35 – J’ai vu mon horreur

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Littéralement assommée, comme à chaque fois après ce traitement, à son réveil, elle s’était retrouvée installée à l’ombre de l’auvent sur la terrasse réservée à l’hôpital, à ras de la promenade, face à la mer. Une cruche d’eau et un en-cas abrité sous une cloche l’attendaient. Rien d’exceptionnel. On l’y installait presque tous les jours, et chaque fois elle en profitait pour faire une sieste mémorable, exténuée par ses nuits agitées et ses séances de rééducation. Elle resta donc là, à contempler l’étendue d’eau, écoutant les sons qu’elle émettait en allant et venant au gré des courants, les mouettes et les goélands au loin.

Au bout d’un moment, d’autres sons. Des voix, des rires d’enfants, des appels, des bruits de pas, de course, de jeux, des sifflements et des exclamations provenant de la promenade et de la plage. Probablement des habitants de l’île ou des familles venues visiter leurs malades. Elle se mêlait peu aux malades, préférant rester au calme dans sa chambre, ne les croisant que pour certains soins.

Des malades. Ces femmes n’aimaient pas trop ce terme. Patients, résidents, convalescents, protégés… Elles pouvaient leur donner tous les noms qu’elles voulaient, ils n’étaient que des passagers échoués là, des corps fatigués, usés, abîmés, brisés…

Assez, taisez-vous !

Elle voulut s’en éloigner. Le fauteuil et ses béquilles l’attendaient à côté d’elle.

Elle dégagea la fine étole recouvrant ses épaules, protégeant sa peau ravagée du soleil, la couverture sur ses jambes. Elle se leva en grimaçant, se cala dans le fauteuil, attrapa les béquilles, démarra, cherchant à s’éloigner de ces bruits de vie ordinaire. Et elle roula, poussant de ses bras les roues du fauteuil, suivant la promenade, à l’opposé de tout, jusqu’à ce que le ponton se termine, que le fauteuil ne puisse plus rouler, bloqué par le sable. Alors, elle attrapa ses béquilles, se leva et marcha. Même grognant, suant, dents serrées, elle marcha, marcha encore, avançant toujours plus loin, sans chercher à savoir où elle allait ni où cela menait.

Elle ne regarda jamais en arrière.

Elle continua à avancer, atteignit le bout de la longue plage, passa l’avancée de terre la clôturant pour arriver sur une autre plage, celle-ci un peu moins longue, encadrée par une avancée rocheuse de faible hauteur. Cela bougeait de l’autre côté. Des gens s’affairaient au loin. Elle haussa les épaules, se disant qu’elle les dépasserait en les ignorant. Elle ne leur accorda pas plus d’attention. Son regard fut attiré par quelque chose.

Au pied de la roche, à ras de la plage, une étrange installation.

Elle essuya la sueur sur son front et, intriguée, elle se décida finalement à aller voir.

Elle s’en rapprocha. À chaque pas, elle sentait ce vide, ce poids noir, s’éveiller en elle, peser, remuer plus sauvagement.

Sur la roche était gravée une énorme tête de lion. Un lion fixant éternellement la mer.

Elle le connaissait bien, ce sigle. Elle l’avait arboré, pendu à son cou, au centre de son pendentif, durant des années. Ce lion normalement entouré par le dragon… Il avait l’air bien seul.

En dessous, au milieu de plantes, de fleurs sauvages et d’objets de bric et de broc, le portrait d’un autre lion regardait la mer. Pas le symbole, le vrai. Sur ce portrait, sa crinière, encore entièrement noire encadrait son visage rayonnant.

“Une plage, la mer, le bruit du ressac… On dirait mon pays”.

L’odeur de plante de cette crème, reconnaissable entre toutes… Ces gestes sur son corps…

Un flot d’images envahit sa mémoire.

Et alors que ses yeux se fermèrent, ses jambes cédèrent, ne supportant plus ce poids.

Non… Ce n’est pas… Ne me dis pas que… Pourquoi ici ?

Elle rouvrit les paupières, croisa son regard, le regard de son roi.

— Mahdi… Cesse donc de te moquer de moi… dit-elle d’une voix enrouée.

Sa gorge lui fit mal.

Elle préféra retourner dans l’obscurité de son âme. Et elle resta là, ses jambes gémissant sourdement repliées sous elle, bras ballants, le reste du corps droit, enveloppé par le léger vent marin.

— Ça y est, tu l’as trouvé ?

Une voix. Adama.

Elle leva le visage dans sa direction, la contempla descendre des escaliers cachés dans la paroi rocheuse, pas à pas, gracieuse dans sa longue robe rouge sculptant son corps élancé au gré du vent, fière, noble, radieuse, belle reine.

Adama s’approcha, s’arrêta entre le mémorial et Tara.

— Il est beau, n’est-ce pas ?

Au début impassible, Tara commença à froncer les sourcils, la regardant, revint vers lui, puis sur elle en écarquillant les yeux.

