45 – 1 Conduis-moi maintenant au loin

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Il lui fallut six jours pour répondre, mais enfin son message arriva. Entre temps, elle n’avait pas relâché sa préparation, persévérant à se lever chaque nuit pour le faire en toute tranquillité. Heureusement, certains étaient trop occupés pour remarquer. Elle le constatait encore à ce moment-là, en se décidant à les retrouver, alors que l’après-midi était déjà bien entamée. Élie s’était installé sur une chaise près de la petite troupe s’échangeant un ballon à force de passes énergiques.

— Dis donc, ça c’est de la sieste ! s’exclama-t-il, alors qu’elle se frottait les yeux en se secouant. Mais je doute que cela vienne encore de tes cauchemars. Je te trouve trop en forme pour ça. La tête de quelqu’un qui s’éclate bien… Ou je me trompe ?

— Décidément, tout aussi perspicace que tes parents, lui rétorqua-t-elle, un coin de lèvre relevé pour signifier l’ironie. Non, en effet, le problème ne vient pas de là. Pas de problème, d’ailleurs. Tu peux rassurer ta mère… Ou je me trompe ?

— C’est bien ça, alors. Tu nous caches quelque chose. Attends, laisse-moi deviner…

Elle ne l’écouta pas vraiment, perdit le fil, ses paroles flottant jusqu’à ses oreilles, mais son cerveau branché ailleurs, dominé par l’information de ces trois êtres évoluant sur le terrain de jeu, leur bonne humeur contagieuse. Une maladresse plus ou moins volontaire de la gamine se révélant être une feinte pour passer le ballon à Yahel, toutes les deux dominèrent le pauvre Marc. Elles laissèrent éclater leur joie, topant, dansant pour affirmer leur victoire, lui riant aux éclats malgré sa défaite, puis tous les trois par force échange de chatouilles.

— Pardon, tu me parlais ? réagit-elle enfin, alors qu’il l’interpellait.

— Je disais : ils sont mignons, tous les trois. Tu trouves pas ?

— Oui, c’est beau…

— Heureusement qu’ils sont là, j’aurais pas pu suivre sa cadence avec ma patte folle. C’est qu’elle a de l’énergie à revendre, cette petite.

Simon déboula juste à ce moment-là pour les prévenir. Le message de son bourreau indiquait un lieu de rendez-vous, sous quelles conditions et quand.

— Encore six jours à attendre, constata-t-elle.

— Je n’arriverais pas à t’empêcher d’y aller… Mais hors de question de te laisser y aller seule.

— Désolée Yahel. Cette fois-ci, c’est mon combat.

Cela ne soulagea pas l’angoisse qui étreignait le cœur de son ange-gardien.

— Pourquoi tu parles de combat ? Il a dit qu’il voulait te parler.

— S’il veut négocier, il doit mal me connaître. Il ne va pas aimer ma méthode.

— Tu ne vas pas y aller toute seule ! s’exclama Simon. C’est hors de question !

— En effet, c’est le mot. Hors de question que j’abandonne maintenant.

— C’est complètement insensé, de la folie pure !

Il secoua la tête, les yeux exorbités. Il semblait plus effrayé que Yahel.

— Il a raison. Tu as dit toi-même que tu ne savais pas vraiment à quoi t’attendre. Laisse-nous au moins t’accompagner jusque là-bas.

— Ça oui, je veux bien. Je ne lui fais absolument pas confiance.

— Il ne faut pas, intervint un des meneurs de la rébellion, engageant une suite d’échanges parmi l’assemblée. Il sait qu’il risque gros. Il est acculé. Son petit pouvoir, il le perd chaque jour un peu plus. Tout le monde, tous les gros bonnets qui le suivaient jusqu’ici le lâchent les uns après les autres.

— Seule une petite poignée de radicaux subsiste. De vrais forcenés, complètement obnubilés, lobotomisés.

— Pas n’importe qui. Ce sont des soldats.

— Et je me demande comment il fait pour encore arriver à recruter.

— Cet homme est un être arrogant, bouffi d’orgueil, approuva Tara. Il va vouloir me tuer. En public, si possible. Il croit sûrement encore qu’en m’éliminant, il va déstabiliser la résistance.

— Oui, c’est à nous d’être plus malin. S’il ne nous tend pas quelques pièges au passage, je serais surpris.

Tara ne souriait plus, elle jubilait, elle riait. Elle riait de ce petit rire narquois, triste, sombre et insensé à la fois, un peu fou.

Qu’est-ce qui me prend ? Il est temps que cela se termine. J’en perds la raison…

— Ça va lui revenir en pleine face. Qu’il essaie donc de me tuer, je lui ferais payer de sa vie. Vous voulez sa mort, moi aussi. Par sa mort, c’est son règne qui va s’achever, et tous les crimes qui le suivent. Du moins pour un temps, je ne me fais pas d’illusion. Pour cela, je veux qu’il meure. Je veux le tuer de mes mains… Me laisserez-vous faire ?

— On vous doit bien ça…

Silence.

