48 – Se défaire du lien qui nous retient

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Les goélands dansaient dans l’azur. Par moment, leurs cris recouvraient le bruit du ressac. Une femme marchait pieds nus contre le vent, la chaleur du soleil l’illuminant. Elle laissait derrière elle les bruits de la vie, les cris de joie et les rires, pour rejoindre cette autre femme, assise en tailleur sur le sable, plus loin face à la roche.

— Tu es encore là.

— Je me sens bien ici. J’avais oublié. C’est apaisant. Je comprends maintenant pourquoi elle voulait être ici.

Elle fixait le dragon gravé dans la roche, à côté de la tête de lion regardant la mer.

— Merci de l’avoir installée là. Je ne pensais pas…

— Sa juste place est à ses côtés.

— Tu avais raison. J’aurais dû m’en douter. Pour qu’elle en vienne à t’avouer que cet endroit allait lui manquer… Ici, sur cette île, elle était loin de tout ça, et à la longue, j’aime à croire qu’elle aurait peut-être pu devenir celle qu’elle aurait pu être dans une autre vie. Celle qui n’avait pas besoin de carapace. Plus tard, je me suis souvenue quand elle était sous hypnose, voulant rappeler d’horribles souvenirs à elle pour comprendre ce qui lui arrivait. C’est cet endroit qu’elle avait choisi comme refuge. Un bel endroit pour mourir, voilà comment elle le décrivait. C’est ici qu’elle doit être…

Adama soupira tristement.

— Je l’ai entendu dire la même chose juste avant son départ. J’ai alors eu un mauvais pressentiment. J’ignore pourquoi ou comment, elle était attachante à sa façon. J’en étais venue à la considérer comme la fille que je n’ai jamais eue. Elle avait dit qu’elle reviendrait. Je ne pensais pas que ce serait de cette façon. Élie n’a répondu à aucune de mes questions quand il m’a appelé. Il a juste réussi à dire que tout était terminé, qu’il rentrait. Je ne m’attendais pas à ce qu’il revienne aussi vite. Quand je l’ai vu à son retour avec l’urne de ses cendres dans une main et son arme dans l’autre, cela m’a crevé le cœur.

— Mmh… Nous avons préféré ne pas attendre. On a décidé de brûler son corps. Il la faisait tellement souffrir. Je suis sûr que c’est ce qu’elle aurait voulu… Élie s’est proposé de l’emmener. Il m’a raconté. Il l’avait entendu aussi, sur le port, juste avant leur départ. Je suis juste triste de ne pas avoir pu venir plus tôt. Nous avons eu tellement de choses à gérer. Je n’ai pas pu m’occuper d’elle comme je le voulais.

— Ne passe tout de même pas tout ton temps là ! Ça, elle ne l’aurait pas voulu.

Yahel sourit.

— Pour sûr… Non, j’ai pris une décision.

Adama vit enfin ce qu’elle triturait entre ses mains.

— Tu es allée le récupérer ?

— Oui, c’est le sien. Je pensais le donner à la petite. Elle aurait été fière de porter le même que moi, surtout si je lui avais dit à qui il appartenait. Mais vu ce qu’il symbolise… Il est temps que cela s’arrête.

Elle se leva, alla accrocher le pendentif sur le bâton de combat planté dans le sable, enroulant la chaînette autour des lames brisées.

— Ici, ses cendres, son arme et son dragon. Là-bas, son châle, sa couverture et son souvenir… Notre refuge au milieu de la forêt, elle n’aura finalement pas eu le temps d’y retourner.

Elle resta debout à fixer le médaillon. Adama vint à son côté, mit son bras autour de ses épaules, la serra contre elle.

— Dans le bus à l’allée, j’ai voulu le lui remettre, mais elle a refusé, estimant que c’était inutile désormais, car il était en elle. En me disant cela, elle a posé sa main sur sa peau brûlée… Sa couverture et le châle d’Annie, elle a dû les déposer dans la chambre de la petite juste avant le départ, comme si elle savait qu’elle ne reviendrait pas. À moi aussi, elle a laissé un cadeau.

