29 – 1 Je préfère être ta victime

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— Tu pues.

— La faute à qui ?

Car voilà ce que c’était, la torture. C’était moche, c’était laid, c’était sale. Ça puait le fer, le sang, la pisse, la merde, la sueur, le vomi. C’était le froid, la chair brûlée, meurtrie, la bave, la bile, les râles et les cris, tout ce que le corps humain peut produire, et tout ce que des esprits malsains trouvaient à faire subir à un autre.

Son état lui inspira un nouveau jeu, sûrement lassé de jouer avec son bâton électrique. Ils la décrochèrent sur son ordre, la larguèrent un peu plus loin contre un mur. Bruits indéfinissables jusqu’à ce qu’elle ressente, alors qu’elle venait d’en reconnaître le son, le choc glacé d’un jet d’eau. Puissant, imparable, il la projeta, la plaqua contre le mur. Elle eut beau lutter contre cette mâchoire anesthésiante, à en oublier d’épargner ses jambes, elle se retrouvait immanquablement bringuebalée en tous sens.

Entendre ses propres cris plaintifs pendant leurs rires…

Le jet stoppa.

Transie, glacée jusqu’aux os, grelottant de tout son corps, elle se relâcha, le museau affalé contre le sol, front appuyé contre le mur. C’est là que ses lèvres entrèrent en contact avec l’eau.

Mais comment puis-je faire ça ? Comment en suis-je arrivé à embrasser et lécher le sol pour ne serait-ce que quelques gouttes de ce liquide… oh combien si précieux et salvateur ?

Misérable… Comment peux-tu tomber aussi bas !

Ses pas et son rire derrière. Pourvu qu’il ne l’ait pas vu.

Un linge en tissu éponge atterrit sur son épaule.

— Enlève ce pantalon. Il ne sert plus à rien maintenant. Dégueulasse et trempé comme il est, cela va te faire plus de mal qu’autre chose.

Oh, la blague ! Il se croit drôle, peut-être.

— Et essuie-toi.

Non, mais…

Elle essaya tout de même, tentant d’attraper la serviette en utilisant sa main droite comme crochet.

— Tu te fous de moi ? Allez, bouge !

Il saisit son bras gauche, faisant chanter la chaîne, la souleva et la tira un peu, avant de la libérer. Son bras retomba, inerte.

— Hein ?

Il le reprit, plaçant sa main dans la sienne.

— Serre !… Allez, serre aussi fort que je te serre.

Elle essaya, vraiment, mais à peine un frémissement sur un des doigts.

— Ça te servait donc à ça ? C’est donc ça le fameux soldat au dragon ? Sans tes artifices et tes armes, tu n’es plus rien !

— Tu crois vraiment que… j’ai fait ça pour le fun ?

Elle déglutit.

— Si je le pouvais, je t’aurais broyé la main.

— Mmh, on va voir si c’est pareil pour la sensibilité…

Il s’éloigna. Elle tenta de faire de même.

— Reste là, dit-il en la saisissant par le poignet, l’entrave venant appuyer sur sa main, la maintenant cruellement droite.

Quand une pointe pénétra sous l’ongle de son index, elle serra les dents en grognant sérieusement.

— Ah, ça marche encore.

Il continua sur chacun de ses doigts, laissant bien sûr chaque pique planté à sa place. Il s’amusa même à en mettre plusieurs sous le même ongle, à tester sur le dos de la main et plus haut. Mais elle ne lui offrit pas de réaction plus forte. Elle prit sur elle, essayant de ne pas trop se tortiller.

L’enfoiré, ça fait mal, tout de même.

— Mouais, moyen… Et l’autre ?

Il titilla, tira une des tiges de sa main droite, rare reste du mécanisme reliant un doigt à l’articulation et au nerf, ce qui provoqua un léger mouvement, plus un tremblement. Alors il y alla.

Oh, merde !

Plus intense, plus concentré. Elle en fut surprise elle-même.

Il rit quand elle se cabra en criant.

— Ah, c’est mieux.

Et un doigt, deux doigts, trois, quatre, le pouce, lui arrachant à chaque fois un autre cri. Le sang chaud coula entre ses doigts. Du sang sur ses mains, elle en avait eu. Mais elle avait fait en sorte d’éviter au maximum que ce soit son propre sang toutes ces années, pas toujours avec succès.

Il joua avec elle, jusqu’à ce qu’elle finisse la main poisseuse et tremblotante. Et cette souffrance qui ne s’arrêtait pas.

Allez, c’est bon, t’as assez joué. Enlève-les !

Mais cela l’amusait trop de voir son visage crispé et grimaçant.

— On dirait que tu as envie de mordre.

Elle en râla de rage.

Il la tira encore un peu plus loin, la raccrocha juste par la main droite. Pas très haut, à une hauteur où elle aurait pu se tenir à genou. Il put continuer ainsi tout à son aise, ajoutant d’autres piques sous ses ongles, sur ses doigts, s’étalant sur la surface restante, et au-delà, en faisant tournoyer certaines. Mais cette fois-ci, il reprit bien sa litanie de questions entre chaque assaut.

— Vas-y, parle !

— Dis-moi où ils sont ?

— Combien ?

— Allez, fais-le et j’arrête.

— Tu vas parler, oui ?

Elle n’eut pas froid longtemps à ce rythme, se retrouvant le corps, la tête et les cheveux dégoulinant autant d’eau que de sueur et de sang.

