13 – 1 Si pur, si rare

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Le temps s’était encore radouci le jour où Tara et Emma se préparèrent à partir. Elles purent prendre des rations d’eau, de nourriture, des duvets et un réchaud électrique, plus discret qu’un feu de bois.

— Tiens, une arme et des munitions supplémentaires. Et une trousse à pharmacie.

Tara remercia. Lorsqu’elle ouvrit la trousse, parmi les autres éléments habituels, elle y trouva une seringue et des fioles dont la couleur du contenu lui rappela quelque chose.

— Ah oui, ajouta Yahel quand elle vit Tara prendre une fiole pour la scruter à la lumière. Il m’a dit que c’était du tonifiant, à prendre en cas de coup dur, que tu comprendrais.

Tara rangea la fiole et se gratta la tête, ne sachant si elle devait en rire. Puis elle vérifia que personne ne pouvait les entendre.

— Désolée de t’imposer cela, mais promis, j’essaierais de dormir à des heures décentes. Je te demande juste… Je m’occupe d’Emma, et une fois que nous aurons retrouvé sa famille, ce que j’espère vraiment, j’irais jeter un œil. Pourrais-tu fermer l’écran à ce moment-là ? Je veux que personne ne regarde, ni toi, ni lui. S’il le faut, éloigne-le.

Yahel l’écouta, soupira, mais finit par accepter.

— C’est ton moment, ta propre vie. Cela ne regarde personne d’autre… Tu peux compter sur moi.

Et elles se mirent d’accord pour un signe qui permettait à Yahel de savoir quand couper la connexion. Elle ne devrait rallumer que quelques heures après. De toute façon, elle connaissait parfaitement la destination de Tara.

D’autres compagnons s’approchèrent pour lui souhaiter bonne chance avant leur départ. Barbe grise s’en retrouvait même tout penaud.

— Tu es sûre que tu veux pas que je vous emmène ?

— A trois sur une moto ? Pour que je voyage dans le panier ? Non merci, lui répondit-elle en riant.

Yahel chopa la tête de son amie entre ses mains et la pris front contre front.

— Sois prudente, et reviens, c’est un ordre !

Les autres appuyèrent cette ordonnance. Tara rit et montra son œil quand elle la libéra.

— Comme si je pouvais me cacher…

— Nous allons contourner la ville et marcher principalement de jour. C’est préférable.

— Il n’y a vraiment pas moyen d’y aller en voiture ?

— Emma, tu n’étais pas prévue au programme, tu sais. Éventuellement, on aurait pu en moto, mais on ne peut pas dire que je sois à l’aise au pilotage de ces engins. Le but est d’arriver entières.

Emma fit la grimace.

— Moi non plus. Même en passager.

— Dommage, tu loupes quelque chose. Et puis en voiture, si la route n’est pas dégagée, difficile de libérer la place seulement à deux… Ce n’est pas une course, nous adapterons notre rythme.

— N’empêche, on aurait été plus en sécurité dans un véhicule.

— Au fait, il y en a un pour toi.

Tara lui tendit une arme de poing. Mais Emma secoua les mains en signe de refus, effarée.

— Je ne me vois pas manipuler ces trucs-là.

Tara plissa les yeux, mais garda le silence et rangea l’engin. Puis elle se concentra sur la route, guettant tout ce qui pouvait se passer autour. Pour déstresser Emma, anxieuse à l’idée de voyager ainsi, très anxieuse, elle l’invita à parler de ses enfants. Cela eut pour avantage de détourner son attention.

Cela n’avait pas dû être facile pour elle d’arriver jusqu’ici. Tara préférait ne pas évoquer le sujet, ayant déjà compris que son mari était “tombé” en route. Emma lui en parlera si elle le souhaite. Sinon inutile de raviver les horreurs du passé.

Parler la détourna aussi de la fatigue, ce qui leur permit d’aller à une allure correcte. Elles traversèrent sans encombre des champs créant un étrange patchwork sur des kilomètres à la ronde, ravagés, brûlés, aux cultures arrachées, pillées, comme tout le reste. Au milieu, quelques animaux errant, paissant tranquillement, et des petites touches de vert qui s’annonçaient. Cela repoussait déjà, à la sauvage, la nature rappelant qu’elle n’avait nul besoin de l’humain. Il y eut bien parfois quelques ombres typiques, mais elles gardèrent leur distance. La confiance n’était plus la règle, pour personne.

