40 – 3 Mes cauchemars faits sur mesure

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Quand elle était arrivée dans sa chambre, Tara dormait déjà, couchée de côté. Le pot de crème était encore ouvert.

Elle ne m’a même pas attendu…

Elle posa sa lampe, essaya de voir si elle pouvait en passer dans son dos sans la réveiller, sur les endroits qu’elle n’avait pu atteindre. Voyant qu’elle s’était déjà emmitouflée dans un pull, elle abandonna, estimant préférable de la laisser tranquille. Elle remit en place la couverture sur elle, prit une chaise et attendit patiemment dans la pénombre.

Une première fois, le visage de l’endormie se crispa, sa respiration s’accéléra, trembla un peu, ainsi pendant une minute ou deux, jusqu’à ce qu’elle sursaute en lâchant une plainte rauque. De peur ou de douleur, Yahel n’aurait su dire. Tara remua dans le lit, finissant sur le dos, reprenant son souffle, se calmant, sans même ouvrir les yeux. Elle se rendormit rapidement.

Une deuxième fois, même scénario au départ. Puis ce fut tout son corps qui se raidit, la respiration saccadée, des plaintes devenant des cris, jusqu’à ce qu’elle reste visage tendu vers le ciel, bouche ouverte, comme si elle ne parvenait plus à trouver son air, une main crispée s’approchant de son cou.

Yahel ne tint plus. Elle posa ses mains sur elle.

— Tara, c’est moi, réveille-toi ! Tout va bien.

Les yeux de Tara s’ouvrirent, emprunts de souffrance et d’une terreur qui firent mal à son amie. Elle mit plus de temps à s’apaiser, tremblant encore par à-coup, aspirant son air par de grandes bouffées saccadées. Elle réalisa enfin la présence de Yahel.

Cette dernière l’aida à se redresser, lui tendit un verre d’eau. Tara but un peu en silence, lui rendit le verre. Elle remarqua la chaise.

— Tu es là depuis quand ? lui demanda-t-elle, la voix rauque.

— Depuis l’heure de ma visite habituelle, répondit Yahel peinant à sourire, tentant d’agir comme si tout était normal.

— Pourquoi ? Pourquoi es-tu restée ?

— Je me doutais que tu passais des nuits difficiles en ce moment… Cela fait deux ans, ajouta-t-elle devant ses sourcils froncés.

Son regard se perdit dans le vide un moment.

— Cela fait donc deux ans que…

Deux ans que quoi d’ailleurs ? Je survis ? Je respire, oui, mais…

Elle soupira, secoua la tête d’un air navré, et sans un regard pour Yahel, elle se rallongea, lui tournant le dos.

— Cela fait deux ans que mes nuits sont hantées. Inutile donc de rester cette nuit. Tu ne pourras pas être là à chaque fois, alors retourne donc te coucher.

Stupéfiée par ces paroles énoncées, balancées pourtant si calmement, sans aucune animosité, Yahel resta muette.

Tara retourna un instant son visage vers le plafond, les yeux déjà fermés.

— Je ne te reproche rien, ajouta-t-elle doucement. Tu m’as offert une seconde vie. J’en fais ce que j’en peux avec ce qu’il m’en reste. Et toi, tu as la tienne, et c’est bien ainsi. Va ! Il doit t’attendre.

Elle reprit sa position initiale, sans plus se préoccuper de son amie, souhaitant juste dormir, juste un peu, ce qui ne tarda pas. Yahel ne l’écouta pas. Elle resta pour veiller sur son sommeil, en profita pour réfléchir. C’était là l’explication de toutes ces absences en pleine journée, cette volonté de s’isoler dans sa chambre, mais aussi de son écran s’éteignant en pleine pause au milieu de la nature, restant désespérément noir de longues heures, alors qu’elle la savait si proche de cette maudite frontière. Sans parler de l’insistance d’Adama, au départ pour que Tara la contacte, puis une fois chose faite, pour qu’elle la lui renvoie sans tarder. La connaissant, par instinct, elle devait se douter de quelque chose, et elle l’a compris aussitôt, dès qu’elle l’a eu en ligne. Si Tara l’évitait, c’était sûrement pour cette raison.

Je réalise que, depuis des mois, depuis ton arrivée ici, je t’ai laissée seule tout ce temps. J’ai une telle image de toi, un roc immuable, capable d’encaisser pour repartir comme si de rien était. Mais là, c’est trop te demander. Tu étais seule, si seule à tout endurer, à prendre sur toi. Je te croyais remise, mais… Si cela fait deux ans, comment as-tu fait pour tenir jusque-là ?

