5 – 1 Maintenant et pour toujours

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— Tara ?

Laisse-moi, j’ai mal.

— Tara ! Désolée, mais allez, réveille-toi… Tara !

Une main insistante lui tapotait la joue, un poing lui frottait le torse. Sueur, froid, chaleur se mêlaient sous la couverture râpeuse recouvrant son corps en coquille dans un lieu indéfinissable. Son nez sentait le skaï, sa joue du lisse et du grumeleux plastifié.

— Allez, réponds-moi !… Tara, serre ma main… allez ma vieille, si tu m’entends, serre !

Grognement. Un œil qui frissonne, s’entre-ouvre, contemple ces deux mains rouges sales entremêlées l’une à l’autre.

— Réveille-toi, allez, vas-y, serre !

— C’est bon, je suis là… Combien de fois je vais devoir… te le faire ?…

Voix rauque, desséchée.

Silence.

— Tu veux juste bien recommencer pour moi, ma chérie ?

— Là, c’est bon… T’es contente ? Alors lâche-moi un peu.

Silence. Encore.

— Au moins, elle râle… C’est bon signe, non ? dit un homme.

— Mmh… Tara, dis-moi juste si tu as encore ton téléphone.

Elle opina la tête avec peine, tenta de bouger, de se tortiller, ce qui lui arracha un nouveau râle de protestation incontrôlé.

— Dans… ma poche, dit-elle en tournant son visage du bon côté.

— Bouge-pas, je me permets.

Yahel fouilla sous la couverture, trouva ce qu’elle cherchait. Elle prit l’objet, l’éteignit, le laissa tomber au sol. Son du plastique percutant le béton. Son pied se souleva et vint fracasser l’objet, l’éclatant en petits morceaux volant en étoiles artificielles.

— On ne sait jamais.

Tara fit signe qu’elle comprenait.

— Yahel, faut qu’on bouge. Du monde arrive…

— Je sais !… Serre bien, elle pisse le sang. Et cale bien le tout, pas que ça bouge durant le voyage.

— Je fais ce que je peux.

Yahel rajusta la couverture sur elle, rabattit la capote du side-car.

— C’est bon, on repart !

À l’adresse de Tara.

— Patiente un peu, on s’éloigne encore et on trouve dans quelle planque ils pourront te soigner.

Elle replongea, à l’abri de la souffrance.

***

Elle revint à elle, malgré elle plutôt, réveillée par nombre de morsures provenant de son corps endolori. Trop. Sa tête lui faisait mal, un poids oppressant sur ce côté obstinément dans l’obscurité. Bruit de tissu déchiré. On la saisissait, la remuait, la pétrissait, la pressait par endroit, sensations humides à d’autres, odeurs de fer, goût du sang. Tara comprenait à ces sensations qu’on lui refaisait des bandages. Elle les entendait parler.

— Les salauds ! Un peu plus et ils lui sectionnaient la main !

— Chut, pas qu’elle t’entende ! T’es malin, toi… Et les nôtres, qu’est-ce qu’ils comprennent pas dans le mot urgence !

— T’énerve pas, ça sert à rien.

— Si, ça me soulage !

Elle réalisa qu’elle n’était plus dans le side-car. Elle sentit de l’air frais, une odeur d’humus, du dur pas très régulier, sûrement la terre sous elle, et en ouvrant un œil, à peine, car gênée par du tissu, elle entraperçut la nuit.

— Rince encore, faut éviter l’infection.

À nouveau la voix de Yahel.

— Au moins elle ne saigne plus. Mais merde, c’est pas bon d’attendre…

Barbe grise.

Sa tentative de soulever sa tête provoqua un élancement fusant à travers son crâne.

— Bouge, pas, reste calme…

Le visage de Yahel s’encadra dans son champ de vision.

— Je suis désolée, ma vieille, on a quelques soucis… On fait au plus vite…

Levant les yeux vers Barbe grise :

— Shoote-la, je ne veux pas la voir souffrir.

— Attention, si je lui en donne trop, elle risque le surdosage. Ou pire… Je suis pas spécialiste !

— Tant pis, je prends le risque.

S’adressant à un autre que Tara ne voyait pas :

— Alors ?

— Toujours rien. Soit ils ne répondent pas, soit ceux qui répondent nous signalent qu’ils sont saturés. D’ailleurs, ils réclament de l’aide.

Yahel eut un tic d’agacement.

— Bon… En effet, inutile de rester tous ici. Voyez avec eux et organisez-vous pour vous répartir en réponse aux besoins des uns et des autres. Nous deux, on reste là pour la veiller.