Se disant, elle tourna son visage vers le coin de la plage où cela riait et s’amusait. La petite fille courait comme une folle, allant et venant en tous sens, passant de l’eau au sable et du sable à l’eau, entre Marc, Élie et ses jeunes frères. Elle fonça, se rua sur Marc, le percuta.

— Nina ! Fais attention !

Ils l’ignorèrent. Marc fit semblant de souffrir, plié en deux, vaincu, puis il attrapa la petite entre ses mains, souleva cette enfant qui riait aux anges en levant les bras vers le ciel, ivre de joie et de liberté.

— Notre petite furie… À Marc et moi, c’est cette enfant qu’elle nous a laissé. Cette enfant qui nous a trouvé et qu’elle nous a aidé à voir. Cette enfant que je n’ai pas portée dans mon ventre, que je n’ai pas pu porter bébé entre mes bras… Je la chéris comme ma propre fille, et Marc aussi.

Silence.

— Dire que le jour où je suis allée chercher Tara avant la chute, je ne souhaitais qu’une chose, c’était la mettre à l’abri. Je n’ai jamais pu l’oublier. La vie ne lui avait pas fait de cadeau. Je le savais, même si elle n’en a jamais vraiment parlé. Elle avait tout enfoui en elle, tout encaissé, en avait fait une armure. Une armure qui certes a été bien utile au vu des événements. Je ne pensais pas qu’elle s’y révélerait. Dès le début, elle s’est lancée dans le combat comme si elle avait fait ça toute sa vie, même si elle perdait une part d’elle-même à chaque fois. Il est vrai qu’elle a toujours détesté la cruauté ou la violence gratuite. De ce côté-là, nous avons été servis toutes ces années…

» Quand elle est revenue d’ici, il m’a fallu du temps pour que je comprenne qu’elle n’était plus la même, pour que je l’accepte. Ils l’ont diminué, ils ont détruit une part d’elle-même. J’ai voulu l’aider, mais au lieu de cela, elle a régressé… Elle n’était pas bien dans cette communauté, sans parler de ce qui la hantait encore.

— C’est ma faute. Ses cauchemars, j’aurais dû t’en parler. Je me suis dit que cela passerait, ou qu’elle finirait par t’en parler, à toi.

— Tu sais, cela n’a jamais été son genre de se confier. Tout ce qu’ils lui ont fait, que ce soit les tortures dont elle se souvenait, ou ce que son inconscient a voulu effacer, elle n’en a jamais parlé spontanément. Il n’y a qu’avec toi qu’elle se libérait un peu. D’autres éléments, je les ai appris lors de cette séance d’hypnose… Je l’ai entendue demander de l’aide. Mon aide. Clairement, explicitement. Des mots que je ne l’avais jamais entendu prononcer. Pour qu’elle en vienne là…

» Les derniers jours, j’avais l’impression d’avoir retrouvé cette Tara. Ma Tara. Celle qu’il fallait surveiller pour éviter qu’elle n’en fasse trop. Celle qui n’avait peur de rien, pas même de la mort, et qui partait se battre fièrement pour son roi. Celle capable de semer la mort et de rire d’une boutade l’instant d’après.

» Je sais que ce n’était qu’une façade. Elle avait presque retrouvé le sourire, libérée tout de même quelque part. Mais je voyais bien son regard vaciller parfois, s’obscurcir, son esprit partir ailleurs, ou se mettre à frémir les yeux fermés. Mais elle avait retrouvé un objectif, une voie à suivre. Oh ça oui, je l’ai vu sourire, et même rire. C’était en plein combat, et j’ignore si c’était de joie, de soulagement ou par folie. Autrefois, la mort d’une enfant l’avait jeté au combat à corps perdu, révélant à tous le soldat dragon. Pour la vie d’une autre, elle est allée jusqu’à se sacrifier.

» Nous ne l’avons pas compris tout de suite, mais la guerre s’est bien terminée à ce moment-là. Elle a donné la chance à cette enfant, à notre enfant, et à tous les autres, de ne pas suivre la même voie. Elle leur a donné la chance de vivre pleinement leur vie d’enfant, alors que si cela avait continué, comme beaucoup d’autres, ils auraient grandi dans la peur et le sang. Eux aussi auraient été obligés de se battre pour survivre.