La troisième fois, Tara avait même rejeté la couverture. Sa main tétanisée s’avançait en tremblant dans le vide, comme un appel à l’aide. Yahel ne réfléchit pas, agit par instinct. Elle grimpa dans le lit, rabattit la couverture, prit cette main dans la sienne, se cala contre son dos. Elle ne regretta pas. La main de Tara serra la sienne si fort, s’y agrippant désespérément… Cela lui fit mal, mais qu’importe. Son corps se détendant progressivement, venant se blottir contre le sien, pour finir par se relâcher complètement, leurs mains unies retombant contre le ventre de son amie, c’était une petite victoire.

Toujours dans l’inconscience du sommeil, ayant retrouvé la paix, Tara ne lâcha pas sa main. Yahel ne lâcha pas non plus, ne bougea pas. Elle sut le matin arrivé lorsque la porte s’ouvrit sans bruit sur Marc, laissant entrer le jour.

— Tout va bien ? demanda-t-il en chuchotant, inquiet.

Yahel essayant de ne pas trop bouger, avait tourné sa tête vers lui.

— Désolée, je ne bouge pas d’ici. Cela ne fait que quelques heures qu’elle est paisible comme ça. Je reste jusqu’à son réveille.

— Je vois… Je me doutais un peu, ne te voyant pas revenir. C’était si dur que ça ?

— Oui…

— Alors prends soin d’elle.

Il caressa les cheveux de Tara par-dessus sa compagne, qu’il embrassa avant de partir.

Tara finit par se réveiller un peu plus tard.

Incorrigible Yahel, pensa-t-elle en reconnaissant qui était présent contre son dos, respirant profondément, régulièrement, et dont le bras accompagnait le sien jusqu’à son ventre. Cette fois-ci, ce fut elle qui resta sans bouger pour ne pas réveiller son amie, en profitant pour rester sous la chaleur de la couverture, ne se redressant que quand elle la sentit remuer. Elle s’assit dans le lit, gardant ses jambes sous la couverture, un bras appuyé sur sa jambe à demi relevée, regardant de biais Yahel, à peine réveillée.

— Tu n’écouteras donc jamais… constata-t-elle doucement.

Yahel lui balança son sourire le plus désarmant.

— Je te l’ai dit. Je suis là pour toi, et je ne te lâche pas, même si tu ne le veux pas.

Tara la lâcha des yeux pour fixer le vide. Yahel se redressa à son tour, vint jouer avec une de ses mèches de cheveux pour la caler derrière son oreille.

— Tu n’es toujours pas décidée à les laisser repousser ? J’aimais bien te faire ta tresse.

— Non, lui répondit Tara d’une voix atone.

— Tara… Tu ne peux pas rester comme ça ! Je te vois t’éteindre chaque jour un peu plus.

Triste constat, mais elle a raison. Je ne vais plus tenir longtemps à ce rythme. Bientôt, c’est la folie qui va me gagner.

— Une part de toi est toujours là-bas, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit-elle sombrement. Et je crois qu’elle y sera toujours. À moins que… Il faut que je sache. Qu’est-ce qui me hante chaque nuit ? Quel est ce passager qui ne veut pas me quitter ?

Oui, un passager. C’était ainsi qu’elle l’appelait.

C’est une ombre, simplement une ombre. Mais une ombre menaçante, bien vivace, tapie au plus profond de moi, dissimulant son origine, et qui ne cesse chaque nuit de taper, frapper, ruer, cabrer, cogner sauvagement contre un mur invisible pour pouvoir entrer. Quel est ce mur qui m’en protège, d’ailleurs ? Est-ce toi, Mahdi, toi qui n’es plus qu’un fantôme en moi ? Est-ce toi, mon dragon ?

Elle se laissa retomber sur le lit, épuisée.

— Il faut que je sache…

— Ne bouge pas, reste là et repose-toi. Je vais te chercher à manger.

À son retour, elle s’était rendormie.

— Eh bien, je ferme les yeux un instant, et voilà que vous êtes deux, maintenant.

Tara promenait son regard autour d’elle, un peu perdue, déphasée. Elle avait découvert Yahel couchée contre elle par-dessus la couverture, et Marc assis sur la chaise à côté, les couvant tendrement du regard.

— Désolée, Marc, je ne lui ai rien demandé.

— Une vraie mère poule, hein ?

— Indécrottable.

— C’est fini tous les deux, intervint Yahel.

Marc rit, suivi par sa compagne.

— Tu dois avoir faim. On va rester ici et manger avec toi, on sera plus au calme.

Elle s’était redressée. Marc avait rapproché un plateau garni.

— Juste une seconde, s’écria-t-elle en levant la main.

Elle se leva prestement, presque avec agilité malgré ses genoux trop vite rappelés à la mobilité, se rua dans la petite pièce attenante en s’accrochant et s’appuyant partout où elle pouvait. Elle revint soulagée.

— Contente de voir que je vous amuse, constata-t-elle devant l’échange de regard complice du couple.

Plus tard, alors qu’ils mangeaient, Tara s’exprima.

— Est-ce possible que j’aille là où j’ai été soignée la première fois ?

