4 – 1 Il y avait du sang sur le pavé

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— Tu sais, personne ne t’en voudrait si tu choisissais de partir. Je l’ai bien fait et je ne regrette rien.

Nous non plus. Il y a des gens qu’on regrette moins que d’autre…

Tara s’amusa intérieurement d’une répartie que lui aurait fait Yahel si elle l’avait entendu penser cela. Mylène ou pas, pas bienveillant, en effet, mais on ne peut pas plaire à tout le monde, pas plus qu’on ne peut contrôler les affinités. Pourquoi on accroche avec certains et pas avec d’autres, malgré toutes nos connaissances scientifiques, on ne peut encore l’expliquer.

Elle se tourna vers le coffee-shop, pensive.

— C’est ton choix, Mylène… Qu’est-ce qui t’a donné envie de partir, d’ailleurs ? Je suis curieuse. Tu ne nous l’as jamais vraiment dit.

— J’ai simplement trouvé une autre voie, une qui me plaisait, associé à un gros besoin de changement… Je n’aimais plus vraiment ce boulot. Cela m’a fait du bien de partir.

Tara soupira. Pas vraiment utile pour elle, cet échange. Pour une fois que cette femme aurait pu servir à quelque chose. Selon ses souvenirs, il n’y avait pas qu’à Mylène que son départ avait fait du bien. Les cancans, cela ne facilite pas l’esprit d’équipe.

Et puis Mylène ajouta une remarque intéressante.

— Après tout, j’ai fait comme beaucoup d’autres avant moi. On en a vu défiler des filles toutes ces années.

Tara ne pouvait le nier, le coffee-shop avait souvent été un tremplin permettant à nombre de jeunes femmes de rebondir, riches d’une expérience et d’une bonne recommandation. Elles avaient appris comme elle le jour où elle avait poussé cette porte à la recherche d’une place. Cela faisait longtemps qu’elle aurait pu partir à son tour, comme un rituel incontournable, sauf qu’elle avait fait partie de celles qui restaient pour aider les suivantes.

Jusqu’à ce que…

Yahel lui avait d’abord assuré qu’elle pouvait continuer à ce rythme encore longtemps. Mais au fil des mois, de mauvaises nouvelles avaient accéléré les choses. Trois états dont la démocratie vacillante avait fini par rendre l’âme d’un côté, deux conflits supplémentaires de l’autre, des pénuries supplémentaires, des droits fondamentaux remis en question… L’équilibre s’était encore fragilisé, la colère des populations devenue nouvelle routine. Tara en était témoin. La place devant sa boutique servait trop souvent de point de rencontre sur le circuit des manifestations. À tel point que Yahel était revenue sur son discours. Elle avait sauté le pas il y a peu. Du jour au lendemain, elle avait révoqué les quelques rares contrats de chantier qui lui restaient et clôturé les comptes de sa boite, quittant d’un coup sa vie quotidienne. Et là, elle la pressait de se décider, elle devra ou non changer de vie à son tour, à elle de choisir. Mais il ne faudrait plus traîner. Et en attendant, prudence.

Tara ne savait pas ce qu’ils craignaient exactement, mais elle avait repéré des membres des dragons qui passaient dans son quartier. Plus qu’avant. Pas ensemble, mais un de temps en temps, jamais au même moment ni au même endroit. Comme un hasard. Elle eut même la surprise de découvrir la présence de Barbe grise parmi ses clients, un jour qu’elle sortait des cuisines. Il était tranquillement attablé à siroter une bière tout en dégustant une pâtisserie. Elle ne put réprimer une réaction instinctive, relevant la tête dans sa direction lorsque l’information parvint à son cerveau.

— Bonjour madame, qu’il lui a lancé en l’apercevant, souriant de toutes ses dents derrière sa barbe. Vous pourriez m’en mettre une autre part ? demanda-t-il en désignant le reste de gâteau survivant dans son assiette.

Elle joua le jeu, le traitant comme un parfait inconnu, lui signala qu’elle revenait de suite avec sa commande.

— Vraiment trop bonne. C’est du fait maison ? lui demanda-t-il à son retour.

— Préparée avec des produits locaux et cuisinée sur place.

— Eh bien, mes félicitations à la cuisinière.

— Je lui transmettrai.

Elle était partie s’occuper des autres clients, mais quel supplice de ne pouvoir se frapper le front.

Yahel lui avait confirmé son intuition : elle avait décidé avec d’autres membres de surveiller le coin.

— Tu crois vraiment qu’il va se passer quelque chose en ville ? Tu agis comme si c’était moi qui étais visée.

— Non Tara, pas toi. J’espère me tromper, mais il est vrai que je ne suis pas tranquille. Et ta boutique est proche de certaines zones sensibles. Dans nombre d’endroits où cela a commencé à … comment pourrait-on dire, chauffer ? Basculer ? C’était dans les grandes villes, plus particulièrement des centres-villes, des rues avec des administrations, des services ou commerces. Plus rarement dans d’autres quartiers à forte densité de population.

Silence.

— Mmm, quelque part tu as raison. Je suis ton ange-gardien après tout. C’est à moi de veiller qu’il ne t’arrive rien. Mais cela a dû me monter à la tête.

Tara avait bien senti qu’elle se cherchait des excuses. C’était touchant quelque part. Cela prouvait à quel point l’amitié était toujours présente, et plus forte que jamais, à quel point Yahel tenait à elle, combien elle s’inquiétait pour elle. Et aussi qu’elle devait avoir déjà une sacrée influence dans son groupe !

Pour la rassurer ce soir-là, elle lui avait fait une suggestion.

— Si la situation s’aggrave, envoie-moi un message.

Puis elle lui avait juré qu’elle commencerait à préparer son départ, que sa décision était déjà prise. Il fallait juste qu’elle mette tout en ordre avant de partir. Elle n’était pas du genre à lâcher du jour au lendemain ce qui lui avait pris des années à mettre en place, ni à abandonner ses collègues. Et elle devait trouver une raison pour expliquer son départ. Il allait falloir broder un joli mensonge…

Mais là, sur son banc, un peu d’introspection lui jetait l’évidence en pleine face : elle se mentait à elle-même. Inutile de le nier, elle traînait des pieds. Elle avait bien vu aussi ces nouvelles qui, additionnées les unes aux autres, n’auguraient rien de bon. À se demander quel sera le grain de sable qui grippera définitivement les rouages. Malgré tout, le déni est chose facile… Elle en prenait pleinement conscience.

Une moto arriva par un des angles de la place, fit le tour jusqu’à l’angle opposé. Tara la suivit machinalement des yeux.

La moto donna un coup de klaxon avant de disparaître.

— Bonjour la discrétion, murmura-t-elle, moitié souriant moitié soupirant.

— Hein ! Tu disais ?

Ah oui, Mylène était encore là.

— Je disais qu’il était temps que je retourne bosser. Tu viens prendre quelque chose ? dit-elle en se levant.

Mylène fit de même.

— Non, c’est gentil, mais moi aussi je ne vais pas tarder. Mes patients doivent m’attendre. Je repasserai, on aura plus de temps pour discuter.

— Oui, c’est cela, à la prochaine !

Elles se séparèrent.

Tara attrapa sa clé dans sa poche.

Je me demande si toutes ces maraudes, c’est pas plutôt du harcèlement. Elle est vraiment pressée de me savoir en sécurité auprès d’elle.

À cette pensée, elle rit dans sa tête.

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