11 – 3 Couper, ôter, découper, trancher

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Une journée sans mission, enfin. Des missions qui s’étaient enchaînées les unes derrière les autres, cadence difficile à suivre mais seul vrai entraînement.

Après avoir terminé ses exercices du jour avec Mahdi, Yahel vint à sa rencontre.

— Une petite faim ?

— Tu me prends par les sentiments.

— Alors viens.

Elles allèrent dans la salle commune où certains s’étaient déjà installés pour se restaurer. Tara y vit la femme au bébé. Dans la répartition des nouveaux membres, volontaires pour intégrer le réseau, elle était parmi ceux venus agrandir la population du village. Dans ses bras, son nourrisson ne pleurait plus. Il tétait tranquillement un biberon. La mère avait repris des couleurs, et son visage semblait plus détendu. Une preuve de plus pour Tara qu’elle avait raison de ne pas ménager ses efforts.

— Installe-toi, je vais chercher nos plats.

Quand Yahel revint, Tara vit avec joie qu’il y avait de quoi lui titiller les papilles.

— Génial, du riz à la châtaigne ! J’adore ça.

L’avantage de vivre au milieu d’une forêt, pensa-t-elle.

— Encore un bon petit plat de notre Annie. Et attends, t’as pas vu le meilleur !

Yahel retira le couvercle posé sur son assiette. Elle s’illumina.

— Dans la forêt, il y a aussi du gibier, et on a des chasseurs parmi nous.

Tara allait finir par croire qu’il n’y avait pas que le roi qui était capable de lire dans ses pensées.

— Miam, du chevreuil. Un petit instant au paradis…

Elle profita de ce moment avec Yahel et d’autres venus les rejoindre pour se détendre. Elle mangea avec appétit, discutant de tout et de rien avec tous, jusqu’à ce qu’ils repartent à leurs occupations.

Elles prolongèrent leur plaisir devant une bonne tasse de café. Tara apprécia de se faire servir. Cela lui était arrivé quand la dernière fois ? Hormis la période où elle avait été hospitalisée, bien sûr.

Au bout d’une heure, Yahel l’invita.

— Allez viens, aujourd’hui on se reprend une autre tasse et on va la boire au soleil. Il fait superbement beau. On mérite bien ça, après ces dernières semaines…

Tara hocha la tête. Elle entreprit de se lever.

Qu’est-ce qui cloche ?

Elle se sentait en plomb, comme si son corps pesait des tonnes.

— Tara ?

Allez, bouge. Qu’est-ce qui t’arrive ?

Le poids devint tension, puis souffrance. Elle sentit ses muscles se crisper dès l’instant où elle tentait d’y faire appel, puis sans raison, les uns après les autres, en cascade.

— Tara, ça ne va pas ?

Elle fixait la table devant elle, les poings serrés, tremblante, en sueur.

— Peux plus… bouger !

— Bon sang !

Yahel interpela un compagnon encore attablé à côté.

— Va chercher de l’aide !

Elle vint soutenir Tara, autant pour l’empêcher de tomber si le malaise s’aggravait que pour chercher la source du problème. Malgré le peu de connaissance qu’elle avait en la matière, même elle le sentit.

— Mais tu es toute tendue…

Cela ne l’aida pas. Son souffle, sous l’effet de la panique, s’était nettement accéléré. Ses yeux se brouillèrent. Yahel l’entendit émettre un gémissement rauque. Elle hurla :

— Mahdi !

Il ne devait pas être loin, ou le compagnon l’avait trouvé rapidement. Tara ne tarda pas à sentir la chaleur de ses mains dans son cou. Il repoussa ses cheveux, lui écarta précautionneusement sa veste et il explora.

— C’est plus de la corde, on dirait du béton.

Elle était tellement tétanisée qu’elle ne sentit pas immédiatement ses mains agir sur elle. Uniquement lorsqu’il commença à lui débloquer le cou et à relâcher un peu la tension qui paralysait le haut de son corps. Il réussit à faire sauter un verrou qui lui permit de se redresser, presque d’un coup. Elle finit la tête appuyée contre lui. Elle en aurait pleuré de soulagement.

Elle entendit gronder Yahel.

— Tu l’as trop poussée à l’entraînement, c’est ça ?