Son pays, ce chien qui… ressemble ?

“Daddy !”

“Tu connais ces gestes… c’est lui que tu cherches ?”

— Tu es… C’est ton…

Adama hocha la tête.

— Oui, il était le père de mes enfants.

Son poids lui pesa tellement… Elle dut s’abaisser, haletante, une main sur le cœur.

— Allons donc, qu’est-ce qui t’arrive ?

— Pourquoi ? … Pourquoi ici ?… Pourquoi vous ?… Pourquoi me soignez-vous alors que…

Les questions se bousculaient, les mots peinaient à sortir.

— Alors que quoi ?

Tara fixait le sable.

— C’est lui qui devrait être ici, pas moi… Et il n’y est pas parce que j’ai échoué.

— Échoué ?

— Oui. J’aurais dû combattre jusqu’à ma mort pour le protéger. C’est lui qui devrait être là, avec vous, pas moi… J’étais son arme.

— Mmh… Moi, une arme, je l’utilise pour attaquer. Pour me protéger, je prends un bouclier. Est-ce qu’il t’a demandé d’être son bouclier ? Non. Alors… Où est donc cette combattante intrépide et impitoyable dont il m’a tant parlé ? Où est cette femme dont il m’a vanté les mérites, qui se ruait dans la bataille sans avoir peur de rien, même pas de la mort ? Où est-elle ? Où est le dragon ? Je ne vois devant moi qu’un petit oisillon tremblant et apeuré, recroquevillé à mes pieds.

Adama lui avait assené ces paroles en la toisant de toute sa hauteur. Mais Tara avait levé vers elle un regard brûlant.

— Ah, Je préfère ça. Elle est encore bien là.

Ce regard s’éteignit.

— Non. Elle n’est pas là. Elle ne peut être là. Elle est encore là-bas à tuer et trancher des vies, et elle est resté là-bas, aveuglée, enchaînée, affamée, humiliée, déchirée, brûlée, agonisante… Le dragon n’est plus, ils l’ont tué.

— Et pourtant tu respires encore. Tu es là, en vie, parmi nous.

— Et pourtant je suis morte là-bas. Je suis morte plusieurs fois, et jamais je n’aurais dû revenir. Respirer, c’est une chose, vivre, c’en est une autre. Elle… Elle n’aurait pas dû.

— Qui ?

— Yahel, répondit-elle sombrement. C’est elle qui est venue me chercher, n’est-ce pas ?… Elle n’aurait jamais dû, c’était un ordre.

— Et à ton avis, pourquoi est-elle allée te sauver ? Pourquoi a-t-elle pris ce risque ? Cet ordre, qui venait de toi au départ, il me semble, elle l’aurait respecté, si elle n’en avait pas reçu un autre. Elle savait pertinemment que c’était ton choix, et pourtant…

Tara s’était redressée, interloquée.

— À qui devait-elle impérativement obéir ? continua Adama. À qui on ne peut résister ? Qui pouvait donner un ordre surpassant le sien, sinon lui-même ?

— Lui ?… Pourquoi ? S’il avait su…

— S’il avait su quoi ?… Ce que tu allais subir ? Ou qu’il allait mourir ?

— Il n’aurait pas dû être là. Il devait être à l’arrière. Il devait fuir avec les autres, pas mourir avec eux, avec nous tous.

— Et pourtant… Nous ne saurons jamais, dit Adama, soupirant d’un air triste. Pardon, je suis bien cruelle. Nous avons eu le temps de faire notre deuil, mais pour toi, c’est comme si tout était arrivé hier…

Elle s’abaissa face à Tara.

— Sache qu’il n’a probablement pas dû voir venir sa mort.

Tara la regarda sans comprendre, puis elle se rappela du moment où leurs ennemis avaient brandi sa tête. Ses yeux étaient clos alors, et son visage… Elle n’avait pu y faire attention sur le moment, mais il semblait si paisible.

— Elle est donc bien là, mon erreur, j’ai fait de lui ma f…

Elle garda pour elle le dernier mot, soupira en fermant les yeux. Encore un foutu choix qui a défini sa vie. Qu’en aurait-il été si elle en avait fait un autre, si elle avait rampé vers son arme plutôt que de vouloir sauver un mort ? Qu’en aurait-il été s’il n’était pas déjà mort, si lui aussi avait été capturé ?

Et me tuer plutôt que de les laisser m’attraper, avec mon arrogance, je n’y ai même pas pensé. Au moins, j’aurai été libre bien plus tôt.

— Je ne peux m’empêcher de penser… C’est bien égoïste de ma part.

— Tara, dit Adama en la prenant par les épaules, lui parlant plus doucement. Personne ne t’en voudra. C’est toi qui as souffert, toi qui as tout encaissé, tout subit. Tu as tenu le plus longtemps possible pour protéger ceux qui étaient restés, pour protéger les tiens. Tu as tenu bon, et même plus. Et tu les as sauvés eux… Tara, tu ne peux pas sauver tout le monde. Et maintenant, pense à toi. Ils t’ont broyée, brisée, détruite, utilise tous les termes que tu veux, et pourtant je te le dis, tu es toujours là. Ta mort, cela signifierait que tu les auras laissés gagner. Est-ce ce que tu souhaites ?

