23 – 1 C’est ici que ça commence

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Elle n’entendit pas tout de suite Simon l’appeler. Elle s’était assise près du feu, emmitouflée dans ce grand manteau en fourrure, presque une cape l’enveloppant entièrement, dernière création de ses amis restés au refuge au milieu de la forêt. Ils l’avaient faite avec les peaux conservées des chasses auxquelles elle avait participé. Ils avaient tenu à lui offrir un cadeau en remerciement de tout ce qu’elle avait fait lors d’une mission au retour quelque peu chaotique deux ans auparavant, n’hésitant pas à donner de sa personne. Ils le lui avaient apporté alors qu’elle était encore alitée, convalescence surveillée dans la chambre de Mahdi au village. Il avait transmis des consignes pour qu’elle en profite durant son absence, elle ou qui que ce soit d’autre si elle la refusait. Et ce manteau lui avait bien servi lors de longs voyages dans des régions froides ou en hiver. Ce soir, en dessous, elle portait aussi son grand châle. Elle ne le lui avait jamais rendu.

Aujourd’hui encore, ils étaient sur le chemin du retour, traversant d’autres paysages, prêts à rentrer. Elle profitait du calme de la soirée pour écouter un peu de musique avec cet appareil qu’elle avait trouvé un jour. C’était sur le corps d’une femme ayant l’air de s’être paisiblement endormie. Impossible de dire ce qui l’avait entraîné dans la mort. Elle lui avait pris son casque, l’avait mis sur ses oreilles pour entendre le dernier morceau écouté, comme si elle allait y trouver la réponse. Étonnamment, l’appareil fonctionnait encore. Elle avait entendu cette musique à la fois douce et apaisante, nostalgique et tendre, la voix de l’interprète ajoutant un complément capable de vriller le cœur, par instant. Elle avait laissé aller tout le morceau, puis quand le suivant arriva, elle avait bondi.

Wow !

C’était puissant. D’une puissance désespérée, enragée, sauvage… Et pourtant toujours le même groupe.

Elle avait remercié silencieusement cette âme libérée lui ayant permis de découvrir ces artistes qu’elle ne connaissait pas, alors que c’était pile dans le genre qu’elle affectionnait. Des sons d’avant, qui prouvaient qu’il n’y avait pas que du mauvais dans ce monde, même si certains n’y auraient entendu que du bruit. Et cela faisait tellement longtemps qu’elle n’en avait pas entendue.

Ce jour-là, elle avait laissé le reste de la mémoire de l’appareil défiler. Et avec un peu du bricolage de Marc, elle l’avait encore en sa possession.

— Tara ?

— Mmh ?

Elle enleva son casque.

— J’ai un message à te transmettre. C’était lui. Il m’a dit de te dire qu’il avait besoin de toi, et il m’a indiqué où nous devions le retrouver. Je vais te résumer, tu vas comprendre.

Elle haussa les sourcils.

— C’est à l’ouest.

Son casque tomba de ses mains. Elle se redressa, comme au ralenti, sans le quitter du regard. Un vent glacé vint agiter ses cheveux.

Silence.

— Je m’attendais à plus de réaction, dit-il comme déçu.

— Cela fait si longtemps… J’avoue que je ne sais si je dois me réjouir ou s’il faut en pleurer.

Ils remballèrent le camp tôt le lendemain matin, quittèrent leur itinéraire de départ en direction du lieu de rendez-vous. Ils mirent plus d’une journée et demie pour arriver. La nuit achevait de tomber, torches et lumières artificielles se côtoyant pour illuminer l’endroit. Un peu fourbue par toute cette route en moto, même si ces nouveaux modèles au moteur plus silencieux étaient tout aussi confortables, elle tenait tout de même à aller à la rencontre des premiers arrivés. Quoique premiers n’était peut-être pas le terme approprié. Et vu les réactions de ses compagnons à la descente des motos ou des camions, elle n’était pas la seule à le penser.

— On est les derniers, ou quoi ? Ils sont combien, à votre avis ?