— Mmm, Elle a réussi à me cacher son état. Jamais je ne l’aurai épuisée de la sorte. C’est contre-productif. Et toi non plus, tu n’as rien vu ?

Yahel fit signe que non.

— Va me chercher une couverture, ou ma cape, ce que tu trouves.

Il la laissa se reposer contre lui, gardant la base de son cou au chaud avec ses mains. Puis elle sentit le tissu l’envelopper, avant qu’il l’emporte dans ses bras, une scène qui lui en rappela une autre.

Peut-être que s’il lui avait laissé plus de temps, elle aurait pu se relever seule, mais pour l’instant, elle se sentait lamentablement aussi faible qu’un enfant.

— Viens avec moi, avait-il dit à Yahel.

Elle les laissa faire, ne chercha pas à savoir où ils l’emmenaient, se doutant que c’était direct à l’infirmerie. On l’allongea, on lui enleva des vêtements, le tout en douceur, dévoilant son corps meurtri par endroit. En voyant son dos, il soupira.

— C’est pas vrai…

Il l’aida comme il l’avait fait des semaines auparavant, massant son corps pour réparer ce qui pouvait être réparé, pour ouvrir ce qui pouvait faciliter la guérison du reste. Elle se laissa ballotter d’un côté, de l’autre. Il lui prit un pied pour en masser la plante à des endroits précis, fit de même avec l’autre. Il lui pétrit les jambes, le dos, selon un schéma qu’il semblait d’abord chercher… Yahel n’avait jamais vraiment vu tout ce dont il était capable. Pour la première fois, elle l’assistait, intervenait quand il lui demandait de l’aide pour la bouger.

Tara avait les oreilles qui sifflaient, la tête dans du coton.

— Elle a gagné. Maintenant, c’est repos forcé… Aide-moi.

Ils la mirent sur le côté, dans la fameuse position de sécurité. Elle ne s’étonna pas de le sentir apporter des petites corrections à sa posture.

— J’espère qu’elle en retiendra la leçon, l’entendit-elle ajouter, dans le frottement d’une couverture contre sa peau.

À la dépression soudaine dans le matelas, elle devina qu’il s’était mis à genou sur le lit derrière elle, et ne s’étonna pas lorsqu’il souleva sa tête et lui massa les tempes. Il ne lui fallut que quelques secondes pour sombrer dans le sommeil.

Elle n’entendit pas leur échange un peu plus tard.

Sous les yeux de Yahel, Mahdi prit le pendentif de métal qu’ils avaient enlevé à Tara pour lui faire les soins. Il joua avec entre ses doigts puis le reposa. Il saisit une chaise et s’assit de l’autre côté du lit, face à elle.

Il regarda Tara dormir.

— Elle fait tout pour devenir plus forte. Elle veut être aussi solide, aussi dure que le métal qui emprisonne une partie de son corps, comme si elle voulait en être recouverte, se créer ainsi une armure.

Elle écouta ses paroles, puis se concentra elle aussi sur Tara plongée dans le sommeil. Elle ne put qu’opiner.

— J’ai peur du jour où elle se brisera.

— Ah oui ? Et tu appelles ça comment ? réagit Yahel, étonnée de ses étranges propos.

— Ça ? Un caillou sur son chemin. Elle a atteint ses limites, et son corps, ne pouvant plus suivre, s’est rappelé à elle. Elle s’en relèvera et continuera à avancer vers son but. Et j’en assume la responsabilité. C’est moi qui l’ai guidé dans cette voie. Mais un jour… Même le matériau le plus solide finit par céder. Le roc est rongé par l’eau. Et le diamant le plus pur, sous une certaine pression, sous le bon angle d’attaque, peut éclater.

Elle frissonna.

— Je te le demande. Protège-la. Sois toujours là pour elle. Sois le pilier sur lequel elle pourra s’accrocher, quoi qu’il arrive.

Ce n’était plus un ordre, c’était une prière qu’il lui adressait. Elle en fut d’abord surprise.

Elle prit la main de Tara dans la sienne. Il n’avait pas besoin de le lui demander. Elle l’avait déjà décidé.

