6 – 1 Je t’ai regardé changer

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Des jours. Cela faisait des jours qu’elle détestait sa vie.

Le matin suivant la toilette améliorée de Belle voix, comme il l’avait prédit, deux soignants lui firent faire quelques pas. Ils ne dépassèrent pas l’intérieur de sa chambre. Ordre lui fut donné d’y rester, et en l’absence d’avis contraire, d’éviter de se lever seule.

— Entre l’infection et tout le sang que tu as perdu, tu es encore faible. C’est préférable.

Comme si c’était la seule raison. Cela allait être pratique pour pisser. Ou pire.

— Et Yahel, elle est où ?

— Elle est un peu occupée, sûrement partie en mission à l’heure qu’il est. Elle reviendra te voir dès qu’elle peut. En attendant, on est là pour toi. Appelle si tu as besoin.

C’était la dernière chose à lui dire. Elle ne croyait pas leurs arguments. Le temps s’écoulant entre repas, soins, changements des bandages, besoins naturels, repos, puis repas à nouveau, chaque moment lui rappelait sans cesse à quel point elle se retrouvait fragile, vulnérable, à la merci des uns et des autres. Pour chaque chose du quotidien, le fait de dépendre de leur bon vouloir l’exaspérait. Personne ne lui avait fait la moindre remarque, au contraire, tous aux petits soins. Belle voix lui raconta même une histoire pour faire passer le temps, alors qu’il était revenu lui faire sa toilette le lendemain matin, rejouant le jeu de l’invisible grâce à un linge chaud sur son visage. Moment très agréable, certes, probablement grâce à son habileté, son talent de soignant. Sans compter qu’il racontait très bien les histoires. Elle lui avait d’abord ri au nez, estimant que c’était pour les enfants, mais le son de sa voix avait eu le don de la détendre. Elle trouvait dommage qu’il ne revienne pas, car même sans compter ses mains inaptes à tourner des pages, un seul œil valide pour lire lui filait rapidement mal au crâne. Seuls les CD de livres lus l’avaient quelque peu sauvée.

Et pourtant…

Et pourtant elle n’oubliait pas les cicatrices dévoilées à chaque changement de pansements, ses membres désespérément immobiles, l’absence de douleur, mauvais augure ajouté. Au contraire, son œil disparu ne se gênait pas à jouer en tempo sans prévenir, quand il ne la lançait pas durant des heures.

Quelques jours plus tard, intriguée par un nouveau brouhaha lointain, elle trouva son prétexte pour partir à l’aventure. Ce fut en effet un peu dur de se lever seule, et tant pis pour le froid ou sa pudeur, dont elle avait effectivement fait une croix dessus. En effet, à cette heure, elle ne portait encore que cette vieille blouse d’hôpital, suffisant tant qu’elle restait sous sa couette. Elle se retrouvait pieds nus, les jambes à l’air, sans possibilité de prendre sa couverture ou de s’habiller, mais pas question de rester oisive. Il suffirait juste de raser les murs pour éviter de heurter les âmes sensibles. Le principal restait caché.

Elle ouvrit la porte de sa chambre. Le bruit ambiant s’intensifia. Précautionneusement, elle s’avança le long du couloir, démarche en crabe à ras des parois blanc gaufrées. Stratégie pour le moment efficace. Elle maudissait ces deux membres qui pendaient sans grâce de chaque côté. Elle déboucha sur un autre passage, plus large, débouchant sur une grande salle. Il y avait du monde. Beaucoup de monde. Debout, assis par terre, à côté, sur des sacs, des bagages improvisés, faits à la va-vite, donnant à l’ensemble une apparence de hall de gare, s’il n’y avait pas les brancards en plus, les blouses blanches arborant le caducée entremêlé au lion, passant de l’un à l’autre, ainsi que les abeilles distribuant vêtements et nourritures.

Elle haletait, les jambes tremblotantes, se disant qu’une épaule, pour s’accrocher, c’est pas aussi efficace qu’une bonne vieille main.

— C’est qui, la dame ?

— Oh mon… Qu’est-ce que vous faites là ? On vous avait dis de ne pas vous lever seule !

Avant la fin de sa phrase, la voix de la femme avait glissé dans un joli fondu au noir.

***


— Eh bien alors, à ce qu’on m’a dit, tu as voulu jouer les filles de l’air.

Belle voix, disparu depuis quelques jours, revenu comme si de rien n’était. Pas le seul à avoir disparu, mais au moins, en voilà un. Pas faute d’avoir eu un aperçu de ce qui devait retenir Yahel et tous les autres, rendant son impuissance encore plus pesante.

Il repoussa doucement avec ses doigts des cheveux venus titiller son visage, les replaça de chaque côté, les recoiffa. Elle l’ignora, resta les yeux clos. Elle n’avait de toute façon aucune envie, même pas la force de les ouvrir.

— En plus, il parait que tu refuses de manger, continua-t-il devant son absence de réponse. D’après ce que Yahel m’a raconté sur toi, ce n’est pas vraiment ton genre… Tu sais que tu gâches de la nourriture ?

