43 – On a tellement d’espoir en nous

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Un œil encore enfoui dans l’oreiller, son œil artificiel s’ouvrit, identifia cet être hybride à deux têtes que formait leur couple. Yahel couchée sur le côté, bien calée contre lui, en bonne position pour avoir un œil sur elle. Marc, rivé contre son dos, jouait les binômes, sa tête surélevée sur sa main accoudée.

Deux anges rien que pour moi. Mahdi, je n’ai plus besoin de toi.

Quoique…

Je sais, ce n’est pas beau de se mentir. Ton absence…

Mon corps et mon âme ont été ravagés, salis, souillés par tout ce qui m’est arrivé. Ils en sont marqués à jamais. Toi seul aurais pu peut-être atténuer les effets de mon calvaire. Ton fantôme, ton souvenir a voulu m’en épargner une partie, mais cela me menait en enfer chaque nuit. Désormais, mes nuits sont libres. Mon sommeil est devenu mon unique refuge. Le jour, je survis, craignant de céder à la folie, de perdre mon esprit à chaque instant, à chaque geste à mon encontre. Je ne dois penser qu’à mon objectif. Il m’en détourne. Mon objectif, mon but du jeu, c’est ce qui me sauve.

Car voilà une autre conséquence. Elle qui avait tant progressé, qui avait appris avec le temps tous ces petits gestes affectueux, ces marques de tendresse que par ignorance, des traces anciennes gravées au plus profond de son esprit les avaient présentés comme des futilités, si ce n’était des agressions, elle avait plus que régressé, ne supportant même plus la moindre caresse sur la joue sans frémir. Encore une chose à réapprendre, au risque d’imploser. À chaque fois, il lui fallait un temps, le temps d’une inspiration, qu’elle fasse confiance autant en ses souvenirs qu’en ses proches pour assurer le contrôle. D’ailleurs, rien qu’avec ces deux-là, comment ne pas fondre ? Leur présence à elle-seule était un baume pour l’âme.

Elle rigolait intérieurement de leur position, la candeur qui en ressortait.

— Voilà que j’en ai deux qui veillent sur mon sommeil, maintenant ! Vous allez me lâcher, oui ?

Ses yeux sourirent pour elle.

— Laisse-nous profiter de la vision de notre enfant dormant paisiblement.

Les paroles de son amie la touchèrent quelque part. C’était triste. La vie lui avait accordé un cadeau en Marc, mais par la suite, elle leur avait toujours refusé la genèse d’une vie à protéger et à guider.

Elle remua dans sa couche en lâchant un faux soupir fâché, se redressa vers la lumière du jour filtrant par les vitres du van. Marc allégea encore l’atmosphère.

— Et encore, si tu savais ! Le nombre de fois où je l’ai empêchée de venir la nuit dans ta chambre.

Tara ne régit pas. Il ne valait mieux pas. Il était préférable d’éviter tout risque d’éventer le secret entre eux-deux. Elle qui s’était jurée un jour de ne plus donner à Yahel de raison de pleurer, ni même de s’inquiéter, combien de fois avait-elle failli à ce serment ? Inutile d’en rajouter.

Elle sortit de sa couverture, s’avança à quatre pattes vers le pare-brise.

— On y est ?

— Oui, on a passé la frontière cette nuit, pendant que tu dormais. Mais par ici, c’est comme s’il n’y en avait déjà plus, de frontière.

— Excusez-moi si je dors autant… Je ne sais pas ce qui m’arrive.

— C’est que tu as un sacré quota de sommeil à rattraper !

Elle n’arrivait pas à en rire. Pas si faux, mais pas que. Pour Yahel, c’était des mois et des mois de sommeil chaotique à récupérer. Si elle savait…

Elle contemplait ce paysage. Des vallons, de l’herbe, des arbres, des terres en friche, abandonnées, comme il pourrait y en avoir partout sur cette terre. Rien de bien différent dans ce pays que finalement elle n’avait jamais vu. Ce pays qui, pour elle était une frontière se transformant en champs de bataille, où seuls régnaient les tirs, le feu, les explosions, les vies tranchées, fauchées. Ce pays qui signifiait souffrance, douleur, torture, calvaire, chairs meurtries, broyées, corps et âme brisés. Ce paisible décor lui semblait si irréel.