Tara finit par émerger un peu. Elle se sentait encore terrassée, se serait dite incrustée dans le matelas sur lequel elle reposait. Il y avait le poids et la douce chaleur d’une grosse couverture sur elle. Était-ce son odeur ? Encore troublée, elle se demanda d’ailleurs où elle se trouvait. Elle entrouvrit son bon œil et vit Yahel. Cette vue la rasséréna.

— Tu es réveillée. Tiens, bois, ordre de ton soigneur.

Elle l’aida à se redresser un peu et à tenir le gobelet d’eau. Puis Tara se recoucha.

— Je suis où ?

— Tu as le privilège de sa chambre.

— Je vois… Quel grand lit ! constata-t-elle en caressant la couverture en un large mouvement.

Elle resta éveillée, observant son amie, toute pensive sur sa chaise.

— On dirait que ça te démange d’en griller une ?

— Hein ?

— Une bonne vieille clope, expliqua-t-elle en mimant le geste machinal que faisait Yahel, rappelant l’époque où elle fumait. Tu vas pas replonger, quand même ?

— Naan !… Sauf si j’ai trop de soucis…

— C’est ma faute, c’est ça ?

— Tu n’es pas obligée de te donner autant… Personne ne te demande d’aller aussi loin. Ces derniers temps, tu me fais peur.

— Je te le jure, tu n’auras plus à t’inquiéter pour moi. Je ferais tout pour que cela ne se produise plus.

— Tout ce que je veux pour toi, c’est que tu ailles bien.

— Tu as l’air fatiguée, toi aussi.

Elle se recula dans le lit tant bien que mal, encore raide, et se retourna de l’autre côté.

— Viens, qu’est-ce que tu attends ? J’ai honte d’être la seule à en profiter.

Yahel pouffa.

— Bonne idée.

Elle la sentit s’enfiler sous la couverture, profitant aussi de sa chaleur.

Bien, pensa-t-elle, et elle se rendormit.

À son réveil suivant, Yahel ronflait toujours à côté d’elle. Elle se redressa, lentement, s’assit au bord du lit. Elle tenta de masser son cou et son épaule gauche, encore sensibles malgré les soins de son roi, comme une régression, un rappel de mauvais jours.

Un plateau de victuailles avait fait son apparition sur la chaise à côté du lit. Sûrement lui, ou une bonne âme qu’il a envoyé. Elle but encore, avala quelques gourmandises. Puis elle resta assise là, se massant encore.

La voix de Yahel, provenant de derrière elle, la prit par surprise.

— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant, retourner t’entraîner ?

Elle secoua doucement la tête.

— Non… Je me suis leurrée moi-même.

Silence.

— Je vais juste prendre l’air et marcher un peu. Cela va me délier les jambes… Toi, profites-en encore un peu.

— Ne t’éloigne pas trop.

Tara se rhabilla, emprunta la cape de Mahdi restée sur son crochet, ne le regretta pas à la chaleur naturelle qui fit du bien à son corps endolori. Puis elle sortit.

Il faisait bon dehors, mais elle garda la cape sur elle. Elle voulait juste faire le plein de chaleur et de soleil.

À son retour, des enfants vinrent vers elle en riant.

— Viens vite, il y a une surprise pour toi !

— Mais fais vite, hein ! Car après c’est pour nous !

— Chut ! Mais tais-toi !

Elle rit devant leur enthousiasme et se laissa guider. Au milieu des jardins, derrière un paravent improvisé, elle découvrit Yahel et deux autres femmes en train de finir de vider des seaux d’eau écumante dans un énorme bassin en bois, assez grand pour y tenir à deux ou trois. Elle comprit l’impatience des enfants.

— Surprise ! dit Yahel en percevant sa présence.

Les enfants se sauvèrent. Ni une ni deux, elle ôta ses vêtements et vint s’asseoir dans cette baignoire extérieure géante. La chaleur de l’eau détendit ses muscles.

— Quelle bonne idée… lâcha-t-elle dans un soupir de soulagement.

— Profite, ça fait partie du programme de tes vacances forcées.

Tara regarda le soleil en plissant les yeux.

— Si c’est comme ça, je vais me faire un plaisir d’obéir.

Les autres femmes craquèrent.

— On peut ?

— Mais bien sûr ! répondit-elle en riant.

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