Tara surpris les expressions défilant sur le visage de Yahel passant de l’effroi au chagrin résigné. Elle sut alors. Elle sut qu’elle aussi avait compris. Quoi qu’il se passe, encore une fois, les preuves étaient là. Sa vieille amie de toujours, encore une fois, elle risquait de la perdre, et elle ne pourrait rien y faire. Tara était déjà là-bas, face à son ennemi, et se battra jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix.

— Mais dites-moi, dans votre petit discours pour l’appâter, vous n’aviez pas l’air d’attendre uniquement après lui ? Pourtant, aucune de nos sources n’a eu d’indice laissant entendre que quelqu’un tirait les ficelles derrière lui.

L’euphorie retomba aussitôt. Pourtant, son dragon s’agitait toujours dans ses tripes.

— Lui seul a la réponse…

— Tara… Tu ne veux toujours pas me dire ce qui t’es revenu en mémoire ?

Elle ne répondit pas tout de suite à Yahel. Elle finit par dire doucement.

— Je ne peux pas…

Son amie, voyant son regard partir loin, réprimant un frémissement, n’y tenant plus, la saisit, l’enserra entre ses bras. Dans un soubresaut, elle se contracta par réflexe, avant de se détendre, la laissant faire, sa tête allant même se poser sur elle, en confiance, les yeux clos.

— Je veux en être, intervint Élie.

— Toi, pas question ! lui rétorqua Tara. Tu n’es pas encore assez remis pour te battre. À la rigueur, tu resteras à l’arrière, avec les anges-gardiens. Rien de plus. Je ne tiens pas à ce qu’on ramène un tas de cendre à ta mère… Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

Le matin du jour fatidique, elle s’était levée tôt pour se préparer au départ. Elle avait déjà appliqué la crème sur le haut de son torse, en passait sur son cou quand on frappa. La porte s’ouvrit sur Simon. Surprise, elle attrapa son châle pour se couvrit la poitrine.

— J’ai dit à Yahel que je la remplaçais.

— Mmm, j’imagine très bien ce qui l’occupe… Et c’est vrai que tu l’as déjà fait, après tout.

Il commença le massage de son dos. Elle en profita pour lui demander ce qui la taraudait.

— Tout est prêt ?

— Oui.

Silence.

Il prenait le temps pour faire son traitement, plus de temps que nécessaire. Il lui paraissait bien étrange ce matin. Bien taciturne. En même temps, depuis que le plan de la journée avait été validé, il ne décolérait pas. Il l’estimait beaucoup trop dangereux. Il n’avait pas décroché un mot durant des jours, mais à sa tête, il n’en pensait pas moins.

— N’y va pas, finit-il par dire sombrement sans cesser le soin. C’est de la folie !

— Simon…

S’il s’y met encore… Même Yahel a accepté la situation.

— Que puis-je faire pour que tu y renonces ?

— Rien… Si je suis encore là, en vie aujourd’hui, c’est que j’ai un dernier combat à mener. Je le sais, maintenant. Je sens que c’est ça.

Silence.

Il termina. Elle se leva, s’activa pour se couvrir les épaules avec son châle, décidée à attendre son départ pour finir de se préparer. Il revint derrière elle, l’y aida. L’instant d’après…

— Simon ?

Il l’avait saisie entre ses bras.

— Tu ne peux pas y aller. Je ne veux pas que tu y ailles.

— Pourquoi ?

— J’ai peur. Peur de te perdre. Définitivement. Je le sais ! Je le sens ! Si tu y vas, tu n’en reviendras pas !

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Je ne t’ai jamais vu comme ça.

— J’ai déjà cru te perdre. Plus d’une fois. Et là, j’ai cru t’avoir perdu à jamais. C’est de te savoir en vie qui m’a fait revenir. Quand je t’ai vue, avec ces tuyaux partout… Ils ne savaient pas encore si tu allais te remettre, ni comment, alors j’ai voulu y croire, j’ai voulu croire en toi, j’ai voulu espérer. Et en t’attendant, j’ai fait ce que tu aurais fait, je suis retourné au combat, en ton nom. Je me suis battu pour toi. Si tu ne reviens pas… Tu ne comprends donc pas ?

Il s’abaissa, enfonça son visage dans ses cheveux, la serrant plus fort.

— Mahdi… Tu ne voyais que lui. Même après, tu n’as jamais vu que lui, et personne d’autre. Tant que je te savais heureuse, que ce soit dans ses bras ou dans ceux de tes amants, c’était tout ce qui comptait pour moi. Mais depuis… J’ai mal de te voir comme ça. Sache que je suis là. J’ai toujours été là. Je t’aime, je te veux, je veux ton bonheur. Regarde-moi donc, je suis là.

Les mots de son ami l’attristèrent.

C’est vrai. Je n’y ai pas fait attention, mais lui aussi veillait sur moi tout ce temps. Il guettait mes ennemis autant que moi-même, jouait les garde-fous, mon second ange-gardien. J’ai été bien égoïste envers lui. Et oui, c’est vrai, je n’ai toujours vu que lui, mon roi. Être avec lui était une évidence. Si je suis allée avec d’autres durant ces années où je me suis éloigné de lui, avant que… C’était en quête de cette évidence. J’agissais en vain. Il n’y a qu’à lui que j’ai ouvert mes bras.

