38 – 2 Que suis-je devenue, ma douce amie

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— Ça y est, c’est l’heure ?

— Oui. Tous ceux conviés à la réunion se rassemblent.

— Je terminerais cela plus tard, alors.

— Tu fais quoi ?

— Juste le tour des affaires que tu m’as préparée. Étonnamment, j’y retrouve beaucoup de mes anciennes, dit-elle en montrant la ceinture avec ses armes.

— Tu veux la porter à nouveau ?

Elle secoua la tête en soupirant, trouvant inutile de répondre. Elle s’enveloppa dans son châle, enfila le harnais par-dessus.

— J’ai déjà tendance à mettre ça par habitude…

— En tout cas, organise-toi comme tu l’entends, tu es chez toi… C’est quoi ça ?

— Une nouvelle cape qu’elles m’ont offerte, répondit Tara après avoir jeté un œil pour voir de quoi elle parlait.

— C’est superbe !

Tara se retourna. Yahel avait déployé la cape, la tenait à bout de bras, le dos du vêtement face à elle. Il y trônait une magnifique broderie noire : le dragon rugissant qu’arborait son dos autrefois.

— Tu ne l’avais pas vu ? demanda Yahel devant son air surpris.

— Non !… Adama… rajouta-t-elle plus bas en reprenant son souffle.

Elle se dirigea vers le couloir. Yahel reposa la cape pour la suivre, comprenant qu’il ne fallait pas insister plus.

Elles arrivèrent dans la salle commune de ce que Tara surnommait la caserne des dragons. Les représentants de leur groupe étaient déjà présents, ainsi que d’autres membres curieux de cette rencontre.

— Il ne devrait pas y avoir ceux de cette communauté, demanda Tara.

— Ils arriveront dans peu de temps. On voulait un petit moment sans eux.

Elle fit un signe de tête pour montrer qu’elle comprenait, avant de se concentrer sur tous les présents, ses nouvelles recrues mélangées avec les autres. Elle se rapprocha d’un petit groupe composé majoritairement d’anciens. Simon était parmi eux.

— Tara !

Il avait meilleure allure, bien que ses cheveux sagement noués accentuent la pâleur de son visage, mais il bloquait toujours rien qu’à la voir. Elle décida d’abréger ses souffrances, allégeant l’atmosphère un moment.

— Tu t’es rasé ! constata-t-elle, prenant un air malin.

Il se frotta le menton nouvellement glabre, cachant comme un sourire gêné.

— Je suis pas mieux comme ça ?

— Ne me dis pas que c’est pour moi ?

D’autres anciens se rapprochèrent juste à ce moment-là, sauvant Simon bloquant encore, tout à coup moins pâle. Plus sérieuse brusquement, elle s’adressa à eux, du moins le tenta-t-elle.

— J’ai cru que… Tous… Mais vous êtes encore si nombreux !

Comment est-ce possible ?

Son regard restait sombre malgré sa surprise.

— On a réagi juste à temps, Tara, répondit Simon. Tu as réagi.

Il semblait troublé, gêné.

— Quand j’ai vu toute cette folie sur les écrans… On a fait demi-tour et on s’est enfui, croyant que c’était foutu… J’ai fui, alors que si j’avais su… Je croyais que vous étiez tous mort à l’avant et je me suis caché. Ils m’ont obligé à me planquer comme un chien pour sauver ma vie en attendant que ça passe, alors que toi pendant ce temps…

— Si tu étais revenu, Simon, dans le meilleur des cas, tu serais mort. Ils ont tiré les premiers, et ils étaient largement plus nombreux et armés que nous, sans parler de l’effet de surprise. Tu l’avais conclu toi aussi, tout comme moi, ne l’oublie pas.

— Tara, tu n’as pas pu tout voir. Peut-être que…

Elle pencha la tête en plissant les yeux.

— Oui ? l’encouragea-t-elle.

— Sache que les petits cadeaux que vous avez réussi à leur envoyer de la première ligne ont fait mouche. Et certains des nôtres ont réussi à répliquer. Ils ont eu leurs dégâts en souvenir.

— Intéressant, fit-elle, une lumière s’allumant dans son regard toujours aussi sombre. Les dragons se laissent rarement tuer sans répondre… Je sais que je n’aurais pas dit cela à une époque, mais cela a permis de les retarder, je pense.

