2 – 1 Ça n’a jamais été mon monde

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— Avec la montée des eaux due au dérèglement climatique, des milliers de personnes ont déjà dû évacuer les villes côtières. La fuite de tous ces gens vers d’autres pays a semé une des graines du chaos. Une graine parmi d’autres, et qui existait déjà pour d’autres raisons. Quelques milliers d’individus qui viennent déranger des dizaines de millions d’autres, tu te rends compte ! C’est pas possible ! Comment on va faire ?… Pfff… Il en est ainsi avec ce besoin de posséder qu’ont les hommes. Avoir sa propre terre, son chez-soi, ses biens, tout en se sentant en sécurité dans un univers bien connu. L’humain a peur de l’autre, de ce qu’il peut lui prendre. Il le voit non pas comme un miroir, simplement un reflet de lui-même avec juste un contexte, une vie différente. Il le voit en ennemi. Il sera incapable de voir que cet autre, s’il a entrepris de traverser des milliers de kilomètres, bravant le désert et les mers, les marchands d’esclaves, risquant sa propre vie, celles de ses enfants, usant le peu d’économies qu’il avait, ou s’endettant à vie, ce n’est pas pour piquer ton boulot ou ta bagnole, mais pour échapper à la torture et à la mort, ou juste pour ne pas crever de faim. Et sans arrêt, ces pauvres gens, qu’ils soient à peine débarqués ou sur le territoire depuis plusieurs générations, se retrouvent la cible de nationalistes de bas-étage, les coupables idéaux du moindre problème existant. Quand tout n’est pas inventé de toute pièce. C’est quand même un peu gros de dire que trois migrants dans une ville suffisent à transformer une cité en coupe-gorge !

» Voilà un des éléments qui fait que notre civilisation commence à céder. Combine cela avec inégalités sociales toujours plus exacerbées, individualisme galopant, surexploitation des ressources, conflits pour ces mêmes ressources, appauvrissement et empoisonnement des sols – faut-il vraiment rappeler pourquoi ? –, baisse de la fertilité, régression de la santé générale des populations, avec toujours plus de stress, de dépressions, de cancers, l’augmentation des épidémies, acidification des océans, pollution, extinction des espèces amenant un déséquilibre des écosystèmes… Ah, comme si des abeilles-robot allaient nous sauver ! Bref… Tu vois des familles revivre ensemble à plusieurs générations sous le même toit, non pas pour retrouver un esprit de famille comme à une certaine époque, mais pour raison économique. Toujours plus de gens qui crèvent de faim, de froid ou de chaud, seuls chez eux, dans leurs voitures transformées en maison, ou dans la rue, devant des boutiques de luxe. Toujours plus de difficulté de trouver un boulot, étude ou pas, et aucune garantie d’en vivre, etc, etc.

» Ajoutons à cela quelques autres catastrophes, naturelles ou non, le climat qui part en vrille… Tu veux que je continue ?

Tara mordillait son ongle de pouce, songeuse, alors que Yahel semblait lui laisser le temps de digérer tout son laïus, patiente de sa réaction. Un laïus dont elle ne pouvait nier en sortir quelque peu sonnée. Ce flot de paroles, liste longue à la nausée de toutes les failles de leur société, elle n’y voyait qu’un écho de tout ce qui lui trottait dans le ciboulot. Puis une intuition jaillit dans sa conscience.

— C’est pour ça que tu disparais parfois pendant des jours ?

— Oui. Nous sommes déjà intervenus à certains endroits pour aider ceux qui le souhaitaient et les inviter à nous rejoindre. Il y a encore beaucoup de pays comme le nôtre qui sont relativement épargnés. Difficile de se rendre compte.

— Qui, nous ?

— Des amis, des connaissances, des contacts, des personnes très diverses, unis par les mêmes craintes et adhérant plus ou moins aux mêmes espoirs, qui se sont trouvés et rassemblés. Une sorte de réseau clandestin, pourrait-on dire, mais avec de bonnes intentions. Nous restons discrets pour le moment. Cela nous permet d’en profiter. Car il ne s’agit plus de stopper la dégringolade, mais de se préparer.

— Mmm, je vois… Se préparer à la fin du monde.

Sur un ton un peu sarcastique. Un peu seulement.

Yahel lui assena un petit coup bourrin sur l’épaule.

— Non, andouille ! On ne parle pas de survie. Pas seulement, en tout cas. Dans la foulée, cela peut être l’occasion de construire un autre monde, une nouvelle civilisation, repartant sur de bonnes bases, gardant le bon de l’ancienne, et en tirant aussi leçon de ses erreurs. Du moins réellement ce coup-ci. Et en imaginant aussi de nouvelles choses, quelles qu’elles soient. Imagine ! Ne serait-ce qu’oublier ces histoires de frontière, de différence, d’argent… Franchement, tu trouves normal de devoir payer pour bouffer ou te faire soigner, te former à un métier, et que d’autres ne le puissent pas ?

