14 – 1 Tu m’inspires tant de voies que je ne choisirai jamais d’emprunter

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Une heure plus tard, la morosité des nuages finit par se confirmer par une pluie continue. Ajouté à ça le vent cinglant, agressant la moindre surface de peau à l’air libre, et très vite, la marche se transforma en corvée. Tara devait sans cesse s’arrêter pour attendre sur Emma. Par dépit, elle se mit en recherche d’un abri. Elles se réfugièrent dans une ancienne cellule commerciale proche de la route, y furent tranquilles un moment, jusqu’à ce que deux types aussi trempés qu’elles fassent leur apparition. Les premiers instants, ils exprimèrent leur joie de tomber sur deux femmes, mais d’une façon qui ne plut pas à Tara. Elle attendit leur approche debout, main sur son bâton, guettant leurs réactions. Tête penchée, elle les écouta parler entre eux, puis s’adresser à elles.

Elle ferma les yeux, hilare devant la poésie qu’ils utilisèrent, puis les rouvrit. Face à son regard noir contrastant avec son sourire, ils ne purent s’empêcher d’en rajouter, sûrs de leur coup. Elle fonça alors pour les rejoindre, toujours riante, mais cette fois-ci bâton à la main. Elle voulait au moins leur laisser quelques souvenirs de leur rencontre.

Ils n’eurent ni les moyens ni le courage de beaucoup contre-attaquer. Ils préférèrent détaler.

Profitant d’une accalmie, elles reprirent leur chemin. Un pâle soleil, peinant à traverser les nuages, réchauffa tout de même quelque peu l’atmosphère. Les mèches éparses de Tara cessèrent de coller à la peau de son visage.

Elle perçut des mouvements dans les hautes herbes d’une colline qu’elles contournaient. Des taches de couleur différentes qui venaient vers elles. Vite.

Des grondements, des halètements…

— Attention, Lassie et compagnie veulent nous tester en casse-croûte…

— Hein ?

— On en a déjà croisé, des meutes de ce genre.

Elle reprit son bâton, position agrandie pour les tenir éloigner. La meute avait dû les repérer, car ils ne ralentirent pas en arrivant sur elles. Elle tenta d’abord de les dissuader en cognant les premiers attaquants. Elle eut beau y aller sérieusement, ils étaient déterminés. Alors elle sortit les lames.

Droite, gauche, reviens, fauches, plantes ! Elle en élimina deux d’un coup. Les pauvres bêtes, probablement affamées, devenues folles à l’odeur du sang, se ruèrent sur leurs compagnons tombés au combat. Elle ordonna à Emma de reculer, sans courir ni leur tourner le dos, tout en l’entraînant dans son propre geste. Sa voix dut réveiller l’attention d’un des molosses qui se retourna vers elles, gueule ensanglantée. Il voulut tenter à nouveau d’atteindre ce plat principal qui devait lui sembler plus goûteux. Elle le cueillit au bout de son bâton transformé en lance.

— Désolée, mon vieux…

Elles attendirent d’avoir atteint quelques dizaines de mètres pour courir. Emma déclara forfait la première.

— Ok, allons voir là-dedans pour une pause.

Tara, elle-même bien essoufflée, apprécia de trouver une maison isolée, et vide, pour s’y réfugier un moment. Elles laissèrent leurs sacs tomber au sol et se posèrent un moment, le temps laisser leur souffle revenir à un rythme normal. Elle sortit les gourdes et l’incita à boire, ce qu’Emma trouva plus que bienvenue.

— C’était trop tranquille au début, on se rattrape ! dit Tara en souriant.

— Tu trouves ça drôle ?

— Mmm, j’avoue que la meute de chien, je ne m’y attendais pas. Avant, ils restaient plus près des habitations.

Elle prit un moment pour vérifier qu’elle n’avait pas été mordue. Puis, après un en-cas bien mérité, elles repartirent. La journée continua sur le même ton. Une folle furieuse qui guettait à sa fenêtre. L’œil de Tara ne dut pas lui plaire, car elle sortit un fusil, visa et tira.

— Va-t’en, suppôt de Satan !

— Ouh là ! Pauvre femme…

Elle saisit la main d’Emma et la fit courir à nouveau un petit moment, le temps de s’éloigner à bonne distance.

