15 – 2 Et je vendrai mon âme

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Elle les trouva tous attablés le lendemain. Elle fit signe en passant à Erwan, en grande discussion avec Barbe grise, alla s’installer avec Mahdi et Yahel.

— Enfin levée !

— Très drôle, Yahel.

Elle mangea en silence, pensive. Ce ne fut que quand elle prit son café rituel qu’elle parla.

— C’est quoi la suite du programme ?

Soi roi et son ange gardien la regardèrent, interloqués.

— Je me demandais quand est-ce que j’y retournais, et si vous pourriez me prêter quelques volontaires.

Elle prit une gorgée, reposa sa tasse, mordit dans une tartine, termina de savourer.

— Je crois que j’ai un travail à terminer.

La meute. Un groupe composé uniquement d’hommes, et aussi nombreux, cela ne présageait en général rien de bon. De son point de vue, ce n’était pas pour faire un club de tricot.

— Pour moi, cela cache quelque chose. Et je crains que ce ne soit pas très joli. Alors s’il n’est toujours pas prévu d’aller dans ces coins-là… Il en restait encore pas mal, et je préfère ne pas trop tarder.

Yahel et Mahdi se regardèrent. Erwan, qui avait dû guetter leurs échanges de là où il était, se tourna vers eux.

— On en parlait justement avant que tu n’arrives, dit Yahel.

— Et tu viens d’achever de me convaincre. Départ dès demain matin, et nous aviserons là-bas avec les autres unités pour réunir tous les dragons disponibles, et des médics.

Erwan leva la main.

— Je sais que je suis nouveau, mais si on veut bien de moi, je suis volontaire.

Le roi hocha la tête.

— Sois le bienvenu, ajouta Yahel.

Pour ce coup-là, ils firent une arrivée en force. Yahel et Simon ont suivi l’idée de Tara : attaquer directement par surprise. Ce n’était pas du goût de certains autres membres du groupe, mais ils suivirent quand même.

— Fouillez partout, il doit y en avoir qui se terrent quelque part. Et je veux découvrir ce qu’ils fabriquent.

La plupart étaient sortis pour défendre leur territoire, toujours aussi téméraire au départ, puis très vite fuyant face au nombre et aux armes. Cette fois-ci, ils n’avaient pas uniquement affaire à deux femmes seules.

Mahdi resta prudemment à l’arrière. Tara fut bien sûr en première ligne. Ils trouvèrent rapidement les objectifs de cette communauté sordide. Ce fut bien un des scénarios que Tara avait en hypothèse. En pire. Personne saint d’esprit ne peut décemment imaginer cela.

Ils firent venir leurs collègues médics en urgence, mais pour beaucoup, c’était déjà trop tard. Ils étaient tous horrifiés.

— J’ai déjà entendu parler de ce genre de sévices, mais à une telle ampleur ! Cela se passait à des milliers de kilomètres de là, sur un autre continent, comme arme de guerre ou outil d’oppression, allez savoir pourquoi. Mais là, quelles raisons encore plus pitoyables ont-ils ? Qu’est-ce que c’est que ce délire ? À croire qu’ils n’attendaient que ça pour qu’ils se retrouvent tous, se réunissent et créent leur petit club de pervers et de malades ! Quelle abomination ! On trouverait des animaux, je serais pas étonné.

Simon, d’habitude d’un calme olympien, vociférait, hors de lui. Avec Tara et d’autres, ils repartirent en chasse et ne firent pas de cadeau à ceux qu’ils dénichèrent. Inutile de discuter avec ces individus sans humanité, encore moins s’en encombrer.

Ce qu’ils trouvèrent ?

Des femmes. De tous âges. Des hommes. Et des enfants aussi, filles et garçons. Pour tous les goûts, dans cette citée de l’horreur. Violés sauvagement, parfois mutilées, torturés, victimes d’imaginations diaboliques. Esclaves particulières pour celles retrouvées dans des appartements. Des corps attachés, enchaînés dans des positions et des lieux variés, au gré de la créativité. D’autres… Ce fut des cadavres qu’ils récupérèrent, déchiquetés, méconnaissables. Exposées dans ce qui semblait des salles communes, très peu respiraient encore.

Et puis…

Dans une des salles…

Lorsque Mahdi approcha, Tara venait d’en sortir. Elle était dehors avec d’autres, livides ou hagards. Elle venait juste de se redresser, crachant un dernier coup pour évacuer le goût horrible qu’elle avait dans la bouche. Elle s’essuyait avec sa manche, s’attardant un peu, comme pour annihiler la puanteur en s’imprégnant d’une autre odeur, quand elle le vit.

— Non ! Ne rentre pas.

Une des femmes de leur groupe sortit avec un petit garçon dans les bras. Crasseux, juste habillé d’une loque, des croûtes de sang… Ces yeux vides où coulaient des larmes silencieuses… Il s’agrippait désespérément à la femme avec ses petits bras. Un autre sortit en courant, un paquet ensanglanté dont ils ne virent pas le visage, mais d’où s’échappaient de pauvres vagissements d’agonie.