Il confirma.

— N’aie donc aucun regret. Il était inutile, voire stupide de se faire tuer en voulant jouer les héros.

— Mais j’aurais pu te…

— Sauver ? Non, je ne crois pas. Cesse de penser cela. Avais-tu même remarqué qu’il n’était plus à l’arrière-garde ?

Il comprit de qui elle parlait.

— Non, répondit-il.

Il mit un temps avant de répondre. Sa réponse semblait venir de loin.

— Alors c’est bien ainsi.

Elle alla s’installer, assise sur une table.

— Je veux savoir. Aujourd’hui, où en est-on ? Jusqu’où nous ont-ils atteints ?

Simon retrouva le sourire.

— Tu as bien fait de t’asseoir. Nos combats, toute cette lutte pendant des semaines, et même… Tout cela n’a pas été vain.

Elle fronça les sourcils.

— Ne tourne pas autour du pot. Montre-moi jusqu’où ils nous ont envahis.

— Tara, intervint Yahel, ils n’ont fait en tout et pour tout que trois incursions après, puis plus rien.

— Plus la moindre attaque de notre côté, confirma-t-il. Heureusement, car nous étions bien en pleine débandade. Le temps qu’on se remette et qu’on rassemble la relève prévue… Plus personne. En fait, nos attaques précédentes sur leurs postes-frontière n’ont pas été sans conséquence sur leurs rangs. Ils avaient rassemblé une bonne partie de leurs troupes sur cette ligne. J’ignore ce qu’ils s’imaginaient nous concernant. Et ce jour-là, ils avaient bien réuni le plus gros de leur force, tout comme nous.

Les membres du comité arrivèrent. Ils les laissèrent s’installer parmi eux.

— Dis-m’en plus.

— Tu veux savoir pourquoi ? On l’a su par nos contacts de là-bas. Leur pays a dû faire face à de plus en plus de problèmes internes, leur population commençant à sérieusement se rebeller dans le même laps de temps. Trop d’inégalités et de répression, des disparitions inexpliquées, des gens emprisonnés sur simple soupçon, leurs cadavres rarement retrouvés dans un état, jetés comme de vulgaires ordures, souvent évanouis dans la nature… Tu imagines bien que ces problèmes ne concernaient pas les plus nantis. Leur résistance est repartie en force. Leur gouvernement n’avait plus assez d’hommes pour gérer les deux fronts, ils ont donc dû faire un choix. Et depuis, il n’y a plus que chez eux qu’ils nous cherchent.

Tara ferma les yeux un instant.

— Et pourquoi ils nous cherchent encore ?

— Désormais, nous aidons ces gens à se débarrasser définitivement d’eux. Nous les guidons pour qu’ils puissent se libérer, gagner leur indépendance.

— Une ingérence ? C’est donc bien nous les envahisseurs, au final. Dans ce cas-là, j’aime bien.

Tara souriait pour la première fois. Un sourire carnassier, qui n’aurait pas plu à ses ennemis.

— Je ne voyais pas les choses comme ça… Si on veut, termina Simon.

Elle riait intérieurement.

Alors mon bourreau ne me racontait pas n’importe quoi. Il avait des raisons d’être énervé. Voilà pourquoi il voulait me faire parler. Il cherchait à cibler une attaque décisive. Suffisamment affaibli pour ruiner ses rêves de conquête, et en plus miné sur son propre territoire… Cette région du monde qui avait étrangement peu subi les conséquences de l’effondrement globale… Aurait-on précipité leur chute ?

Indépendance, liberté, des mots qui ont toujours régi l’histoire des hommes, leurs révolutions. Serait-ce une réelle évolution qui est en marche ? J’attends de voir. Est-ce que ton œuvre va perdurer et se répandre ?

En tout cas, heureuse de voir que le jeu n’est pas terminé. Ils n’ont pas gagné. Il n’a pas gagné. Nous non plus, pas encore, mais le jeu continue. À nous de faire en sorte de vaincre, et cette fois-ci pour de bon, j’espère.

Simon s’adressa alors autant aux nouvelles recrues qu’à Tara.