Elle cessa d’observer à la ronde pour voir leurs visages.

— Bien plus que tu ne peux voir, répondit-elle à Mathilde. Je ne sais si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle mais… vous avez tous l’air surpris. Même toi, Simon. Il ne t’a rien dit ?

— Il n’a pas été franchement précis. Mais vraisemblablement, ça pue.

Jamais depuis toutes ces années elle n’avait vu un rassemblement de dragons d’une telle ampleur. Sans compter les autres corporations, combien étaient-ils au final ? Des milliers ? Elle n’avait qu’un souvenir d’une chose comparable. Mais cette vision était bien plus jouissive. Quoique… C’était le fruit d’années d’organisations, le résultat d’un réseau toujours plus grand, toujours plus prospère, mais peut-être pas encore si sécurisé que cela. Et la question la plus importante : qu’est-ce qui a poussé à un tel regroupement ? En restait-il au moins dans les communautés ?

Pendant des années, au fil du temps, Tara était partie toujours plus loin, son unité restant parfois de long mois sans rentrer, obligeant le groupe à s’organiser au fur et à mesure. Mahdi ne pouvant pas les suivre aussi longtemps à chaque fois, certains des leurs, dont Simon, s’étaient initiés à la diplomatie, à la négociation, à être un transmetteur du message du roi. Au final, l’équipe de Tara avait continué son rôle d’éclaireur, allant observer la situation des lieux à explorer afin de dégrossir le passage, rencontrant en premier de potentiels nouveaux candidats. Et Mahdi finissait par passer voir les nouveaux volontaires, mais plus tard, priorisant ceux qui avaient besoin d’ultimes arguments de persuasion.

Mais les interventions des dragons se faisaient plus rares. Le temps avait passé, et plus que jamais, les survivants de l’après, où qu’ils aillent, s’étaient stabilisés d’une manière ou d’une autre et aspiraient à la paix.

Et surtout, depuis deux ans, Mahdi avait disparu des radars. Du moins, elle avait toujours pris cela comme le discours officiel de ses compagnons.

Elle alla saluer nombre de compagnons d’autres unités, dont John, fier comme un paon de faire partie des vétérans. Même Yahel était là. Des semaines qu’elles ne s’étaient vues. Depuis que Mahdi jouait aux abonnés absents, cumulé au changement dans sa vie personnelle, sa présence au village de manière plus permanente était devenue une évidence, les villageois ne cessant de la réclamer. Pourtant, il lui avait fallu du temps pour l’accepter. Mahdi avait eu raison quand il affirmait que le réseau s’en sortirait sans lui. Tara avait dû prouver à son ange gardien qu’il en serait de même pour elle. En compromis, quand elle en avait le temps, Yahel assurait sa mission devant les écrans, mais à distance, l’expression prenant tout son sens, les images relayées en direct depuis leur petit camion jusqu’au village.

Les deux amies prirent un instant pour se retrouver. Yahel lui prit la tête entre les mains, colla son front contre le sien.

— Ça va ? Pas trop galère toutes ces responsabilités ? la taquina Tara. Et la vie à deux… Avec toi, je le plains ! Pauvre Marc…

— Tu me dis ça à chaque fois. Tu verras qu’il est aussi heureux que moi. Avoue que c’est parce que je te manque.

Tara rit un instant, puis reprit son sérieux.

— C’est si grave que ça ?

— On pense que oui, et on attend encore du monde. Tu vas comprendre.

Il l’attendait.

Elle hocha la tête à son encontre en signe de respect, tout en constatant les premières mèches blanches qui se confirmaient dans sa crinière.

— Viens. Emmène aussi Simon et quelques autres compagnons. Je dois te montrer quelque chose.

Ils marchèrent un moment pour atteindre leur objectif. Malgré la faible luminosité, Tara ne put que constater le spectacle de désolation dans ce qui avait dû être un camp. Elle balaya plusieurs fois la scène du regard, se rapprochant davantage pour donner du sens aux restes d’un chaos indescriptible.