» Des cauchemars, Nina aussi en faisait au début. Mais elle nous fait confiance chaque jour un peu plus. Même en sachant que venir au village avec nous était un essai, pour voir avec le temps si cela lui plaisait de vivre avec nous. Nous avons été honnêtes avec elle, lui expliquant qu’elle pouvait changer d’avis, qu’elle pourra rapporter tout malaise, qu’elle le devait, pour elle-même. Elle l’avait déjà compris. En quelques mots chuchotés, Tara lui a appris à exprimer ses sentiments, à ne pas tout garder en elle comme elle l’avait fait. Et Nina nous parle, elle nous raconte ce qu’elle a vécu avant de nous rencontrer. Elle se libère de ses traumatismes, et ses nuits aussi se libèrent. Elle apprend à vivre comme une enfant le devrait, dans la sécurité d’une famille aimante, présente pour la réconforter dans le chagrin comme pour la rappeler à l’ordre si elle dépasse les limites. Ce n’est pas facile tous les jours. Nous apprenons notre rôle de parent, pas à pas, et elle a été livrée à elle-même si longtemps, mais… Tu la verrais toute pelotonnée dans sa grande couverture, sa frimousse qui dépasse à peine… Et le village, elle l’adore ! Comme si elle y avait toujours vécu.

— Ici aussi, elle a l’air de se plaire.

— Comme un poisson dans l’eau !

— Yahel, quand tu parles d’elle, ton visage s’épanouit. Comme Élie. Cela fait des semaines que je ne l’ai pas vu rire de la sorte.

— Oui, cette petite a le don de réchauffer nos cœurs.

— Pourvu que cela dure. Il a changé. Cette guerre l’a changé.

— Cette guerre nous aura tous changé…

Oui, la guerre est terminée. Une partie des soldats en noir avaient lâchés leurs armes là, d’un coup, regardant leurs adversaires, hébétés, se demandant ce qu’ils faisaient là. Ils ont dit qu’ils croyaient être en train de rêver, piégés dans un éternel cauchemar. Lorsque nous sommes arrivés dans d’autres villes, la plupart avaient déjà déserté, ou se sont rendus dès notre arrivée. Tara aurait dit qu’il fallait les éliminer, nettoyer complètement la place. Mais à chaque fois, nous avons laissé la population décider de leur sort. C’était chez eux… Les dragons en tant que tel sont condamnés à disparaître.

Adama la coupa dans ses pensées.

— Élie m’a dit qu’il voulait repartir avec vous, mais que cela ne durerait pas.

— Rassure-toi. Notre nouvelle mission se confirme. Désormais, nous les aidons, les guidons à reconstruire leur pays, à se reprendre en main et à décider de leur avenir.

Un pays en plein chaos, ruiné, perdu, sans repère, risquant de se déchirer à chaque instant, alors qu’ils cherchaient leurs morts, comptaient ceux qu’ils retrouvaient, sans toujours arriver à les identifier. L’occasion de repartir de zéro était belle, mais chaque tombe sans nom, chaque charnier alourdissant l’hécatombe retardait cette prise de conscience générale. Ce pays avait besoin de temps avant de se recréer, avant de pouvoir songer sereinement à l’avenir qu’ils voulaient offrir à leurs enfants. Le temps de faire son deuil.

— Nous serons de moins en moins présents à l’ouest. Seuls des accords d’échange, ou ceux qui veulent rester feront que cela dure. Et à part quelques escarmouches avec quelques irréductibles, il n’y a plus de raison de se battre. C’est la paix qui règne… Bien qu’elle ajouterait une chose.

Les deux femmes parlèrent en même temps.

— Pour le moment !

Et elles se mirent à rire.

— Oui. Pour combien de temps en effet. À nous de lui donner tort.

— Et Simon, il n’est pas venu avec vous ?

