19 – 2 Parce que nous avons les armes

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Le vent frappait sans discontinuer. Cela sentait la vase, l’iode, le crabe pourri. Cela sentait la mer. D’ici, elle ne pouvait pas la voir, mais cette force de la nature se devinait par nombres d’indices.

— Elle est un peu fraîche sous ces latitudes, même en cette saison, mais on essaiera d’aller y faire un tour, après, lui promit Simon, surtout qu’elle n’était pas la seule à sentir son âme d’enfant s’éveiller.

Cette mission promettait d’être d’un calme affligeant. Juste une succession d’entrepôts et de conteneurs, champ de briques géantes aux multiples couleurs, fleurs artificielles du monde moderne. Fleurs qui pouvaient receler nombre de surprises, bonnes ou mauvaises. Et autour, à par une mouette profitant de l’aubaine pour se planquer de ses congénères et dévorer son crabe en toute tranquillité, pas âme qui vive. Mahdi avait eu raison de rester au camp principal, à quelques dizaines de kilomètres de là. Ils allaient sûrement remballer et rentrer tous à la maison, après un tel chargement.

Une autre unité de dragons avait repéré ce coin lors d’une de leur pérégrination. L’insanité du capitalisme industriel en avait laissé de telles quantités derrière lui ! Il y en avait largement pour tout le monde. Une bonne réserve à répartir dans le réseau qui s’agrandissait de jour en jour, et les besoins aussi. Tara y espérait une chose : des munitions d’un nouveau genre. Elle s’était décidé à remettre le pavé dans la mare, insistant sur ce qu’avait enregistré son œil ce jour noir. Toutes ces silhouettes habillées à l’identique convergeant vers leurs engins, armés jusqu’aux dents, impossible de se les sortir de la tête.

— Des diamètres un rien plus gros, ça fera mon bonheur. Des trucs qui fassent boum, comme eux ils avaient.

Simon pensait comme elle. Mieux valait en posséder en vain que se faire surprendre. D’ailleurs, il avait avoué avoir fait surveiller leurs arrières après chacune des deux rencontres, craignant qu’ils les aient suivis, presque étonné que ce ne fut pas le cas.

— Ceux de l’autre jour devaient être de simples éclaireurs. Non, vraiment, je prône également la prudence.

Suivant les consignes de priorité, ils embarquèrent vêtements, nourriture, médicaments, semences, batteries, essence, outils et autres pièces détachées, et le reste fut répertorié. Tout ce qui était déjà fabriqué était bon à prendre. Inutile de le gâcher.

— De l’eau minérale, hein ? Désolé, mais vous ne traverserez jamais l’océan, constata tristement Mathilde en distribuant quelques bouteilles à ses compagnons avant de se remettre au travail.

Les premières unités à moto étaient déjà parties en protection du convoi de camion. Tara et les siens apportaient leur aide à l’ultime chargement, ne relâchant pas la surveillance au passage. Ils avaient mis la main sur des munitions et quelques armes, rien d’autre, ce qui ne signifiait pas l’échec. Il leur restait bien les trois quarts de la zone à explorer, et ils étaient plusieurs à avoir du mal à lâcher le morceau. Seuls les camions chargés jusqu’à la gueule avaient freinés leurs ambitions.

— Allez, Simon, on squatte ici, avec une pause baignade en perspective, on cherche encore une heure ou deux et on les rejoint, implora Florian.

— Écoute-moi le gamin !

— Je te rappelle que tu l’avais promis, la baignade, l’appuya Tara.

Mathilde et Yacine s’accrochaient l’un à l’autre, pris dans un fou rire qui fit céder tout le monde. Pour rester sérieux, et encore chaud pour leur recherche, ils s’éparpillèrent sur une petite zone, Barbe grise et le Jeunot restant pour charger les dernières caisses.