Son métallique d’une cuillère cognant contre de la faïence, suivi d’un petit plouf humide.

— La gâchez pas avec moi, donnez-la à ceux qui en ont besoin. Vous avez d’autres bouches à nourrir. Inutile de me le cacher.

— Qu’est-ce qui te fait penser que ce serait du gâchis avec toi ?

— Dans cet état, je ne sers à rien. Je me demande même pourquoi autant de monde s’occupe de moi. Allez plutôt vous occuper d’eux.

— C’est ce que nous faisons, que crois-tu ? L’un n’empêche pas l’autre. Et… si je te suis bien, nous devrions délaisser les personnes estimées inutiles, c’est ça ? Donc, nous devrions aussi nous débarrasser des vieux, des impotents, des femmes enceintes, des enfants, des bébés et des handicapés.

— Je vois à quel niveau j’en suis réduite…

Silence.

— Mmoui, je reconnais, la comparaison n’est pas des plus judicieuses. Ce que j’essaie de te dire, c’est que ce n’est absolument pas notre politique. Un de nos objectifs est de protéger ceux qui en ont besoin.

Elle le coupa.

— Je ne veux pas être protégée. Je ne veux pas qu’on m’aide. Je ne suis pas une assistée. J’ai toujours été indépendante. Mais là, c’est terminé. Je ne veux pas…

— Calme-toi, dit-il doucement, presque chuchoté, alors qu’elle s’agitait en réprimant les maux que cela lui provoquait.

Chaque mouvement réveillait son œil absent qui adorait danser en rythme. Il n’avait pas compris qu’il n’était plus là. Son bras gauche pesait une tonne et la tirait de son côté, au point que dans ses cauchemars, il l’entraînait dans un gouffre sans fond, quand ce n’était pas le plâtre de sa main droite qui appuyait sur son ventre, se transformant en une entité issue du néant venue exprès l’agresser dans son sommeil. Elle préférait la version du petit dragon enroulé sur lui-même pour dormir, il était mignon celui-là, malgré une mâchoire proéminente et écailleuse peinant à cacher des canines déjà dignes de ce nom. Sans parler des irritations ou d’autres petits désagréments qui profitaient de la situation pour s’ajouter à la fête les uns derrière les autres.

Belle voix repositionna la couverture à ras de son cou, reformant son abri de chaleur.

— J’ai pourtant cru comprendre que tu devais te remettre, qu’il n’y avait rien de définitif à ton état.

— Ah oui, quand ? C’est pas le moment, il me semble. Laissez-moi donc partir, vous avez assez de boulot. Je le sais. Personne n’a rien voulu me dire, mais j’en ai bien eu un exemple.

— Ne t’occupe pas de tout ça. Comme tu le dis, on s’en charge. Et de toute manière, impossible, je ne peux pas te laisser faire. Il y en a une qui ne serait pas d’accord. Elle t’a confiée à nous. Et nous lui avons juré de nous occuper de toi… Je dirais même que, si jamais elle apprend ton état d’aujourd’hui, nos vies sont en péril…

Sa tentative d’humour tomba à plat.

— Regarde-moi… Ouvre les yeux, et regarde-moi, allez !

— Les yeux ? Très drôle. Franchement, tu t’enfonces.

— Excuse-moi, on sort parfois des expressions qui prennent un autre sens dans certaines circonstances… Dis-moi, qu’y a-t-il de mal à être aidé quand on en a besoin ?

Silence.

— Ça a été dur, hein ? Tu as vécu un sale truc.

Elle fronça les sourcils, ne comprenant pas où il voulait en venir.

— Attends voir ! Juste… Je vais… Un peu… Désinfecter tout cela…

Entre les silences de Belle voix, elle le sentit s’éloigner, revenir, pour sentir au final le contact d’un objet doux, froid et humide à la fois passer et repasser délicatement sur la paupière de son œil valide.

— Essaie de l’ouvrir, maintenant ?… Cela te pique ou te démange ?

Au milieu d’un flou pas très ragoûtant et derrière le bras de l’homme aux petits soins pour elle, ne cessant d’essuyer entre deux battements de cils pour l’aider, elle distingua une ombre qui ne pouvait être que celle de Belle voix. Il semblait avoir cette même peau aussi sombre qu’une terre riche promesse de fertilité que celui qu’elle surnommait Crinière. Mais impossible de distinguer son visage. La lumière trop vive l’empêchait de garder l’œil ouvert suffisamment longtemps pour faire le point. Elle déclara forfait. Mais de toute manière, la silhouette ne semblait pas correspondre. Crinière méritait son nom par la masse de dreads trônant librement sur son crâne.

— Ça sent la conjonctivite, constata-t-il… Je vais les prévenir en sortant d’ici, ils vont te soigner tout ça. Ne t’inquiète pas, il faut juste rester prudent avec l’œil qui te reste.

