de cheval qui danse sur ses reins. Est-ce qu’elle se rend compte de l’empreinte qu’elle imprime sur chaque regard, hommes et femmes confondus ? Elle devient un point de convergence pour la foule qui se retrouve irrémédiablement fascinée. Moi compris. Cette nymphe moderne manie ses charmes avec facilité et son sourire espiègle suggère qu’elle sait très bien ce qu’elle fait. Il y a quelque chose chez elle, une attraction insidieuse qui m’incite à la fixer encore un instant, avec une flamme d’intérêt manifeste — pour ne pas dire concupiscence. Bien sûr, mes yeux sont des aimants à emmerdes. Rien ne change.

Je secoue la tête et me résigne à me fondre à nouveau dans le tumulte de la soirée. De toute façon, aussi jolie et incendiaire soit-elle, mes pensées, mon corps et même mon foutu cœur reviennent sans cesse vers une unique femme. Une femme qui a réveillé, ranimé, possédé jusqu’à la moindre cellule de mon être et qui fait naître en moi une frénésie sans nulle autre pareille. Mais, pour le moment, elle ne fait plus partie de ma vie.

Allez, il est grand temps de m’offrir un deuxième scotch. Je prends soin de siroter quelques gorgées d’eau, histoire de donner le change à ma sœur, puis je me verse un doigt généreux de Lagavulin. Mate-moi ça, Izy : je suis l’incarnation de la tempérance, de la modération et de l’intelligence sobre.

Bon, le seul gros couac avec le service ici — j’oublie parfois qu’on est en France — c’est qu’ils ont apporté une bouteille à presque trois cents balles avec un seau de glaçons. Une hérésie… C’est un peu comme si on me présentait du foie gras avec des chips. M’enfin, je vais pas me mettre à dos la confrérie des Capitouls des fins gosiers[2]. Quoique, c’est peut-être un mal pour un bien. Les glaçons, je veux dire. Cette erreur signifie qu’il y a une marge de progression ici. Je pourrais leur soumettre mon expertise, les guider dans l’amélioration de leur carte et de leur service, et pourquoi pas en faire un partenaire pour de futures soirées dégustation.

Tout bien considéré, ce bar-club me plaît assez. Il est situé dans le quartier Saint-Cyprien, prisé par les étudiants, les jeunes cadres et les noctambules. À deux pas du Pont des Catalans et du Musée des Abattoirs, un site charnière où l’art contemporain rencontre l’histoire de la ville, et à quelques minutes à pied de la Place Saint-Pierre, cœur battant des nuits toulousaines. La Garonne, voisine paisible, ajoute à l’ambiance avec ses flots calmes et ses quais animés, offrant un contraste idéal entre agitation urbaine et tranquillité riveraine.

Ce nouveau lieu, avec son atmosphère singulière rehaussée de touches de luxe manière vitrine de catalogue de créateurs, propose une expérience qui me séduit et se révèle en parfaite adéquation avec mes recherches. J’apprécie d’autant plus la sophistication dans l’organisation, l’architecture, le design soigné, l’attention aux détails, ainsi que le cadre chaleureux, élégant et son caractère exclusif. Franchement, que du positif. Limite, on dirait que quelqu’un a étudié mes préférences personnelles pour les infuser dans les murs. Cool… ou flippant…

Lochranach n’a peut-être pas l’envergure ou le rayonnement des mastodontes du whisky — pas encore — mais mes bouteilles, positionnées dans la gamme premium, ne sont pas données et le verre ne doit pas partir à moins de vingt euros. À ce tarif, on ne paye pas juste pour l’alcool, mais pour une immersion, un savoir-faire et un héritage. Ouais, j’ai le goût de la victoire en bouche… Putain, j’avais dit que je devais bannir ce terme de mon vocabulaire ! Merde… Stop. Blindage. Sas étanche. Zone interdite. Focus.