— Dans les premiers temps, nous avons lancé un appel. Tara, si seulement tu avais pu voir ça ! Dès qu’ils ont su ce qui nous était arrivé, ce qui t’était arrivé, le prince, Sacha, et nombre de ceux que nous avions rencontrés ces dernières années nous ont envoyé des renforts. Mais dans tous les cas, votre arrivée parmi nous est une réelle bouffée d’oxygène. Nous sommes en pleine guerre d’usure. Et nous allons enfin pouvoir avancer, grâce à vous, grâce à toi.

Tara avait perdu son sourire. Elle était peinée pour lui.

— Simon, je voulais juste… savoir.

— Ne me dis pas que… Tu ne veux donc plus… ?

— Tu te trompes, je veux, mais je ne peux plus. Je…

Il saisit enfin pourquoi ce regard sombre, traversé par instant d’une ombre plus obscure encore.

— N’as-tu donc pas vu comment je marche ? Tu crois que j’utilise cela par plaisir ?

Elle brandit sa canne un instant.

— Je n’ai pas le choix. Je ne peux plus combattre, ils m’ont… Si j’ai ramené ces jeunes gens, si je les ai entraînés, c’est pour assurer la relève. Je ne pense même pas que ma place soit encore parmi vous.

— En première ligne, sûrement pas, intervint Yahel. Il n’en est de toute façon pas question. Pour les combis noires, tu es morte et enterrée. Il vaut mieux les laisser croire cela. Mais rien ne t’empêche d’agir dans l’ombre.

Elle la regarda sans comprendre.

— Tu les as aidés à s’entraîner, n’est-ce pas ? C’est une bonne piste. Tu as encore probablement des choses à transmettre.

— Tara, intervint un des membres du comité, nous avons le même genre d’idée vous concernant. Nous vous proposons de vous joindre à nous. Nos missions sont un peu plus civiles en général, mais elles peuvent être liées aux besoins des dragons, vu qu’ils sont en majorité parmi nous. Et un dragon de plus dans ce comité ne sera pas de trop.

— Vous pourriez jouer le rôle de consultant, si vous voulez, de conseiller. Que cela soit pour les uns ou pour les autres, dit un autre.

— Je ne sais pas si j’en serais capable…

Les écouterez-vous, d’ailleurs, mes conseils, pensa-t-elle pour les membres du comité.

— Prenez le temps de nous connaître, de trouver vos marques, de voir comment nous vivons. Vous avez vécu et combattu avec le roi, vous avez voyagé. Vos conseils peuvent nous être précieux.

Elle se leva, les regarda tous un moment en silence avant de répondre.

— Je souhaitais de toute façon vous parler à tous, et ce que je vais vous dire vous amènera probablement à réfléchir à quelle est ma place parmi vous. Vous savez tous plus ou moins ce qui m’est arrivé, ce que j’ai subi là-bas. J’ai en effet bénéficié d’un petit traitement spécial destiné à me faire parler. Et oui, j’en suis revenu, grâce à certains ici… Mais pour moi, il y a un gros point noir. Je ne me rappelle pas de tout, loin de là. Qu’ai-je pu dire, que m’ont-ils fait ? Mes souvenirs ne sont que trop partiels, et je suis incapable de dire s’ils m’ont amené à vous trahir ou non, ou autre chose… Je sais, ils n’ont pas attaqué plus que ce dont vous m’avez parlé. Pour le moment… Mais je tenais à vous le dire, et je vous le demande, un premier conseil de ma part si vous voulez. Gardez-moi à l’œil, surveillez-moi, surveillez le moindre de mes faits et gestes. Soyez prêts à intervenir à la moindre de mes réactions ou au moindre comportement qui vous paraîtrait suspect.

Un silence de mort plana.

— Mais pourquoi, demanda Yahel, presque implorante. Tara, ça n’a pas de sens. Ils pensent t’avoir tuée. À quoi penses-tu ?

— J’ai du mal à croire que ce soit la chance qui ait fait que mon sauvetage a été aussi facile. Je ne sais plus en qui faire confiance. Je ne me fais plus confiance. Il n’y a pas que physiquement que… j’ai le sentiment d’être une bombe à retardement, prête à exploser à n’importe quel moment ! Y a-t-il un minuteur, un compte à rebours, un détonateur ? Quel en sera le déclencheur ? Voilà pourquoi je vous demande cela. C’est du bon sens, de la prudence. Par sécurité, je préfère jouer la paranoïa.