La pluie, encore, se remit de la partie. Elles choisirent ce qui se présenta de plus proche, l’auvent d’une boutique. Tara força l’entrée. Elle y dérangea une famille y ayant trouvé refuge. Le père la menaçait d’un couteau de cuisine, le regard noir.

— Désolée, on cherchait juste un abri, on ne restera pas.

Il fit un pas en avant, sa seule communication consistant en un geste brusque de la main tenant le couteau pour lui faire peur. Il tentait de faire barrière de son corps pour protéger ce qui devait être sa femme et son enfant. Elle préféra ne pas insister et ressortit, mains levées.

— Tu préfères avancer sous la pluie ou te poser là dans le froid ? demanda-t-elle à Emma, une fois la porte refermée.

Pour toute réponse, elle se laissa glisser contre le mur, jusqu’à finir tête sur les genoux, les bras autour.

— Dans cinq minutes, tu vas le regretter.

Elle lui laissa tout de même un moment avant d’insister.

— Emma, il faut bouger. Nous aurons plus chaud.

Les quelques kilomètres suivant en parurent des centaines, le crachin glacé aussi usant pour les nerfs que pour le corps. Elles trouvèrent un endroit à peu près sûr et s’y installèrent. Tara veilla toute la nuit.

Une meute à nouveau. D’hommes, cette fois-ci.

J’aurais préféré une meute de chien. Là c’est pire, bien pire.

Tara s’était décidée à traverser ce petit bras de ville, simple banlieue écartée, loin du centre et de ses turpitudes, en temps normal citée dortoir sans histoire. Le risque des quelques villages avait bien payé jusqu’ici, la preuve étant qu’elles étaient encore là. Cette petite diagonale leur épargnant quelques heures de marche, cela devrait aller. Mais c’est là qu’elle entendit leurs voix, alors que tout lui avait semblé désert jusqu’ici, pas même un frémissement de rideau. De là où ils étaient, ils ne pouvaient avoir perçu leur présence. Elle fit signe à Emma de garder le silence et de rester tapie derrière une voiture abandonnée. Elle lui laissa son sac, avança avec précaution, rasant les murs. Elle voulait juste voir leur nombre, ce qui permettrait de décider s’il valait mieux contourner l’obstacle ou à nouveau faire un peu d’exercice.

Comme elle le craignait, elles étaient bonnes pour rallonger leur route. Un groupe aussi important, qui plus est uniquement composé d’hommes, cela ne pouvait rien présager de bon. Elle fit marche arrière, rejoignit Emma et secoua la tête à son encontre tout en remettant son sac en bandoulière.

Elles reprirent leur chemin en sens inverse, mais ne firent que quelques pas avant de tomber sur un type sortant d’un immeuble. Ils furent surpris autant l’un que l’autre.

Merde, j’ai manqué de prudence.

Le type se reprit.

— Oh mais qui voilà ? Vous allez quelque part, mesdames ? Je peux peut-être vous aider ?

Le ton qu’il utilisait sentait la merde à plein nez.

— Mmm, non, c’est bon. Merci, ça ira.

— He he, rit-il. Les gars ! Vous…

Elle lui coupa le sifflet, lui plantant le couteau qu’elle avait saisi dans sa ceinture. Mais elle se doutait que c’était déjà trop tard. Elle ne laissa pas le temps de respirer à Emma.

— Viens !

Elle détestait avoir raison. Ce n’est pas ceux qu’elle avait vu plus loin qui arrivèrent, pas encore. Ce fut d’autres, sortant des bâtiments d’en face.

Pas bon, pas bon, pas bon !

Tant pis pour le bruit, et pas le choix face au nombre. Les autres étaient sûrement déjà être en route. Elle prit son arme à feu, visa et tira. Elle réussit à avoir tout le petit groupe avant qu’ils parviennent jusqu’à elles. De la chance qu’ils ne fussent pas armés. L’effet de surprise, sûrement.

Les autres apparurent, le groupe le plus nombreux. Ils couraient vite.

Vraiment pas bon !

— Emma, tu vas me prendre ce putain de flingue.

Elle lui fourra de force dans les mains le pistolet qu’il lui restait, le sien étant quasi déchargé.