Ce fut la pluie qui les obligea à s’arrêter. Tara étudia la zone, vérifia la route qu’elles s’apprêtaient à traverser, les amenant à passer par-dessus une autoroute un peu plus loin. Elle descendit dans le lit formé par la rivière de bitume. Rien à signaler dans les quelques véhicules abandonnés.

— On va aller sous ce pont, on y sera à l’abri. De toute façon il va bientôt faire nuit.

Tara préféra instaurer un tour de garde. Elle prit le premier tour, laissant quelques bonnes heures à Emma. De toute façon, dans la nuit noire, opaque, presque palpable sans la moindre lumière artificielle, Emma n’aurait pas pu contrôler grand-chose. Elle attendit le petit jour pour la réveiller, et elle retenta sa proposition de la veille.

— Il faut que je dorme un peu. Alors prends-la quand même. C’est dissuasif, et tu peux toujours tirer dans le vide, le bruit me réveillera.

Emma la pris par le manche du bout des doigts. Tara retint un soupir d’exaspération, prenant sur elle.

— Tu es sûre que ça ira pour toi ? Si tu sens que tu fatigues, viens me sonner, ok ?

Emma acquiesça. Et Tara s’enfila dans son duvet, se disant que pour le moment, elles avaient eu de la chance.

Un poids sur elle, pesant, pas agréable, gêna sa conscience. Voilà ce qui la réveilla. En émergeant, la couette trop lourde devint un corps remuant, gesticulant et fétide, trop pressant. Ses yeux ouverts lui montrèrent une face hilare, gueule hirsute, grotesque à la lumière du jour, essayant de lui bloquer les mains par-dessus la tête.

Elle comprit de quoi il en retournait.

— Bouge pas ! râla l’homme se démenant pour la débrailler par des gestes trop hâtifs, collant ensuite ses lèvres gluantes, sur son visage, lui imposant des bécots crasseux, se rapprochant de…

Ah non !

Cela acheva de la réveiller. Il récolta un bon coup de dent en prime.

— Shit man ! Tu peux pas utiliser ta main, comme tout le monde ?

Désespérant la quantité de prétendus humains civilisés qui tout à coup se retrouvèrent complètement désinhibés, libres d’assouvir leurs pulsions. Eh bien si celui-là voulait se la jouer comme ça, pourquoi se gêner…

Il avait tort de ne la tenir que d’une main. Elle libéra aisément les siennes, le chopa par les cheveux en grimaçant de dégoût, souleva sa tête geignante sous la douleur et l’effort vain de résistance, le tint loin d’elle, attrapa un couteau dans sa ceinture qu’elle avait laissée à côté d’elle. Il n’était même pas suffisamment malin pour avoir éloigné ça. Il le paya. La lame se planta dans son cou. Il eut l’air surpris.

Sans traîner, le cœur tapant encore en accéléré contre ses côtes, devant la probabilité qu’il ne soit pas seul, elle se dégagea, se releva, regarda tout autour d’elle, chercha Emma. Elle l’aperçut plus loin, assise contre la pile de pont. Elle comprit le scénario. Emma avait dû s’installer là pour mieux voir si quelqu’un approchait, jusqu’à ce qu’elle pique du nez. Du coup, l’enfoiré de service ne l’avait pas vue, heureusement. Mais elle était paralysée de peur. En tout cas, plus de panique, affaire terminée.

— Sorry, mais tu t’es pas attaqué à la bonne ! dit-elle au corps.

Emma se mit à courir vers elle, moitié pleurant, moitié criant.

— Je suis désolée… Ça va ?

Tara se doutait que sa tétanie n’était peut-être pas dû qu’à la lâcheté. Elle fit un geste de réconfort, utilisant sa seule main propre pour la poser sur son visage, se disant que c’était la chose appropriée à faire pour Emma.