En sortant d’un des conteneurs, l’œil de Tara accrocha un mouvement au loin, provenant d’une des jolies collines boisées. A priori, impossible que ce soit un de leurs camions qui produise un reflet. Ils n’étaient pas censés passé par là.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? s’étonna-t-elle, observant ensuite un objet non-identifié traversant l’air selon une courbe claire.

Son œil répondit pour elle, ainsi que Yahel, hurlant crescendo dans son oreillette.

— Merde, merde, merde ! Barrez-vous !

Et une première explosion l’interrompit.

— Tout le monde évacue la zone ! Vite !

Le souffle ébranla Tara, puis un second, puis un troisième à quelques secondes d’intervalle à chaque fois, lui laissant le temps de se mouvoir et de jeter un œil entre deux abris et entre ses bras levés pour protéger son visage. Entre les panaches de fumée et les conteneurs malmenés, elle discerna ce qu’elle cherchait.

— Des silhouettes en noir dans des engins noirs, ça vous rappelle rien ?

— Raison de plus ! On traîne pas. Go ! Go ! Go !

— Mas, Yahel, j’ai trouvé des…

Tara n’entendit rien de plus de Florian. Le battement de cil suivant, le monde se colora de nuances de gris et de rouge enragé, vrilla dans tous les sens, alors qu’une bourrasque brûlante emportait tout sur son passage. Pas le fruit d’une énième explosion de mortiers, mais plutôt une conséquence. Elle soupçonnait d’ailleurs ces tirs probablement destinés à les éloigner, vu comme ils avaient tendance à rater leur cible. Auraient-ils gâché des munitions s’ils étaient hors de portée ? Si le jeu en valait la chandelle, oui. Les dragons devaient être près du but. Qu’avait trouvé Florian, d’ailleurs ?

À moitié hébétée, se retrouvant étalée contre un amas de tôle, elle repoussa une masse de ses cheveux ayant profité du souffle pour fuir sa natte, peina à se relever, cherchant les autres du regard. En aidant Simon non loin d’elle, elle vira encore, cherchant ceux détalant autour d’eux, espérant que Yahel en profitait pour recenser les autres. Derrière, un mur de fumée gris-noir bouchait toute la vue. Et entre, le chaos, les entrepôts soufflés, les conteneurs projetés, défoncés, éventrés, un château de carte balayé pour en constituer un autre d’un genre plus particulier.

— Protégez-vous, leur tonna Yahel, alors qu’ils toussaient en cœur, bras dessus, bras dessous, courant comme ils le pouvaient vers les camions restant, Simon boitillant légèrement. La fumée, protégez-vous-en ! C’est le pire !

Elle l’entendit à peine, son oreille bourdonnante lui rappelant un autre danger. Elle chopa frénétiquement son chiffon pour le mettre sous son nez. Et lorsqu’ils arrivèrent près des véhicules, ils assistèrent au départ du dernier gros truck.

— Grouillez-vous ! leur cria Yahel, tendant la main depuis la porte de la remorque de leur petit camion au blanc noirci par les fumées, cachant en partie le sigle peint dessus.

Elle réalisa qu’ils étaient tous dans le même état. Elle s’essuya le visage quelque peu, toussant pour évacuer quelques saloperies infiltrées dans sa gorge, puis se tâtonna le crâne, n’y trouva que la cicatrice tapie dans ses cheveux.

— On est les derniers ?

— Non, mais…

— Qui ?

Yahel lui cita quelques noms. Elle ôta sa ceinture, seul élément armé qu’elle avait estimé utile de garder jusqu’ici, la jeta dans le camion.

— Garde ça pour moi.

— Tara, ils ne répondent pas ! essaya-t-elle de la retenir.

— Florian n’était pas loin de moi. Je devrais pouvoir le trouver.

Elle filait déjà en sens inverse, s’enveloppant la tête dans son chiffon. Elle trouva un compagnon, le pied coincé sous une armature diabolique. À la force de ses bras, elle le libéra, lui indiqua la direction à suivre. La chaleur étouffante l’obligea à chercher un morceau de tissu suffisamment grand pour se recouvrir plus efficacement. Sans son œil, elle n’aurait jamais pu se repérer. Et suant sous un caban trop grand pour elle, mais parfait dans cette situation, elle dénicha les corps allongés. Les trois encore espérés.