— Des gens se sont battus ici… Des explosions…

Elle se rapprocha de quelques corps éparpillés là, reconnut leurs sigles.

— Ce sont les nôtres…

— Oui, c’est ce que nous craignions, lui répondit Mahdi. Après la coupure de la connexion vidéo que nous avions en permanence avec eux, nous avons cessé d’avoir de leurs nouvelles.

— Je me demande la faute à qui. C’est eux, n’est-ce pas ?

— Il y a de fortes chances. Yahel, montre-nous ce que leurs caméras ont enregistré.

Alors qu’il prononçait ces mots, elle s’était encore avancée. À la vue d’autres corps cachés par ce qui n’était plus désormais que le squelette calciné d’un camion, elle fit signe à Mahdi de se rapprocher. Il vint l’éclairer.

— Inutile, j’ai déjà la réponse.

Elle s’abaissa et quand elle se releva, elle tenait un morceau de tissu noir dans la main.

— Même du groupe de défense, ils ne se sont pas laissé faire. Ce sont bien des dragons.

En effet, ils trouvèrent presque autant de morts de l’un que de l’autre camp. Yahel leur montra les dernières images enregistrées, qui ne firent que confirmer leurs premières conclusions.

Tara ne regarda pas la vidéo. Elle avait continué à arpenter la scène en silence. Mahdi se rapprocha.

— J’avoue que je m’attendais à te voir exulter.

Elle tourna son visage vers lui, insondable.

— Tu m’avais prévenu, ajouta-t-il.

— Vous vous êtes donné le mot, avec Simon. Je n’ai donc pas le droit de m’assagir avec l’âge, ironisa-t-elle, esquissant un sourire sans joie.

Une tentative d’alléger l’atmosphère, alors qu’elle-même se dépêtrait dans un état de sidération, anesthésiant ses réactions. Depuis quand n’avait-elle vue une telle boucherie ?

— Ils ont mis quoi… six ou sept ans ? Mahdi, je ne peux pas dire que tu avais tort.

— Mmh. Il est vrai que le simple fait d’éviter des territoires où nous étions susceptibles de les croiser a calmé les choses. C’était une telle escalade de violence… Mais je ne t’apprends rien.

— Inutile de relancer le débat, en effet. Sache qu’avec le temps et l’expérience, j’ai pris conscience quelle folie cela aurait été. J’en aurais payé un lourd tribut, et je n’aurais pas été la seule. Mais je crains que de leur côté, ils ne se soient d’autant mieux préparés tout ce temps. Cela risque d’être pire. Bien pire. C’est pour cela que je ne voulais pas attendre… Mais de toute manière, nous allons bientôt le savoir. Je me trompe ?

Ils continuèrent à parcourir les lieux. Elle entra dans une des petites maisons servant de logement pour les gardes de longue durée. Elle se figea sur place.

— Qu’est-ce que c’est que…

Yahel, arrivée derrière Mahdi.

Tara s’efforça de se rapprocher de ce qui n’était plus qu’un tas de chair sanguinolent sur une chaise. Des marques sur le corps, restes de coups, de brûlures. Mais le pire : la pauvre âme était ligotée, les mains liées dans le dos.

Elle avança sa main, ferma les paupières de ces yeux vides, rivés vers le ciel, resta fixée un instant ou une éternité sur cette figure livide, crispée de souffrance et de terreur à jamais.

Enfin, elle se tourna vers ses compagnons, leur présentant un visage aux yeux clos, prenant une profonde inspiration, mais d’un souffle instable, comme si elle tremblait de l’intérieur. Puis ses paupières s’ouvrirent, révélant un regard noir et dur qui ne leur était pas destiné, et dans lequel flottait une ombre supplémentaire.

— Tara, ça va ?

Chère Yahel, qui me connaît si bien.

Elle regardait le roi lorsqu’elle répondit.

— Excuse-moi. Je viens juste de réaliser une chose. Ce n’est pas de la mort dont j’ai peur. C’est du passage…

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