Bien entendu, là où résidaient des humains, ce fut différent. Leur escale suivante, dans une des villes récemment libérée, prouvait que ce pays portait bien lui aussi les stigmates de cette guerre. Des champs brûlés, la terre en vrac. Des bâtiments éventrés, écroulés, en miette. Des abris de fortune. Des carcasses d’engins. Des gens errant, hagards. D’autres allant à leur rencontre pour leur apporter leur aide…

Elle avait observé tout cela d’une des petites vitres de l’arrière. Pour sortir, elle avait enfilé de longs vêtements, des gants, tout ce qui pouvait la rendre neutre, inconnue. Elle préféra attendre d’être à l’intérieur, hors de vue, uniquement au milieu des siens pour se dévoiler. Cette fois-ci, les retrouvailles se firent progressivement, et tout se passa bien. Elle réussit à gérer. Même si c’était une des seules à ne pas porter de sigle, elle retrouvait une ambiance, une atmosphère qu’elle connaissait, avec des personnes avec qui elle se sentait bien.

— Tu n’as pas pu t’en empêcher, hein ? râla Simon, plus désolé que fâché.

— C’est un peu plus compliqué que cela. Je t’expliquerais. Je vous expliquerais à tous.

Mahdi, ton œuvre s’effrite par endroit, mais ici, elle continue de progresser.

Elle en eut la preuve. En attendant de réunir tout le monde, ils lui firent visiter une autre partie de cette ville, où la reconstruction avait débuté, et où la population se réorganisait. Ils s’arrêtèrent un instant dans un parc attenant à un petit manoir. Des enfants y jouaient. Ils furent rappelés par le son d’une petite cloche.

— Une école ?

— Non, un orphelinat. Certains de ces enfants avaient déjà perdus leurs parents avant notre arrivée, disparus on ignore comment. Ils étaient livrés à eux-mêmes, errant dans les rues. D’autres, c’est le résultat des guérillas…

Voilà que je ne sais plus ce que je veux. Je n’ai qu’une envie, c’est d’aller aider mes compagnons au combat, incapable de m’imaginer faire autre chose. Mais quand je vois tous ces enfants… Et ce n’est pas la première fois. Des dommages collatéraux ? Combien en faut-il encore ?

Ils reprirent leur chemin. Tara remarqua deux adultes à la porte du manoir appelant un enfant qui ne se montrait pas. Élie lui donna un coup de coude discret, lui faisant signe de regarder à côté d’eux, à l’opposé de la maisonnée.

Une petite silhouette aux cheveux en bataille s’était faufilée, marchait avec eux, l’air de rien, tout en s’efforçant de rester invisible aux yeux de ceux qui la cherchaient. Yahel avait dû la repérer aussi, car lorsqu’ils furent interpellés, elle arrangea sa propre position dans le groupe, invitant l’enfant la guidant pour en faire de même. Amusés, ils jouèrent tous le jeu.

— Vous l’avez vue ? demanda une dame en émoi après leur avoir décrit l’objet de leur recherche.

— Non, désolée, leur répondit Yahel.

— C’est pas vrai ! Quel petit démon. Où a-t-elle encore bien pu passer ?

Et la personne repartit poursuivre ses recherches. La mine renfrognée de l’enfant se détendit un peu.

— Allez, viens, on te ramènera tout à l’heure, lui dit Élie lorsqu’ils furent sûrs que plus personne ne faisait attention à eux.

La petite furie s’arrêta net, croisa les bras, la mine encore plus boudeuse. Elle pesta.

— C’est toujours la même chose ! Je t’ai dit que je ne voulais pas rester avec eux. Ils m’ennuient… Et puis d’abord, c’est qui ceux-là ? Je ne vous ai jamais vu.

Cette enfant d’environ sept ou huit ans lorgnait ces trois adultes d’un air suspicieux, les toisant de sa petite taille. Élie la rassura.

— Ce sont de grands amis à moi. Ils vont te plaire.

Tara n’avait pas besoin de son œil artificiel, caché pour le moment sous un simulacre de bandages, pour comprendre que Yahel se retenait de pleurer de rire.

— Viens avec nous, je te les présenterais.

Elle les fixa l’un après l’autre, se rapprocha de Tara, mains sur les hanches, mine suspicieuse. Puis elle obtempéra, les suivit, au départ sans changer d’humeur. Yahel tenta d’échanger quelques mots avec ce petit tempérament.

Simon râla en les voyant approcher.

— Encore elle ? Ce n’est pas la première fois qu’elle s’incruste chez nous, expliqua-t-il. Elle espère qu’un jour, on l’emmènera loin d’ici.