Ce soir, j’étais supposé me… détendre, pas bosser. Sauf qu'avec le business comme planche de salut ces derniers temps, impossible d’ignorer cette opportunité et d’oublier que je suis dans un environnement propice aux affaires.

Moi qui étais réticent à quitter Édimbourg — ouais, je me joue des nuances là, je sais. Notez l’effort monumental pour me convaincre moi-même. J’avais longtemps hésité à m’installer dans la capitale. Toulouse me convient tout à fait. À quelques détails près, mais, pour le moment, je fais… sans. Paris aurait sans nul doute déroulé des tapis d’entrée, facilité les connexions et accéléré ma progression. Toutefois la ville rose avec son souffle chaleureux, authentique et sobre m’inspire davantage. Et puis, ici, j’ai Isla et Antoine, un gage de stabilité. Seul à Paname, le pari aurait été bien trop risqué. Même moi, je ne donnerais pas cher de ma peau si je m’embarquais dans l’effervescence parisienne. Je serais, selon toute logique, devenu une légende urbaine au bout de six mois, comme à Édimbourg ou Londres… Ma jumelle m’en aurait probablement empêché et fait en sorte que je remise ce projet. S’il y a bien une chose qu’elle sait faire, c’est m’éloigner des mauvais choix. Je suis convaincu qu’elle compte me materner à vie. Un plan bien huilé depuis 1992…

Du coup, Toulouse… Ce n’est pas vraiment moi qui ai pris la décision, et mon atterrissage ici la semaine dernière n’était pas franchement le fruit d’une démarche à cent pour cent consciente — moins de dix, pour être honnête. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est ni un hasard, ni un coup du sort. Penser que c’est le destin serait trop mélodramatique. Disons plutôt que la ville m’a fait signe. Isla y habite depuis trois ans — ou même quatre si je calcule bien — Vict… Non. Bah si. Elle vit ici aussi. À ce niveau, c’est plus un signe, c’est un panneau clignotant. Je me désespère.

Après avoir avalé une gorgée de single malt, j’avise une issue à la droite du grand escalier qui monte vers les étages. Depuis mon arrivée, j’ai noté un incessant va-et-vient de personnes avec des paquets de cigarettes à la main se faufiler vers là-bas. Je ne fume qu’à l’occasion, mais, ce soir, j’ai envie de m’en griller une.

Je me lève d’un pas traînant, sans grande conviction, comme si même mes muscles protestaient contre l’idée de faire l’effort. Parfois, l’ennui est plus tenace que la flemme. Je préviens Isla et Antoine de ma noble quête de nicotine.

Pendant que ma jumelle fouille dans son… baluchon de luxe pour me tendre mon sésame, je laisse mes yeux vagabonder en direction de la mezzanine vitrée au-dessus du parquet. Dans cette configuration, les clients doivent avoir une vue imprenable sur la salle. Maintenant que je suis debout, je distingue un peu mieux cette section du club.

Là-haut, un renfoncement abrite des tabourets et des tables hautes, alignés le long d’une rambarde translucide. Plusieurs groupes y sont installés. Plus à gauche, des rideaux lourds en velours indigo délimitent un second espace — probablement un salon VIP. À l’intérieur, des fauteuils identiques à ceux des alcôves du rez-de-chaussée entourent des tables encombrées de verres et de bouteilles. D’immenses fleurs dorées tombent du plafond et captent la lumière d’un lustre circulaire métallisé, que je saurais même pas décrire. On dirait le signe infini en géant. Un énorme bouquet de roses bleues trône sur l’un des présentoirs. Il semble que ce coin ait été soigneusement préparé pour un événement spécial. Je commence à soupçonner qu’ils organisent un mariage cl… cland.. Bordel de merde ! C’est pas vrai !

Mon cœur s’arrête immédiatement. Elle est là !

[1] mo piuthar : ma sœur, en gaélique écossais.

[2] Confrérie des Capitouls des fins gosiers de Limoux : association emblématique de la région de Limoux dans l'Aude, en Occitanie, dédiée à la promotion des traditions viticoles et gastronomiques locales

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