— Sûr ! Tellement illogique que même un enfant le comprend. Mais tout ça, jouer sur l’entraide, pour tous la même chose… Tout le monde n’est pas prêt pour cela. Ça tient de l’utopie.

— En effet, en temps normal, cela prendrait du temps de faire évoluer les mentalités. Mais là, nous arrivons dans des situations extrêmes. Rien n’est fait, et personne n’a le courage de remettre les compteurs à zéro, de faire des changements radicaux mais nécessaires, seuls moyens d’éviter la banqueroute annoncée. C’est parti pour qu’il y ait un grand ménage, qu’on le veuille ou non. Et cela a déjà commencé dans certains pays. Comme tout le système est interconnecté, les productions interdépendantes, tout qui fonctionne à flux tendu, chaque jour nous rend plus fragiles, et le château risque à tout moment de s’écrouler. On aura de la chance si cela se fait pièce par pièce, et qu’il s’écoule du temps entre chaque événement. Mais certaines tours s’effondrent d’un seul coup, sans prévenir. Quand cela se produira, il y aura beaucoup de souffrances, des massacres… Mais cela vaut le coup. Devant le fait accompli… N’est-ce pas le moment où les masses seront à même de prendre conscience de tout ça ?

— C’est sûr… On l’a déjà vu en temps de catastrophe. Soit les gens viennent en aide aux autres, soit ça pille, ça viole et ça tue, ni vu ni connu… Je crois plus en la deuxième option.

— Quel pessimisme ! Bref, Tara, si je t’en parle, c’est parce que je sais maintenant que c’est le bon moment pour toi. Toi, tu n’es pas prête, tu es mûre à point !

Silence.

Tara cessa de fixer le vide, se tourna vers Yahel.

— On dirait une secte ton truc ! Si jamais tu me demandes mon fric pour m’apprendre à vivre sans, je te tue.

Yahel se mit à rire.

— Toi alors…

Tara s'accorda un moment de réflexion avant de reprendre.

— Ce que je ne comprends pas, c’est comment t’arrives à gérer les deux. Ta vie normale et ça. Même moi je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que des fois, tu n’en reviens pas indemne.

Tara appuya en même temps sur un des bleus que Yahel avait sur son bras.

— Aoutch ! Grosse brute ! Sans rire. Je suis mon propre patron, donc pas de problème. Je fais aussi attention à ce que je dis, et à qui. Car tu as raison sur une chose : tout le monde n’est pas prêt.

— Donc tu crois vraiment que je le suis ? Tu crois que demain je pourrais vivre comme les hippies, dans une communauté où on partage tout ? J’y crois même pas, à ton truc. C’est pas possible. L’humain n’en est pas capable. Je croyais que tu me connaissais bien…

— Tara… Il y a un truc qui m’inspire confiance chez toi. Et nous avons besoin de gens qui s’investissent, même si c’est à distance pour le moment. Ils travaillent dans l’ombre, et c’est le cas de le dire… Le moindre bunker, le moindre bâtiment, entrepôt, vieille usine, ferme inoccupée, ou n’importe quelle autre construction qui rentre dans nos critères, en souterrain ou isolé, à l’abandon, oublié de tous, nous l’investissons… Je ne te demande pas de quitter ta vie actuelle, là maintenant et définitivement. Il y en a encore peu qui ont sauté le pas. Ceux qui le font intègrent et créent le réseau, trouvent des endroits sûrs et mettent tout en place. D’autres organisent la logistique, rassemblent tout ce dont nous pourrions avoir besoin dans les moments les plus difficiles : eau, nourriture, médication, tout matériel utile pour créer également le plus d’autosuffisance possible, mais aussi comment rester en contact avec d’autres planques. Certains encore jouent le rôle de soldat et vont en première ligne, là où ça chauffe. C’est dangereux, mais si cela peut éviter plus de morts, certains n’hésitent pas.

— Et ça commence quand, le pire ?

— Bonne question. Ici je dirais qu’il faut guetter l’augmentation des attaques de groupuscules extrémistes, et là où cela devient risqué, c’est lorsque la gouvernance s’effondre. Cela se fait parfois progressivement. Parfois d’autres éléments cumulés font que tout s’emballe.

Tara regarda une nouvelle fois la ville devant elle. Elle aurait aimé qu’elles soient juste en train de parler d’un bon vieux nanar.

— Je n’ai pas de famille à m’occuper… Juste quelques amis, des relations…

— Je sais, tu n’es pas du genre à t’attacher. Mais prends le temps de digérer tout cela. Je ne te demande rien. En fait… Si je t’en ai parlé, tu peux considérer que c’est pour moi au départ. J’ai besoin de savoir si je ne fais pas fausse route. Mais dis-toi aussi que tu y trouveras un abri, le moment venu. Si vraiment tu veux, viens, et fais-toi ton propre avis. Je sais que tu resteras muette comme une tombe.

Elles se regardèrent un moment. Tara hocha la tête.

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