Ils restèrent tous figés sur place. Des hochements de tête débutèrent parmi ceux du comité. Des dragons, ils furent plusieurs à s’approcher, à se lever, à venir vers elle, surtout dès qu’elle fit mine de prendre la direction de la sortie. Yahel, Simon, Élie et bien d’autre vinrent l’entourer, la retenir, lui tendre la main pour l’inviter à se rasseoir parmi eux.

Elle resta.

Tara avait marché seule un moment, autant pour découvrir plus en profondeur cette communauté que pour entretenir ses jambes. De retour dans sa chambre, elle posa sa canne dans un coin, le harnais à côté, entreprit de terminer le tri et le rangement démarré plus tôt dans la journée.

Cette réunion ne lui sortait pas de la tête.

Surtout ses propres réactions, ses propres pensées.

Elle prit entre ses mains la cape blanche, fut comme happée par la broderie de son dos. Ce symbole qui la poursuivait… Elle passa une main dessus pour en sentir les reliefs, le flattant comme le fantôme de Mahdi l’avait fait dans son délire.

“Même s’il te mine, te dévore, te possède, il t’aide”.

Ce vide en moi que mon roi sentait, qu’il a fini par appeler le dragon devant la rage, la haine, la puissance qu’il voyait en sortir…

Ils m’ont tué. Ils ont tué quelque chose en moi, mais je doute que ce soit toi, mon dragon. Ce que je ressens à l’intérieur depuis mon arrivée ici, et tout à l’heure encore, quand je les ai vu tous rassemblés, tous ces dragons. Ce poids noir s’agitant, frétillant, vivace comme jamais depuis… Qu’est-ce que cela pouvait être d’autre ?

Elle reposa la cape, la rangea dans un tiroir de la commode de cette chambre qu’on lui avait donnée. Elle se regarda dans le miroir accroché au-dessus, regarda ses propres cheveux, marqués depuis, son visage, croisa son propre regard à la moitié humaine hantée… Elle retira le châle, le pull, tout ce qui pouvait cacher ses stigmates. Elle passa sa main sur la peau, cette peau. Autrefois une belle peau où était gravé un lion et un dragon luttant ensemble dos à dos pour faire face à tous leurs ennemis. Puis elle toucha la marque de son cou, patte de dragon désormais invisible, suivant les reliefs jusque dans son dos, se retournant, se tordant pour l’observer dans son reflet.

Mes jambes sont faibles, mes genoux faillibles, mais…

Cette peau de lézard blanc strié de boursouflures rougeâtres, cuir rêche, friable, cette patte qui n’est plus dessinée mais s’agrippe comme jamais…

Gravé dans ma chair, hein ?

Oui, c’est toi. Tu es en moi, car c’est ta peau que je porte désormais.

Mon dragon.

Quand elle arriva pour traiter sa peau, Yahel retrouva Tara dans cette position, figée de trois-quarts devant la glace, les yeux rivés sur son dos abîmé. Elle n’aima pas son regard, plus sombre que jamais, accompagné d’une froide détermination. Elle avait même à peine réagi à son entrée.

Si seulement je pouvais entrer dans ta tête, t’extirper toutes les pensées obscures qui l’habitent… Quelles pensées, d’ailleurs ? Pourquoi voir ton regard, te trouver ainsi devant ton reflet, pourquoi cela me met-il mal à l’aise ?

Elle posa un tabouret à côté de Tara, qui s’y installa, la laissa faire sans rien dire.

Depuis quand es-tu là ? Ta peau est glacée.

Je sens ton cœur battre un peu fort.

Que se passe-t-il en toi ?

Ne sachant quoi lui dire, elle essaya d’être simplement présente. Tara ne la regarda pas vraiment, pas une seule fois, pas même lorsqu’elle se plaça devant elle. Elle termina de passer la crème, prit le châle posé là pour l’envelopper dedans, espérant lui amener un peu de chaleur. Elle le posa sur ses épaules, referma les pans, s’attardant un peu, pressant le haut de ses bras au final.

Juste avant que Yahel ne la lâche complètement, la main de Tara surgit, saisit une des siennes, la tint un moment, la pressant contre son bras, les yeux toujours rivés sur un point inconnu droit devant elle.

Yahel s’en rassura quelque part. Tara n’était pas complètement partie. Elle venait de lui montrer qu’elle avait conscience de sa présence, qu’elle savait que son amie était là.

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