— Ok. Sorry chef !

Une fois qu’il se fut éloigné, elle secoua la tête, désemparée.

***

Tara émergea à nouveau.

— Allez, reviens parmi nous ! Il faut que tu boives encore un peu.

Un récipient contre ses lèvres, suivi de la fraîcheur d’une eau finalement bienvenue. Yahel la fit boire par petites gorgées en lui tenant la tête, avant de la reposer délicatement.

Tara vit le jour par sa paupière entrouverte. Du brun, du vert, des arbres, le bleu du ciel… Yahel était assise à côté d’elle, genoux relevés, un bras enfilé, disparu dans le side-car, l’autre…

— Je croyais que t’avais arrêté de fumer, coassa Tara.

— Ça ? J’en gardais juste pour les coups durs. T’as rien vu.

— Mmh… Prise en flag…

Son amie ne releva pas, libéra un panache de fumée vers le ciel.

— Je sais, ça prend un peu plus de temps que prévu…

Elle semblait gênée.

— En fait, on a été carrément dépassé ! Ça s’est mis à péter de partout, comme s’ils n’attendaient tous que ça. Tout est parti en vrille, à croire qu’ils sont tous devenus fous… Le feu aux poudres, tu parles !… Dans toutes les grandes villes, ça implose, impossible d’intervenir. Pour nous, c’est trop, beaucoup trop… Pas assez nombreux, pas assez prêts.

Silence.

— Bien reçu.

Barbe grise se rapprocha, un talkie contre l’oreille. Combien de temps avait-elle sombré ?

— Je lui annonce la bonne nouvelle. Merci !

Tara était attirée vers le sommeil. Il l’emportera loin des douleurs qui la taraudaient, entêtantes, cruelles.

— Ça y est, on a une adresse.

— Enfin ! Et lui, où est-il ?

— Il y est déjà, il nous attend là-bas.

Elle sentit qu’ils l’emportaient tous les deux pour la rasseoir dans l’engin.

— Tiens bon, on y est presque.

Le visage de Yahel disparut de son champ de vision. Nouveaux vrombissements de moteur, le clac de la capote qui se referme sur elle, et les voilà repartis.

Les heures suivantes furent encore plus confuses, les lieux qu’elle entraperçut, inconnus. Des sensations de piqûres, des odeurs d’éther et de sang, le frottement du reste de ses vêtements qu’on lui retirait, le bip régulier de machines… Une masse sur son visage, un masque, pensa-t-elle, puis le trou noir.

***

Nouveau réveil. Un peu différent cette fois-ci. Elle scruta les lieux, se demandant où elle pouvait bien être.

Le frottement des draps de coton sur sa peau. Parfum d’hôpital, mais dans un calme reposant. Les douleurs jouaient toujours les troubles fêtes, mais plus diffuses. Un poids pressait le côté de son visage, sur cet œil impossible à ouvrir, recouvert d’un large bandage entourant son crâne de travers.

Lumière blafarde au plafond, artificielle. Pas de fenêtre, juste deux portes, et des murs aussi clairs que les draps, nus, impersonnels, excepté une couverture en patchworks aux tons pastel, légèrement usée mais toujours efficace. Lit à barres métalliques rétractables, un boîtier à bouton à sa portée. À sa droite, un fauteuil bien vintage, style vieille Angleterre, au cuir brun usé par endroit, mais à l’apparence de confort sérieusement tentatrice. Un plaid en vrac, qu’un bras avait dû repousser avant de partir, y cachait avec peine un coussin fleuri comme grand-mère. Un petit meuble de rangement, lui aussi probablement de récup, complétait la pièce.

Elle bougea ses jambes et poussa sur ses pieds pour se redresser, mais le reste ne suivit pas. Son bras gauche resta désespérément mort, emmailloté dans des bandages et du plâtre, épaule inclue. Et à droite, posé sur un petit coussin, un énorme bandage entourait ce qui semblait une attelle, remontait jusqu’au coude, laissant à peine la place à une perfusion.

Elle plia le bras, souleva cet assemblage pour mieux voir, regarda ses doigts en dépassant, perplexe.

Allez, bouge, bouge… Mais bouge !

Rien.

Elle laissa retomber le tout sur son ventre. C’était lourd…

Une nouvelle tentative à gauche se solda par un échec encore plus effrayant.

Sa tête retomba lourdement sur l’oreiller. Résignée, épuisée, elle se laissa aller sur ce lit, se serait volontiers enfoncée dans son matelas.

Non…

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