— Non…

— Tu veux revoir tes enfants ? Alors fais-le ! Dès que tu sens une occasion, tire !

Tara la fixa en lui disant cela, l’obligeant à réagir. Puis elle les entraîna le plus loin possible, stoppa en comprenant la fuite inutile, contre le mur d’un immeuble pour au moins éviter une attaque dans le dos, oubliant l’idée de chercher un intérieur, de crainte d’y trouver d’autres ennemis. Elle obligea Emma à enlever son sac, qu’elle jeta sur le côté avec le sien pour ne pas être gênée.

Il y en a une qui doit bondir devant son écran, se dit-elle.

La meute s’arrêta à quelques mètres d’elles. Au passage, ils avaient saisi de quoi faire mal. L’un d’eux prit l’initiative de parler. Peut-être leur chef.

— Allons… Ce serait dommage de vous amocher, mesdames.

Deux autres allèrent voir le sort des premiers.

— Merde ! Elles leur ont bien tiré dessus.

— Ts ts ts, ce n’est pas bien cela ! dit-il d’un air faussement navré. Il va falloir que vous nous suiviez bien gentiment pour qu’on règle ça.

Tara se tenait prête, attentive à leurs moindres gestes, gardant Emma derrière elle. Elle arbora un sourire féroce.

— Désolée, pas envie.

— J’en suis désolé également.

Il fit un pas, deux, trois, et accéléra. Elle le cueillit, suivant un autre à gauche qui avait démarré avec un temps de retard, puis un troisième. Cela ne les calmant pas, elle sortit les lames à chaque extrémité de son bâton. Elle devait leur faire encore plus mal, en neutraliser un maximum, et le plus rapidement possible.

La curée s’intensifia. Elle attaqua.

Arme, envoie, cercle, bloque, pousse, frappe… En haut, en bas… Pare, gauche, droite, esquive, protège… Elle s’inquiéta, ne parvenant pas à voir l’issue du combat, commençant à en encaisser un peu trop à son goût et n’en voyant pas assez tomber ou reculer sans revenir.

— Bon sang, tire ! rugit-elle envers Emma.

— Je peux pas, je vais te tirer dessus !

— M’en fout, tire !

Au premier bruit de détonation, Tara se replia sur elle-même, se tassant au maximum vers le sol. Elle vit avec soulagement l’un d’eux s’écrouler, puis un deuxième. Mais un autre à sa droite prenait de l’élan avec un tuyau métallique, sur le point de la frapper. Elle bloqua, encaissa le choc, consolida sa position avec un genou à terre, le métal raclant contre le bouclier de son bras créé par Marc.

Le son de clics dans le vide annonça la fin de la trêve relative. Elle frappa pour se débarrasser de l’obstacle de droite, se redressa, puis frappa encore, encore et encore, assenant coup sur coup sans discontinuer, partout où elle pouvait les atteindre, tentant de les écarter d’elle.

Vas-y ! Fauche, tranche, frappe, plante… Ne lâche pas !

Ses vêtements se déchiraient peu à peu, là où le métal rencontrait le métal. Les vibrations de ces chocs se répandaient jusqu’à ses os.

— Mais qu’est-ce que tu es, toi ?

Tara sourit

Allez, amuse-moi avec tes remarques stupides.

Elle fixa celui qui avait parlé.

Glisse, engage.

Désolé mon vieux, je viens de me rappeler que si j’abîme un peu trop ce corps, il y en a un qui ne va pas être content. Et il ne sera pas le seul. J’ai fait une promesse.

Son adversaire s’écroula. Encore un qui ne se relèvera pas, mais d’autres si.

Continue, engage, frappe, glisse, pare, pare encore, et frappe, en haut, frappe, derrière… allez, allez ! Allez !

Son corps la brûlait, lui envoyant de plus en plus de signaux d’alerte. Le gilet ne la protégeait pas vraiment des coups. Il n’était pas fait pour cela. Au moins, ils avaient l’indicible honneur de ne pas l’attaquer tous en même temps, mais c’était surtout pour ne pas se gêner les uns les autres. Pour elle, c’était sans fin.

Elle dut reculer encore, sentit Emma derrière elle.

— Restes derrière moi ! Couches-t… Han !

Un mauvais coup.