— Tu ne préfères pas retourner sur l’île ? Depuis la dernière fois que tu t’es enfin décidé à l’appeler, Adama ne cesse de me harceler pour que tu reviennes… Je comprends pourquoi, maintenant.

— Je n’ai pourtant rien dit de spécial… Elle a aussi insisté auprès de moi, rassure-toi. Mais non, cela ne réglera pas le problème. Je dois savoir. Je ne vais plus tenir longtemps comme ça, et il ne peut pas y avoir à chaque fois quelqu’un pour dormir avec moi. C’est à moi de régler cela. Je dois trouver une solution. Définitivement.

— On peut probablement trouver quelqu’un pour t’aider. Tu ne t’es jamais vraiment remise de ce qui t’es arrivé, mais il existe des méthodes.

— Non, Marc, ce n’est pas tout à fait cela. C’est en rapport, mais il y a quelque chose qui cloche, comme un blocage. Cette chose dont je n’arrive pas à me rappeler, je pense que c’est ça qui trouble mes nuits. C’est pour ça que je veux retourner dans cette communauté où vous m’avez emmené. Peut-être qu’en voyant mon dossier, mon… état, des souvenirs referont surface.

— Tu es sûre de toi ? Cela pourrait être pire après.

— Oui, Yahel. J’ai déjà trop tardé.

— Ça peut se faire… ajouta Marc.

Plus tard dans la journée, il revint.

— Tu es toujours décidée ?

— Oui.

— Alors prépare-toi. On part demain matin.

Tara ferma les yeux un instant, se sentant plus légère quelque part. Puis elle se concentra sur son amie, son ange-gardien.

— Viendras-tu avec moi ? M’aideras-tu dans ma quête ?

— Combien de fois faudra-t-il que je te le dise ? Évidement que je viens. Je me ferais remplacer.

Elle l’aida à préparer ses affaires, fut surprise de la voir tout sortir.

— Je ne compte pas revenir ici. Désolée, Yahel, après j’irais là-bas, chez nous, au village de la forêt, seule s’il le faut. Je ne devrais pas le rester très longtemps, de toute manière.

— Tara, je ne sais pas si c’est une bonne idée. Le froid…

— Le froid ne me dérange pas plus que ça. En tout cas, plus mes compléments artificiels. Merci pour le nouvel alliage. Et qu’importent mes jambes. Ma seule joie était d’être parmi vous. Sinon, cela n’a jamais vraiment été ma place ici. Je ne peux rien faire de vraiment utile.

— Tara ! La coupa Yahel, indignée. Tu sais ce que Mahdi penserait de ce discours !

En réponse, elle grogna.

— Je n’ai pas oublié ces préceptes ! Bon sang, tu sais très bien ce que je veux dire par là. Je ne peux même pas aider les nôtres sur le front. C’est ça que je veux faire. C’est ce que j’ai toujours fait. C’est ce que j’étais, et je l’ai perdu. Alors, qu’au moins je sois à un endroit où je me sente chez moi. Avant, il faut juste que je sois absolument sûre que c’est sans risque.

Pour la première fois, elle prit la cape d’Adama. Après s’être entièrement habillée, s’être enveloppée dans ce châle incroyablement chaud, avoir mis sa ceinture et son harnais, voyant la pluie incessante et glacée, elle se décida à la mettre.

Pas de chance, mon bâton dépasse un peu trop pour que je mette la capuche, à moins que…

Elle bougea les sangles du harnais pour le placer plus bas, et ni vu ni connu, une fois la capuche rabattue, on ne voyait plus rien de ce qu’il y avait dessous. Elle en aima l’effet.

La voyant sortir ainsi équipée, s’avançant sans hésitation vers le van, le cœur de Yahel se réchauffa.

Comme c’est étrange, il y a beaucoup moins de monde à mon départ qu’à mon arrivée, pensa ironiquement Tara.

Ils n’étaient qu’un petit trio du comité à être venu lui serrer la main.

— C’est donc vrai, vous nous quittez. Pensez-vous revenir un jour ?

— Peut-être nous recroiserons-nous, peut-être pas. Je vous souhaite bon courage, vous avez encore du travail.

— Je ne peux pas vous donner tort. Je ne sais pas ce qu’ils croyaient, et certains se sont lassés d’avoir à gérer une guerre qu’ils estiment ne pas les concerner.

— Je vois. Qu’auraient-ils dit si nous n’avions pas été les affaiblir, empêchant ainsi leur invasion… Mais croyez-moi, si un jour il existe un moyen d’arriver au bout de ce conflit…

L’homme lui serra la main en hochant la tête. Elle se tourna vers le véhicule. Yahel l’attendait pour l’aider à grimper dedans.

— C’est parti ?

Elle crut voir se dessiner un début de sourire sur le visage de Tara, qui fit les quelques pas restant en s’aidant à peine de sa canne, fendant la pluie avec assurance avant de monter.

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