— Là ! Je les ai, cria-t-elle, ignorant si Yahel l’entendait.

— N’y va pas ! C’est dangereux !

— J’ai pas sorti ce gamin des griffes d’un salopard pour le laisser crever comme ça quelque temps plus tard.

Elle brava l’incendie grondant, assourdissant, les fumées opaques. Seul Florian respirait encore. Il ne se réveilla pas, malgré ses tentatives. Elle l’extirpa de sous les caisses amoncelées sur le bas de son corps, tenta encore de le ranimer, abandonna sous l’urgence, le transbahutant sur son dos après lui avoir recouvert le nez et la bouche de son propre chiffon, n’en trouvant pas d’autres dans la précipitation, rejetant le caban sur leur duo. Peut-être pas l’idée du siècle, mais impossible de discerner ses blessures au milieu de la crasse laissée par la suie et les poussières.

Elle s’écroula à moitié lorsque les bras salvateurs de Yahel et Simon vinrent se saisir de son fardeau, dirigeant Erwan de la voix pour qu’il vienne les chercher avec le camion. Elle se tint un moment les mains sur les jambes, tête baissée, cherchant à retrouver sa respiration. Barbe grise s’était rapproché d’elle avec la moto.

— Ça va aller, toi !

— Ouais, déglutit-elle, crachant un coup. Faut qu’on… dégage d’ici.

Leurs chers ennemis n’étaient peut-être pas loin. Elle espérait même qu’ils ne les attendaient pas sur le chemin. Ils n’étaient pas vraiment en état de se battre. Sans attendre, elle grimpa derrière son binôme, espérant ne pas regretter d’avoir laissé sa ceinture. Pas tranquille pour deux sous, elle resta en observation, épiant tout ce qui se passait autour d’eux durant le trajet, si les machins incrustés dans ses poumons voulaient bien patienter pour sortir. La suite ne fut qu’une succession d’images, un film chaotique dont le producteur avait coupé la moitié des scènes, laissant des noirs désespérant déliant l’histoire. Barbe grise la suppliant de s’accrocher, serrant sa main à l’en faire mal, ce qui n’était pas évident, alors que cette foutue quinte ne voulait pas la lâcher. Le bitume fendu sous ses yeux, alors qu’elle désespérait à aspirer de l’air, à quatre pattes par terre, repoussant son binôme sous la douleur brûlant sa gorge et ses narines. Yahel lui intimant de respirer, “allez, encore, vas-y !”, alors qu’une main soutenait sa nuque, le ciel pas si nuageux à contempler par-dessus un obstacle dur encombrant son visage, une autre main repoussant des mèches de cheveux collées à sa peau. Les secousses du monde, en partie dues à ses poumons voulant se libérer, et des mains serrant des parties de son corps, l’emportant, la bringuebalant, alors qu’elle courbait le dos à cause de cette maudite toux.

— Tiens bon, tu m’entends ! Et respire ! lui invectiva son amie réappliquant le masque sur son visage, alors qu’elle était allongée dans ce qu’elle reconnut être leur camion, Florian gisant à côté d’elle, lui aussi affublé d’un appareillage sur la figure, maintenu par Simon toussotant dans sa manche. Bon sang, va savoir ce que vous avez respiré comme saloperie… Non, tu gardes ça sur le nez… Oui, comme ça, c’est bien. Encore quelques kilomètres et on y est.

Se demandant qui sifflait comme ça par à-coup, dès qu’elle le pouvait, elle aspirait à grandes goulées ce frais forçant l’entrée de ses poumons, appréciant sa bienfaisance, et celle des coulées d’eau sur sa peau.