Tara observa cette petite fille au regard sauvage et affirmé, en pleine conversation avec Yahel, Marc s’étant ajouté à la compagnie, apparemment aux anges de les voir ainsi. De les voir évoluer ainsi tous les trois… Tara nota le visage de Yahel à cet instant. Un visage contrastant avec d’autres souvenirs, presque identiques. Toutes ces fois où elle avait surpris Yahel lavant, frottant dans une rage larmoyante une culotte ensanglantée. Un soir suivant une de ces scènes, alors que Marc était absent, intuition ou inquiétude, Tara était restée éveillée, assise sur son lit, adossée au mur. Yahel était apparue à la porte de sa chambre, sans rage, mais toujours en larme. Sans même avoir besoin d’échanger le moindre mot, elle l’avait invité à s’allonger. Et tout comme Adama le fera pour elle quelques années plus tard, elle avait accueilli la tête de son amie sur ses genoux, l’avait réconfortée comme elle l’avait pu, lui caressant le visage, les cheveux. Incompréhensible injustice gardant à son corps de femme un cycle désespérément régulier, laissant son ventre desséché, même pas un début de graine avortée, ce que Tara ne lui souhaitait pas, craignant que son amie ne supporte pas ce qu’elle-même a dû affronter. Pourquoi ce refus à ce duo si fusionnel ?

Elle se secoua, s’efforçant d’éloigner ces souvenirs passés pour revenir sur Simon.

— Laisse-les. Nous avons des choses à voir ensemble pendant ce temps.

— N’empêche, s’attarda-t-il, elle me rappelle quelqu’un. Yahel doit avoir un faible pour les petits démons…

Elle ne releva pas, déjà concentrée sur son objectif.

Se dévoiler devant les membres de la résistance provoqua son petit effet. Les dragons avaient réussi à garder la surprise jusqu’au bout. Pour eux aussi, elle était morte. Aucun prisonnier, aucune victime, personne jusqu’ici n’avait survécu aux tortures infligées. En tout cas, personne n’en était revenu vivant. Seuls les rares corps retrouvés avaient parlés, ainsi qu’une femme détenue dans ces prisons mouroirs pour servir de main d’œuvre gratuite. Les premières effusions passées, Tara leur expliqua son but dans les grandes lignes, sans préciser le détail qui la taraudait. Qui pourrait croire son vécu alors qu’elle-même n’y comprenait rien ? Cela pouvait facilement se résumer.

— Vous voulez faire sortir cet enfoiré de son trou ? C’est simple : utilisez-moi.

Et si je joue bien, j’aurai l’un, et l’autre suivra de peu.

Simon, bien que pas surpris, se doutant qu’elle était venue avec une idée derrière la tête, fut le plus dur à persuader.

Lorsqu’ils sortirent de leur réunion de préparation, elle comprit pourquoi Yahel et Marc n’avaient pas réussi à les rejoindre. La petite accaparait toujours leur attention. Ils n’avaient pas vu le temps passé.

— Il se fait tard, dit Simon en allant vers eux. Il faut que je la ramène.

L’enfant se rebiffa. Même avec l’aide d’Élie, cela s’annonçait difficile.

— Il a raison, tu sais, lui dit doucement Yahel.

Mais la petite n’avait pas l’air décidé de partir. Elle ne se laissait pas faire.

Tara venait tout juste de réussir à cacher son œil pour que la fillette ne puisse le voir. Elle regarda cette enfant, elle regarda son amie, son compagnon à côté.

Je suis peut-être égoïste, mais cette petite m’arrange. Si cela se reproduisait les jours prochains, je serai libre d’agir à ma guise, sans qu’elle se rende compte de quoi que ce soit. Quoique… Une orpheline ?… Est-ce que par hasard ?

Elle se dirigea vers eux. Ils se turent tous en la voyant approcher, s’arrêter juste devant la fillette, s’abaisser à sa hauteur.

Elle lui parla tout bas.

— Tu l’aimes bien, lui demanda-t-elle en montrant Yahel avec les yeux.

La petite, la mine boudeuse et intriguée en même temps, lui répondit.

— Oui.

— Tu sais qu’il faut se battre pour ce que l’on aime.

Elle opina.

Alors Tara lui chuchota quelque chose à l’oreille.

L’enfant écarquilla les yeux, puis recula pour la regarder, comme pour demander confirmation, n’en croyant pas ses oreilles, finit par hocher la tête avec assurance. Elle fonça vers Yahel, l’entoura de ses petits bras et la serra fermement un instant, avant de retrouver Simon pour le suivre docilement. Yahel, figée sur place, différentes émotions se succédant sur son visage, n’en revenait pas.

— Qu’est-ce que tu as bien pu lui dire, lui demanda Élie.

Elle ne lui répondit pas, un éclat de malice dans les yeux. Puis elle se retourna vers son amie et de son compagnon.

— On y va ? J’ai faim.

— Euh… Oui.

La réalité se rappela à eux.

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