Non, ne tombe pas… Si tu chutes, c’est foutu.

Difficile déjà de se couvrir soi-même, mais en plus, elle devait la protéger elle. Si elle tombait, le sort d’Emma était scellé.

Le vrombissement d’un moteur. Cela approchait… À sa gauche, de là où elles venaient.

Ami ou ennemi ?

Sa vision se brouillait progressivement sous la fatigue. Son regard ne perçut que tardivement le véhicule accélérant, fonçant droit sur eux. Cela eut pour effet d’éloigner un peu ses assaillants, certains s’éparpillant, volée de moineaux de mauvais augure en fuite, d’autres voulant faire face. Mais le pick-up rugissant fut plus fort qu’eux.

Tara avait encore reculée, s’accrochant à son bâton, lames rentrées, pointe au sol, pour ne pas s’écrouler. Un de ses genoux céda malgré tout. L’engin passa en furie, la frôlant à un mètre à peine, juste une vague bleue fusant dans son champ de vision, les cris d’Emma derrière. Elle profita de ce répit salvateur pour tenter de retrouver son souffle, peinant à aligner deux pensées.

Oh, la putain de chance !

Coup de frein et pneus raclant le bitume sur sa droite, puis gémissement du moteur en recul. L’engin stoppa face à elles-deux. La portière du côté passager s’ouvrit.

Erwan.

Alors c’est ça qu’il cachait dans son garage ! Je vois.

— Montez !

Tara ne réfléchit pas. Dans un nouvel élan d’énergie, elle interpella Emma en rangeant son bâton dans son harnais, lui choppa la main et l’entraîna à sa suite dans le véhicule. Erwan démarra en trombe, en fauchant encore un qui était persuadé que cela allait les arrêter.

— Bon sang, c’est ce qui s’appelle tomber à pique. Ça va toutes les deux ?

Tara hocha la tête, encore trop essoufflée pour parler. Et oui, c’est sûr, elle était du même avis. Elle avait été prévenue que c’était risqué, et elle l’avait eu, son test. Elle redoutait juste une chose : les retombées qui font suite à l’euphorie du combat. Elle s’attendait, vu l’intensité, à quelques conséquences douloureuses. Mais si ce n’était que cela… Après tout, elles étaient en vie.

— On va rouler un moment, histoire de mettre une bonne distance entre eux et nous. Puis nous nous arrêterons.

Elle pensa à boire, se sentant desséchée au point de tousser un peu en voulant s’humidifier la bouche avec sa propre salive. Elle se redressa.

— Merde, les sacs !

Il percuta son problème. Il indiqua à Emma de regarder dans la boite à gant. Elle y trouva une bouteille d’eau qu’elle offrit à Tara. Elle en but progressivement, gorgée par gorgée. L’eau lui fit du bien, autant pour la désaltérer que pour rafraîchir son corps en feu. Puis elle rendit la bouteille et se laissa aller contre le siège. Elle ferma les yeux. Juste quelques minutes, se dit-elle. Une obscurité multicolore envahit son cerveau.

Le silence s’était installé dans l’habitacle. Erwan avait ralenti l’allure, devant y aller prudemment sur les routes encombrées.

Quelque chose n’allait pas dans la respiration d’Emma. Trop saccadée. Tara fit l’effort de rouvrir les yeux et de tourner la tête vers elle. Elle comprit en voyant l’arme sur ses genoux, ses épaules relevées, comme pour se replier sur elle-même.

C’était la première fois. Et cette première fois où l’on met fin à une vie, même si c’était pour protéger la sienne, c’est toujours un choc que chacun absorbe plus ou moins bien. Emma aussi redescendait en pression, et le choc était rude.

Tara tenta de lui apporter un peu de douceur pour amortir. Elle lui caressa les cheveux, lui replaçant une mèche derrière l’oreille pour lui dégager le visage. Des larmes coulaient de ses yeux, évacuant le trop-plein. Elle regarda Tara qui lui plaqua gentiment la main sur son visage et son crâne, ses doigts s’emmêlant dans les cheveux. Elle lui dit doucement :

— Tu as fait ce qu’il fallait… Merci.

Emma se calma, finit par hocher la tête. Tara put alors la lâcher et se laisser à nouveau aller.

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