Elle secoua la tête en regardant Mahdi.

— Laisse-nous faire, lui dit-elle.

Puis elle retourna à l’intérieur, suivie des autres dès qu’ils avaient réussi à se remettre. Les détonations et les cris avaient cessé depuis un moment quand ils réapparurent.

Mahdi était retourné près des véhicules, et pour parer aux urgences, l’organisation du départ avait aussitôt débutée. Tara se doutait que la majorité du convoi allait se diriger vers des camps aptes à recevoir ces femmes et ces enfants, mais qu’ils allaient en perdre encore malgré tout. Certains étaient trop gravement atteints, et ils n’avaient peut-être pas encore retrouvé suffisamment de chirurgiens et d’équipements pour les soigner. Pour d’autres, le traumatisme psychologique allait aussi sceller leur destin.

À côté, leurs bourreaux auront eu une mort rapide, trop douce au vu des éléments à charge.

Elle se tenait à distance, essuyant son bâton, assise sur une voiture, quand Simon arriva en courant. Yahel dans le même temps sortait de son poste d’observation, interpelant le roi.

— On va avoir un problème.

Simon expliqua.

— Certains d’entre nous ont fait des prisonniers. Ils disent qu’ils se sont rendus immédiatement.

Elle bondit de la voiture. Elle allait parler quand le roi, d’un geste et d’un regard, la stoppa net. Elle avait compris. Elle patienta.

Le groupe concerné arrivait justement derrière. Le roi alla à leur rencontre, accompagné de Yahel et Simon. Erwan et d’autres suivirent la marche. Tara de loin. Elle resta à distance, et elle attendit. Elle vit les hommes ligotés les mains dans le dos, que leurs geôliers obligèrent à s’agenouiller. Elle les laissa à leurs débats. Elle en connaissait l’issue. Elle en retira peu de commentaires valables.

— Vous n’allez pas faire ça ? C’est inhumain !

— Ils ont le droit de se défendre. Nous ignorons s’ils sont tous coupables.

— Parce que tu leur as posé la question ? M’étonnerait qu’ils étaient là pour boire le thé.

— Suffit ! Ceux qui sont contre, on ne vous oblige pas à rester. Libre à vous de rentrer, nous allons gérer ça.

Elle avait reconnu quelques visages des contestataires, dont une femme en particulier. Et eux aussi l’avaient reconnue. Malgré tout, le roi lui fit signe. Elle ignora les regards réprobateurs, n’ayant cure de ce qu’ils pouvaient penser.

— Tu as un travail à terminer, lui dit-il.

Elle ne hocha même pas la tête. Elle se fixa immédiatement sur ses victimes, passées du statut de prédateur à celui de proie, arborant des expressions variées, entre gémissement et stoïcisme coupable. Le visage impassible, bâton à la main, lame vers le bas, elle s’avança.

— Mahdi, non ! Je n’y crois pas. Ne la laisse pas faire !

— Pas possible ! Ce n’est pas le monde que tu nous avais promis.

Quel regard leur lança-t-il ? Critique ? Suppliant ?

— Ce monde viendra, pas la force des choses, en multipliant nos efforts ! En attendant, des décisions cruelles s’imposent.

— Il est hors de question que…

— Que quoi ? réagit Tara, deux mots jetés tranquillement sur un ton doucereux. Que je les tue ? N’as-tu donc pas compris ? Nous visons le même monde. Et voilà la part que j’y apporte.

— En les assassinant de sang froid ?

— Et tu voudrais faire quoi ? Que répondras-tu à ce gosse qui découvrira que son bourreau est logé, nourri, blanchi, vivant bien peinard sans rien foutre ? Ben oui, tu comprends, mon chou, continua-t-elle avec ironie, il t’a défoncé le cul, traumatisant ta vie à jamais, mais il faut lui laisser une chance, c’est plus humain !

— Euh… Tara…

— Oui, je sais, Simon, je vais loin, mais c’est exprès. Si certains ici ne sont pas capable de comprendre la situation, qu’ils me laissent faire. Moi, après ça, je n’aurais jamais honte en me regardant dans une glace, encore moins si jamais un jour je dois faire face à ces gens, à ces pauvres gosses. À eux, on ne leur a laissé aucune chance. Ils devront vivre avec, s’ils survivent… Quoique je me demande… s’il n’y a pas autre chose derrière votre désaccord. Toi, et toi, vous étiez là, ce jour-là. Ces types l’autre jour, ils étaient de ton unité, ou je me trompe.

— Tu les as tués sans leur laisser la moindre chance, vociféra la femme. C’est lâche. Tu es aussi malade qu’eux. Tu ne vaux pas mieux.

— C’est faux ! Elle est pas comme tu dis. Moi, elle m’a sauvé.