— Non. Mais… À quoi bon ?

— Tu dis qu’ils t’ont tué plusieurs fois, mais à chaque fois, tu es revenue. Et quand on t’a récupéré, quand ton cœur s’arrêtait, il repartait. On ne te donnait pas une journée… Tu t’es accrochée à la vie. Alors cesse de réclamer la mort, tu te contredis.

Tout en lui parlant, elle la secouait gentiment. Elle lui laissa un temps, le temps de méditer ces paroles.

Pas de réponse.

— Vivre après ce qui t’es arrivé, je n’ose imaginer ce que c’est. Te dire que d’autres sont passé par là, ont surmonté cela, ne t’aidera pas. Tu devras apprendre à vivre avec, ainsi qu’avec le souvenir de tes compagnons. Avec son souvenir. Ce qui te hante aujourd’hui, c’est la culpabilité du survivant. Mais je crois en toi, je suis sûre que, d’une manière ou d’une autre, tu t’en remettras. Tu es déjà sur la bonne voie. Regarde le chemin que tu viens de faire, pour quelqu’un aux portes de la mort.

Tara tourna la tête, et vit. Elle vit à quelle distance était l’hôpital. Elle ne put s’empêcher de penser à lui, qu’il l’aurait sermonnée pour avoir trop forcé. Elle allait sûrement le payer.

— Mais… Pourquoi voulait-il que je revienne ? Si c’était pour continuer le combat, hélas…

— Peut-être, je ne sais pas. Si c’est le cas, sache qu’il y a d’autres formes de combats. Lui seul avait la réponse. Je me dis que… Il devait tenir à toi, tu ne crois pas ? Et sinon, à toi de trouver ton chemin. En attendant, prends le temps. Prends le temps de te reconstruire, de te retrouver. Tu es chez toi ici. Laisse-toi le temps. Un jour, une évidence t’apparaîtra.

Silence.

— Et si on rentrait, dit Adama en l’invitant à se relever.

Elle enfonça ses mains dans le sable, appuya pour s’aider, mais comme elle s’y attendait…

— Euh… Je crois que là tout de suite, ça ne va pas être possible.

Voyant l’air surpris d’Adama, elle expliqua, se tournant avec un pauvre sourire vers son point de départ, invisible d’ici.

— Je n’avais pas pensé au retour…

Adama regarda Tara, remarqua enfin son état, en sueur, les bras tremblants sous l’effort.

— Je vois… Élie ! Interpella-t-elle soudainement en direction de l’autre bout de la plage, là où se trouvaient toutes ces personnes affairées à elle ne saurait dire quoi. Élie, Viens m’aider !

Un jeune homme, élancé, visage rieur, des yeux lui rappelant quelque chose, arriva en courant, suivi par un chien.

— Aide-moi à la relever, mon grand.

Tara passa ses bras autour de leurs épaules, ferma les yeux, serra les dents pour supporter la douleur le temps qu’ils la relèvent. Un coup d’œil sur son chien qui les encadrait en aboyant, puis elle se concentra sur le jeune homme. Elle retira un instant son bras d’Adama pour caresser le visage bien tangible du jeune homme.

— Bonjour Tara… Je sais, j’ai un peu grandi, lui dit-il en souriant.

— Élie, dit-elle tout simplement.

— Content de voir que tu vas mieux !

Le regard de Tara les quitta un instant, se perdit.

— Cela fait donc tant d’années que… murmura-t-elle.

Ils la soutinrent, le temps de monter les escaliers menant à la route au-dessus de la plage. Ils la posèrent assise sur un rocher surplombant la plage, à l’ombre des arbres. Puis Élie siffla son chien.

— Va chercher Aïssatou, lui dit-il, et le chien partit avec dans la gueule la béquille que son maître lui avait donné.

En attendant l’arrivée de Fatima et Aïssatou, essoufflées, avec le fauteuil, guidées par le chien, Élie avait interpellé d’autres personnes sur la plage, des gens qu’il semblait bien connaître, pour qu’ils lui apportent de l’eau. Elle en but avec délice, alors qu’Élie l’en aspergea pour la rafraîchir.

— Ma doudou, tu es là ! On t’a cherchée partout.

Tara lui adressa un petit sourire d’un air repentant.

— Désolée Aïssatou, si je t’ai fait peur.

— Tara ?… Mais… Tu p…

Adama, qui aidait Tara à s’asseoir, l’interrompit du regard en mettant discrètement un doigt sur sa bouche.

Chut…

Tara fut surprise lorsque Aïssatou la prit un instant dans ses bras, contre son corps aussi généreux que son âme, avant de venir derrière elle pour pousser son fauteuil.

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