— C’est pas vrai ! s’exaspéra-t-elle. J’ai jamais eu ce genre de…

Elle se tut dans une respiration pesante, anéantie.

— Je vois… Ton corps parle pour toi, tu sais…

La chaleur de la paume de sa main sur son front, apaisante.

— Chut… Allez, détends-toi, juste un mauvais moment à passer. Tu t’en remettras, j’en suis sûr.

Elle soupira un grand coup. Le silence régna un moment. Étrangement, elle se sentit moins oppressée, comme si une tension s’atténuait, un poids disparu, alors que la main de Belle-voix pesait toujours sur sa tête.

— Tu as subi un choc, et maintenant, c’est le retour de bâton, le contre-coup de ce qui t’est arrivé. C’est normal. Tu n’as pas à t’en vouloir… C’est pour cela que tu ne dis rien à personne quand tu souffres ?

Elle savait pourquoi elle était dans cet état, et c’était plus à elle-même qu’elle faisait des reproches. Elle ne regrettait rien. Si c’était à refaire, elle foncerait de même. Et pourtant…

Et pourtant, elle haïssait son impuissance.

C’était déjà sa propre faiblesse qui expliquait son état. Et désormais, le sentiment d’être inutile… Non, pire ! Un poids mort, qu’il faut aider pour tout, pour se laver, s’habiller, manger.

— Je… Je ne pensais pas finir dans cet état. Pourquoi me faire souffrir comme ça ? Pourquoi ne pas me tuer tout de suite ?

— Et toi, c’était ton objectif ? Te faire tuer ? C’était vraiment ce que tu cherchais ?

— Ces enfoirés saccageaient ma boutique.

— Ah oui ? N’as-tu pas cherché à défendre ces gens ? À les protéger ? N’est-ce pas pour ça que tu n’as pas fui, que tu as préféré aller les affronter toute seule ?

— Ok… Je me doutais que Yahel ou un autre dragon était dans le coin. Je voulais gagner du temps, les occuper un peu, le temps que de l’aide arrive. Que quelqu’un vienne les sauver. Parce que comme je m’y attendais, pas un n’aurait bougé le petit doigt.

— Ils étaient sous la menace…

— Ils étaient au moins trois fois plus nombreux !

— Ils n’étaient pas armés.

— Et moi, je l’étais peut-être ? J’ai pris ce que j’avais sous la main. Pour se défendre, ils avaient des couverts, des couteaux, de la vaisselle à disposition, des bouteilles et des verres qui auraient fait de parfaits tessons. Et tout ça, ça peut faire mal. Au lieu de ça, au lieu de s’allier tous ensemble pour leur sauter dessus, ils se sont réfugiés sous les tables. Alors que je me faisais planter, ils sont restés planqués.

— Tout le monde n’a pas l’esprit combatif…

— Je ne l’ai pas plus qu’eux.

— Vraiment ? répondit-il d’un ton bien dubitatif.

À la manière dont le matelas s’enfonça, elle l’imagina assis à côté d’elle. Il soupira.

— Bon, laisse-moi au moins te donner à manger… En plus de te reposer, tu n’as que cela à faire, et tu verras. Un peu de patience. Je t’assure, tu peux croire en l’avenir, une solution finira par arriver. Et si ce n’est pour moi, fais-le pour elle…

Comment ne pas céder à tant d’optimisme et d’attention ? Et il avait touché juste, si Yahel revenait de l’enfer pour la retrouver agonisante… Non, Tara ne voulait la faire encore pleurer.

Elle le laissa lui donner la béquée, lui précisant tout de même que c’était vraiment parce que le porridge était amélioré pomme-chocolat. Et tout en la nourrissant, il lui raconta une histoire. Alors elle se laissa bercer.

— C’est l’histoire d’un petit garçon et de son petit frère. Tous les deux vivaient sur une île, dans une grande maison avec oncles et tantes, cousins et cousines, grands-pères et grands-mères, choyés par tous surtout par leur maman, une belle reine qui les aimait d’un amour inconditionnel, et qu’ils aimaient à l’infini. Tous les matins, le petit garçon prenait la main de son petit frère et ils se ruaient hors de la maison familiale, car la plage les attendait pour les embarquer dans de grandes aventures, en quête de nouveaux trésors. La première fois qu’ils apprirent à nager. La première fois qu’ils attrapèrent un crabe, leur combat contre les vagues éternelles. Et toutes ces aventures, l’aîné avait le plaisir de les raconter à leur père chaque fois qu’il rentrait…

Quelques phrases plus tard, il s’arrêta. Tara avait cessé d’ouvrir la bouche pour attendre la prochaine bouchée depuis un moment déjà. Sa respiration s’était faite plus profonde.

Le bruit de la porte qui s’ouvre. Une voix de femme.

— Mahdi ? Qu’est-ce que…

— Chht, fit-il tout doucement en montrant du doigt pourquoi. J’arrive.

— Ah… Bien, je vous laisse, dit cette dernière d’un ton perplexe en sortant.

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