— Arrête, tu dis ça parce que tu te sens coupable. Ne commets pas toi non plus cette erreur. C’est…

— Laisse-moi t’aimer ! l’implora-t-il.

Ses mains se mirent à bouger sur elle. L’une d’elle se glissa sous le châle, toucha sa peau, s’avança jusqu’à son ventre. Son autre main passa aussi en dessous, suivit la courbure de sa taille.

— Qu’est-ce que tu fais ? Arrête ! Je…

Elle ferma les yeux. La panique l’envahissait.

Non, ne pense pas à ça. Ce qui te tient là dans ses bras, ce qui te touche, c’est un ami. Il ne te fera pas de mal.

— Je ne peux…

Je ne peux quoi ? Il veut me faire l’amour, pour lui ce sera ça. Pour moi, l’idée même d’unir mon corps à un autre, c’est devenu le symbole d’une vie achevée. Je n’y pensais même plus. Un mort ne conçoit pas la vie. Si je m’attendais à…

Il l’enveloppait de son grand corps, respirait fort. Une de ses mains épousa son sein. L’autre descendit toujours plus bas sur son ventre.

— Laisse-moi t’aimer.

— Simon, non. Je n’ai pas le temps. Tu sais ce qui m’attend aujourd’hui.

J’ai rendez-vous avec mon bourreau. Et avec son maître, si j’ai bien compris…

— Justement ! Je t’en prie…

— Calme-toi. De toute manière, c’est inutile, je…

Pourquoi est-ce que je le laisse faire ? Tout est mort là-dedans. Je ne dois pas le laisser continuer. Il ne faut pas que je l’encourage. Je ne devrais pas, je sais qu’il va en souffrir autant que moi. Il souffre déjà.

— Je ne peux plus…

Sa main descendit encore, passa sous les tissus, arriva entre ses jambes.

Mais ?

Sous la surprise, elle prit une grande inspiration, ouvrit grand les yeux.

Qu’est-ce que c’était ? Et si ?…

Non, impossible. Un jour, elle avait pris son courage à deux mains. Elle avait exploré ce qu’un chirurgien avait reconstruit, n’y avait rien trouvé d’extraordinaire ni de foncièrement différent dans la forme. Quant aux sensations, sans surprises, elles s’étaient révélées inexistantes. Et persuadée que cela ne lui servirait plus jamais à rien, elle avait toujours refusé le moindre examen. Ce ne pouvait être qu’un souvenir, un fantôme du passé ancré dans sa chair.

— Simon, je ne peux pas, ils m’ont…

Ils m’ont tué !

Elle réalisa sa pensée, dans quoi elle la plongeait, ne voulut pas se laisser submerger. Elle se concentra sur Simon, la belle émotion qu’il voulait lui transmettre, se relâcha, se détendit. Il la libéra. Elle se tourna vers lui. Elle se sentait perdue, troublée. Il avait dévoilé le haut de son corps. Il lui enleva délicatement le châle des épaules. Elle mit les bras contre sa poitrine, leva son visage vers lui, croisa son regard. Il la reprit entre ses bras. Il la berçait doucement.

Son odeur… Mais oui ! C’était celle de son vieux pull, celui qu’il lui avait donné. Celui qui a fini en charpie sur un champ de bataille quelques jours plus tard… Oui, c’était la même sensation, celle de fourrer son nez dans un vieux pull bien confortable, l’odeur d’un lieu familier, un cocon douillet où vous ne songez qu’à vous y fourrer pour vous y pelotonner, devant lutter pour songer à en ressortir.

— Je t’en prie, laisse-moi t’aimer… Pardonne-moi. De t’avoir contre moi, je deviens fou…

Impossible de le raisonner. Mais comment lui en vouloir. Elle en avait les preuves là, juste sous les yeux. Lui aussi portait les marques de toutes ces années sur son corps. Son bras droit ne lui permettait même plus d’assurer sur le terrain. Un prochain mauvais coup et il pouvait en perdre l’usage pour de bon. Et plus d’une fois, c’était pour elle qu’il avait subit tout cela. Qu’il craque aujourd’hui, insistant comme un bourrin, alors qu’il avait toujours exécré ce genre de comportement, rien de surprenant. Lui aussi s’était oublié toutes ces années. Était-ce une raison pour le laisser poursuivre ? Elle y mettait tellement peu de conviction. Elle n’avait même pas levé le petit doigt pour le repousser. Pas même cette réaction réflexe qui aurait pu l’envoyer valser. Une vraie caricature pour un court sur le consentement, tous les deux en contre-exemple… Oui, pas la moindre envie d’intervenir. Sa tête était même retombée, les yeux fermés, allant reposer contre son poitrail. Avec lui, là, entre ses bras, elle se sentait bien, en confiance. Était-ce pour autant une raison d’accepter ? Elle savait que c’était une erreur, mais… C’est compliqué, les humains…

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