— Et cet hélico, on l’a toujours pas ? Il nous serait bien utile…

Yahel qui secoua la tête en réponse à la voix de Simon.

— Pas encore… Il va falloir patienter.

— Merde… Il va pas bien…

Elle fit un rêve étrange, retrouvant Mahdi avec la main sur son front, l’autre sur son ventre, une onde de chaleur entre les deux, puis de chaque côté de sa cage thoracique, avec toujours cette onde faisant des allers et venues, lien immuable, apaisant. Il s’occupait d’elle dans une pièce inconnue d’elle. Il affichait ce sourire confiant qu’elle lui connaissait.

— Un peu secouée, mais tu t’en sortiras. Tu es forte.

Elle approuva d’un sourire carnassier, alors qu’il l’enserrait dans la couverture qu’il avait remontée sur elle. Puis elle se réveilla, n’arrivant pas à se débarrasser d’une plume chatouillant son visage, elle discerna un quatuor de visages flottant au-dessus d’elle, dans ce même décor inconnu où elle avait cru voir Mahdi, ronchonnant après celui qui avait eu l’idée saugrenue de peindre les murs et le plafond de chambres d’hôpital couleur vert d’eau.

— Aïe… Je vous avais dit qu’elle reprenait conscience, disait Simon à destination de Yahel, Erwan et Barbe grise, riant à moitié alors que sa main enferrée cessait de tirer et se décidait à libérer la longue mèche blonde échappée de sa queue de cheval, contrebalançant l’inquiétude dans leurs yeux au profit du soulagement.

Cela allait mieux. Elle le leur prouva en toussant un peu. Plus d’odeurs de fumées, plus d’incendie. Leurs corps, et le sien, propres, lavés, dégagés de leurs vêtements enfumés.

— Désolée, j’ai… un peu paniqué, ânonna-t-elle, essayant de sourire, la bouche encore prisonnière d’un masque transparent.

— Oui, bien sûr… C’est pour ça qu’on t’a mis sous oxygène ! La maline ! Tu remercieras Mahdi pour son étourderie. De l’oxygène, qu’ils ne cessaient de nous crier, il vous fallait de l’oxygène, quand je me suis rappelé qu’il avait oublié de reprendre des cannettes portables destinées au camion infirmerie, l’autre jour, expliqua-t-elle devant ses sourcils froncés. C’était avant notre départ, il les a posées alors qu’il était venu me parler dans notre camion, je sais même plus de quoi, maintenant.

— Tu sais que… ça vous fait une mine de chiotte…

Elle désignait les jolis vêtements unis qu’ils portaient tous, tout aussi verts que le décor.

— Sois pas jalouse, t’auras la même tenue. C’est parce que nous aussi on a eu droit à un check-up complet. Mesure de précaution…

— Avec tout ça, par leur faute, je n’ai même pas pu voir la mer…

— T’inquiètes, on aura d’autres occasions.

Ils étaient tous si confiants.

— Le gamin… Florian…

— On s’occupe de lui.

Simon ne lui dit rien de plus. Ni les autres. Ils s’écartèrent pour laisser place à un compagnon médic venu pour l’ausculter de plus près.

— C’est bon, tout ça. Vous vous remettez vite, constata-t-il.

Entre les courbatures, quelques légères brûlures et la fatigue induite par sa respiration encore laborieuse, elle ne tarda pas à succomber. Sur l’image suivante, elle était toujours alitée, mais libérée du masque facial insufflant la vie. Elle était seule, ce qui l’arrangea. Ils la retrouvèrent dans la chambre de Florian, trônant sur un fauteuil à côté de son lit, contemplant le gamin en piteux état, toujours inconscient, tuyauté de partout.

Tiens bon, gamin. Toi aussi, tu es fort.

Yahel enveloppa bon gré mal gré son corps grelottant dans une couverture, et ils veillèrent ensemble leur compagnon mal en point.

— Je te jure qu’on les aura, fut la seule phrase qu’elle lui adressa à haute voix.

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