Elle s’était jurée de tenir encore toute cette journée, mais là ! Elle avait mal, encore mal, toujours mal, encore et toujours plus. Ça ne s’arrêtait pas. Même concentré sur une partie de son corps, elle admettait elle-même l’efficacité de la méthode. Et chaque fois qu’elle essayait de se débattre ou de fuir, bougeant par réflexe, c’étaient ses jambes qui criaient. Sa main gauche, restée pendante avec ses nouveaux attributs, devenait à la fois un poids mort et une source supplémentaire de souffrance.

Comment réussit-elle à ne pas crier pitié ?

Un temps, elle embrassa sa douleur, se concentra dessus pour l’analyser, l’absorber, en faire sienne, l’intégrer à sa haine. À la longue, derrière ses yeux prisonniers, le monde prit des teintes et des formes étranges. Elle savait que ce n’était pas bon signe, le résultat de la fatigue, l’usure. Les hallucinations reprirent. Le roi flattait son dos. Ou n’était-ce pas plutôt celui du dragon ?

— Je l’aime bien, entendit-elle sa belle-voix lui dire. Il t’aide… Même s’il te mine, te dévore, te possède, il t’aide.

Elle en rit intérieurement, de joie et d’ironie à la fois.

Quand il se décida à libérer sa main, Sa tête lourde, pesante, l’entraîna vers le sol. Elle glissa lamentablement, jusqu’à se retrouver face contre terre. Front appuyé au sol, elle luttait pour retrouver une respiration plus calme. Ses mains crispées, tétanisées par la souffrance, tremblaient sans cesse. Elle sentait la nausée approcher.

Je ne peux pas… Il faut que ça cesse… N’importe quoi, trouve !

— Non, non, non ! Je te vois venir. Pas question que tu les enlèves avec tes dents.

Il repoussa sa tête avec son pied, calant le bout contre son front, gentiment, comme on le fait pour un chien.

— Ne bouge pas, je te surveille. Et tu n’auras qu’à m’appeler si tu veux que ça s’arrête. À toi de décider.

Et il rejoignit les autres à une table remplie de victuailles.

Elle perdit la notion du temps.

Je ne peux pas, je ne peux plus… Je ne vais plus tenir longtemps.

Mahdi lui flatta encore le dos.

Elle sourit. Un sourire de haine et de rage.

Très bien, n’importe quoi. Cela ne sert à rien, mais très bien, puisque tu y tiens…

Elle banda toute l’énergie qui lui restait, ses muscles, suant, rampant, bavant, écrasant la douleur, avec une idée en tête : s’éloigner le plus possible de leurs voix.

De combien a-t-elle avancé avant qu’un pied vienne écraser la plaie de sa jambe droite, insistant bien pour la faire crier et couler son sang ?

— Il a dit non.

Sous l’onde de choc, son corps entier se tendit vers l’avant. De son œil mort s’écoula encore des larmes ensanglantées.

— On passe à la suite.

Relâchée, puis saisie par un pied, tirée en arrière. Bruit de tissu déchiré, le peu qui restait du pantalon, des lambeaux poisseux de crasse, de merde et de sang s’évanouissant de ses jambes engourdies.

Pointe rouge passant sous l’ongle du pied. Corps tétanisé.

— Parle.

Encore.

— Parle !

Et encore.

— Parle !!

Et encore, et encore.

Ils la retournèrent sans ménagement, continuèrent allègrement, la maintenant pour la soumettre complètement. Liquide chaud, suintant, rouge sûrement, glissant de ses pieds, puis de ses jambes. Ses genoux hurlèrent.

Se rappela-t-elle ce jour dans cet engin volant ?

Mahdi ? Je vais mourir aujourd’hui ?

Son visage à l’envers lui souriant. Pas de réponse.

Mahdi, parle-moi de ton pays.

Avait-il mis ses mains contre ses joues ?

Et il lui parla, l’aida à se rappeler, à se perdre entre le sable, la mer et le ciel.

Mahdi, j’ai mal, si mal… Je ne veux plus avoir mal.

Elle mit ses deux mains sur son visage, comme pour cacher sa souffrance. Ses mains comme elle ne les voyait plus, même en rêve, vierges de toute armature de métal, immaculées, pleines de vie. Il les lui prit gentiment, les lui écarta en douceur, posa sa main sur son front, sa grande main si chaude.

— Concentre-toi sur moi, concentre-toi sur ma voix. Parle avec moi, pas avec lui. Ignore-le. Oublie-le. Oublie la douleur.

Belle voix…

Elle ferma les yeux à demi, parla avec lui, des jours, des heures, une éternité.

— Elle ne réagit même plus. On n’en tirera plus rien pour le moment.

Son visage saisit par une main, une voix vociférant.

— Je sais que tu es encore là. Parle !

Un murmure en réponse.

— Crève.

On la traîna, paillasse contre son dos, chaînes froides sur son corps.

Mahdi, tu crois qu’ils sont à l’abri ?

Il lui sourit.

— Tu es forte. Repose-toi.

Mahdi, réponds-moi !

Humidité sur les croûtes de ses lèvres, dans sa gorge. Des doigts massant son cou pour lui faire avaler. Son corps ou elle refusa, recracha.

— Ça ne va pas, elle n’a même pas réagit quand j’ai enlevé les clous.

— Tant pis, on l’emmène quand même. Il attend déjà.

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