Florian, criant à l’injustice. Elle s’en étonnait. Elle n’estimait pas l’avoir sauvé. Au contraire. Elle était arrivée trop tard. Tout comme aujourd’hui, le mal était déjà fait. Mais si ce déni pouvait le sauver lui… De quel droit rejetterait-elle ses dires ?

— Merci Florian… répondit-elle, gênée, bien qu’elle ne le montrât pas.

Elle s’approcha de la femme la plus vindicative, la toisa.

— J’ai juste débarrassé le monde de deux beaux enfoirés qui venaient de violer une femme pour quelques babioles. Pas vraiment le genre de type que nous voulons dans nos rangs, que je sache. Et oui, je ne le nie pas, je suis de la même engeance. Entre démons, on se renifle à des kilomètres, on se reconnaît. C’est pour quoi je suis la mieux placée pour les traquer et les chasser. Tu ne trouves pas ? la nargua-t-elle. Tu devrais t’estimer heureuse que je sois de votre côté et pas du leur. Je joue à la fois le juge et le bourreau. Assumer cette charge ne me gêne pas, au contraire. Le beau rôle, je te le laisse. À toi de trouver la bonne éducation, de faire en sorte qu’il n’y en ait plus d’autres qui tournent comme eux. Du moins plus autant. Pour ceux que tu essaies de changer dans ta jolie prison, le jour où tu auras compris lesquels sont irrécupérables, tu sauras où me trouver… En attendant, je me charge d’en diminuer le nombre.

— Par cette méthode, un jour, tu risques de commettre une grave erreur.

— Peut-être. Après tout, une part de moi reste humaine, donc imparfaite. Mais c’est ce qui fait que je ne vais pas leur imposer le même sort qu’à leurs victimes. Du travail rapide, propre, efficace, comme on me l’a conseillé. Maintenant, si tu veux bien…

Du duel silencieux qui s’imposa ensuite, ce fut la femme qui recula, dédaignant la défaite, rebroussant chemin vers le convoi de camions et de motos. D’autres dragons de son unité la suivirent, très peu de celle de Tara. Ils furent suivis par le roi, qui ne manqua pas de hocher la tête une dernière fois à son encontre avant de partir. Yahel lui jeta un regard suppliant. Tara lui lança un grand sourire, lui exprimant par là que tout allait bien, qu’elle pouvait la laisser, qu’elle n’avait pas besoin de voir la suite.

Elle regarda ceux qui étaient restés, entre autre Simon, Barbe grise, Mathilde, Yacine, Florian et Erwan. Ils n’eurent pas besoin d’échanger un mot.

Elle regarda ensuite leurs prisonniers. Certains la reconnurent, ce qui réenclencha prières, supplications, implorant la vie sauve, le pardon.

Ils osent !

— Chut…, leur fit-elle tout doucement, implacable, étrange sourire aux lèvres, le doigt de sa main gauche devant sa bouche.

Puis, avec ses compagnons, ils les firent entrer dans un bâtiment proche. Juste avant de les suivre, Tara débrancha son oreillette.

À l’arrière de la moto, accrochée à Barbe grise, son bâton nettoyé et rangé dans son harnais, Tara se laissait griser par le vent. Cela soulageait ce poids obscur qui s’agitait dans sa poitrine depuis tout à l’heure.

Qu’y a-t-il donc de si difficile à appréhender dans la différence entre tuer au combat et avoir à exécuter des prisonniers ? Pitié pour ceux qui l’y forcèrent. Encore attachés au monde qu’ils avaient connu, ils n’avaient pas compris non plus les sacrifices et le temps nécessaire pour aboutir à un monde où les prisons seront devenues inutiles. Sale boulot qu’ils l’avaient obligé à faire, mais elle n’avait rien à se reprocher. Ces temps n’autorisaient plus la pitié. Pourquoi s’encombrer de pauvres âmes perdues qui ne faisaient que créer d’autres victimes ? Ils n’avaient plus leur place dans ce monde. Ils ne devaient plus l’avoir. L’humain était un cancer qui devait détruire ses propres cellules empoisonnées s’il voulait vivre. Mais son roi n’avait pas oublié pourquoi il l’avait forgé.

Mon roi, moi non plus, je n’ai pas oublié mon serment. J’en ai compris les implications, et je l’assume entièrement, car c’est ma vision. Tant que tu me le demanderas, je le ferais pour toi. Et s’il faut que j’en porte le fardeau… Car malheur à ton rêve si les livres d’histoire retiennent que ses fondations se sont faites dans le sang.

Voilà ce qu’elle pensait alors que la vitesse faisait voler ses cheveux. Voilà ce qu’elle aurait aimé lui dire.

Tu n’es pas seule, lui aurait-il dit. En effet, elle avait vu aujourd’hui les premiers soutiens qu’elle pourrait avoir dans sa tâche.

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