— J’ignore où il est. On ne l’entendait plus. Il était comme éteint. Le lendemain, il est parti sans prévenir et ne donne plus signe de vie depuis. Il avait toujours été là pour elle, auprès d’elle, plus souvent que moi-même. Il a toujours suivi Tara lors des missions. Quand j’y pense. Il était si patient avec elle. Il arrivait même parfois à la calmer, rien qu’en lui parlant, doucement, l’air de rien. Lui non plus, il n’était déjà plus le même depuis qu’elle avait été capturée. Je crois qu’il s’en est toujours voulu. Et sa mort, cela a dû être de trop. Dans le bus, il ne voulait plus la lâcher. On aurait dit qu’il délirait. Il a fini par se calmer pour laisser nos compagnons s’occuper de son corps, mais…

Pourquoi partir comme ça, sans prévenir ? Nous aurions bien besoin de lui. Lui aussi, tout comme Mahdi, a ce talent naturel pour parler aux gens. Il sait les écouter. Et pourquoi a-t-il pris la bande son avant que nous ayons eu le temps de reconstituer la vidéo ? Avec Élie, il est le seul à avoir tout entendu.

Silence.

— Élie n’a rien voulu me dire sur ce qui s’est passé, sur ce qui lui est réellement arrivé, comment elle est morte. Je sais qu’il me cache quelque chose. Il m’a dit que je ne le croirais pas. Et toi, me le diras-tu ?

Yahel soupira, craignant cette question. Ils avaient eu raison de ne rien dire. Bien que leurs ennemis aient voulu tout diffuser en direct, les caméras dirigées sur l’intérieur n’avaient filmé que de la poussière et des ombres informes avant de rendre l’âme. Leur propre enregistrement vidéo, celui provenant de Tara, ils le gardaient au secret. Parce qu’ils étaient les personnes les plus proches d’elle, comme une famille, et parce qu’ils avaient été aux premières loges, Élie avait bien voulu donner plus d’explication. Ils ne regrettèrent pas leur décision première. L’événement était trop improbable, impossible à croire, même si cela expliquait l’étrange comportement d’une partie des soldats en combinaison noire. Ni drogue, ni lavage de cerveau, ni choc post-traumatique ou tentative de se défiler, mais une manipulation mentale de masse.

Avec du recul, le pouvoir de cet être représentait quelque chose d’effroyable. Mais savoir que la tyrannie de leur pays était due en partie à ça, en quoi cela aiderait ceux qui restaient, ainsi que les proches de tous les morts ? De toute manière, cela ne changeait rien au résultat. Une théorie issue des premières rumeurs de vagues témoins ne faisant qu’interpréter ce qu’ils avaient cru voir sur leurs vidéos prenait de l’ampleur, car elle arrangeait tout le monde. Tara aurait attaqué leur général, usant d’abord d’un poison ou d’une arme invisible du point de vue de la caméra, puis en balançant des explosifs, quitte à se suicider au passage, ne supportant plus de vivre diminuée par sa faute. Scénario parfait, expliquant le corps du tyran trop endommagé pour le sortir de la grotte. Une grotte si déstabilisée qu’il avait fallu en achever l’effondrement par sécurité.

Elle se remémora son visage lorsqu’elle lui avait fermé les yeux. Cette expression sur son visage, elle l’avait déjà vu. Cette fois, il y a bien longtemps, au début de cette histoire, où elle les avait surpris allongés l’un contre l’autre, lui la protégeant de son bras, de son corps. Elle avait compris alors qu’ils s’étaient trouvé tous les deux. Elle l’appelait son roi. Elle le vénérait. Elle qui disait ne pas être capable d’aimer… Elle avait ce même visage apaisé que lorsqu’elle dormait à ses côtés… Et ce jour où elle s’était endormie comme une masse sur un banc, là, en pleine journée au milieu du jardin de leur refuge de la forêt, comme seuls les enfants sont capable de le faire. Nous la contemplions tous, bienheureuse, l’image même de la candeur, alors que sa réputation de tueuse sans pitié était déjà faite, et cela nous avait fait rire.

— Tout ce que je peux te dire, c’est que ce qui la terrorisait dans ses cauchemars, au point qu’elle voulait l’oublier, ce qui l’avait changé, elle y a fait face. Elle l’a combattu férocement et courageusement. Elle s’est vengée, et en même temps, elle a vengé la mort de Mahdi, son roi, ainsi que celle de tous ceux ayant subi ou péri dans cette guerre. Et elle est morte comme elle le voulait, comme elle l’avait juré, en combattant et en tuant son ennemi, l’arme à la main, jusqu’au bout. Jusqu’à la mort.

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