— Et toi, ça va ? Il ne t’a pas fait de mal ?

Elle secoua la tête.

— J’ai eu si peur…

Tara avait guidé son agresseur dans sa chute pour qu’il finisse à côté d’elle, évitant au maximum la giclée fatidique au moment de retirer son arme. Cela limita les dégâts, mais elle se retrouvait tout de même avec son manchon spécial et sa veste poisseux de sang.

Répugnant !

Elle regarda ses vêtements souillés, perplexe, puis entreprit de les retirer. Elle entendit Emma pousser une exclamation de surprise effarée. Elle suspendit un instant son geste.

Merde ! Elle avait vu mon œil, mais n’a jamais eu l’occasion de voir grand-chose du reste…

Elle lui jeta un regard en biais.

— Ne me dis pas que c’est moi qui te fais peur maintenant ?

— Non, je…

— T’inquiètes, ça ne me fait plus mal depuis longtemps. Aide-moi plutôt à trouver de quoi laver tout ça.

Emma prit un moment pour observer en douce cette femme qu’elle avait connue. Ces choses recouvrant ses mains et son bras, cette carrure, ces muscles fins, ciselés, mis en valeur par le gilet de protection qu’il lui restait en dessous. Dans ses souvenirs, Tara n’était qu’une fille un peu paumée, prête à faire le premier boulot venu pour vivre, discrète, presque effacée, mais toujours un peu à l’écart des autres. Comme beaucoup d’autres jeunes femme de sa génération, d’ailleurs. Était-ce réellement la même femme ?

En grimpant sur la partie supérieure du pont, elles repérèrent une petite rivière à quelques mètres. Encore de la chance…

— Heureusement que le soleil est revenu, cela séchera en quelques heures, si tout va bien. En attendant, tu m’excuseras, mais je vais rester au chaud, assise dans mon duvet. Il fait encore un peu trop frais pour se balader en tenue d’été.

Tara lui expliqua tout cela d’un ton léger. Emma lui répondit par un pauvre sourire triste. C’était toujours mieux que rien.

— Profitons-en pour prendre un peu de repos par avance.

Au milieu de l’après-midi, elles décidèrent de repartir, histoire d’avancer un peu et de trouver un refuge plus “fermé” pour la nuit. Elles passèrent une zone industrielle vide, ne croisant que les squelettes de métal remplaçant les usines d’autrefois, des hangars abandonnés, des engins de chantier renversés, achevés, un panache de fumée noirâtre entouré d’étranges nuances au loin.

Elle reconnaissait le paysage. Elle se souvenait y être passé quelques fois, ce même environnement défilant devant ses yeux d’enfant installée à l’arrière d’une voiture sur le chemin du grand centre commercial. Les friches industrielles, qu’on les surnommait, les usines déjà fermées à l’époque justifiant le nom. Mais dans sa mémoire, cela grouillait de vie, des voitures, des camions, passant à tombeau ouvert, les bips de klaxon signalant la manœuvre d’un engin, l’immense grue soulevant des tonnes de pierres grises façonnées, la succession de feux dans les traversées de patelins permettant de profiter d’un instant de vie, ces hommes au gilet flash sortir tout sourire de la boulangerie du coin, le sachet de croissant à la main, ces ouvriers s’interpellant d’un trottoir à l’autre. Là, pas âme qui vive, les seuls êtres de chair et de sang qui osaient se montrer n’étant que les rats et des oiseaux, de petits passereaux n’hésitant plus à venir pépier tout près, à peine à quelques centimètres d’elles, comme un peu plus tôt dans la journée, alors qu’elles étaient assises, dégustant leur repas sur l’autoroute. Elle aperçut même des écureuils, s’amusant d’en voir de si intrépides en dehors de la forêt.

Elles débouchèrent près d’un hameau constitué de quelques maisons anciennes, d’autres plus modernes.

Tara fit signe à Emma de se taire.

— Pas mal… Je vais fouiller un peu les lieux, histoire d’être sûre. Reste là et tiens-toi juste prête. Couvre-moi si ça dégénère… Du moins, essaye.

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