LE DIABLE A TABLE. 1-

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Crois la moitié de ce que tu vois et rien de ce que tu entends

Proverbe créole

Le sang jaillit et elle détourna les yeux en réprimant difficilement un début de nausée. Elle espérait que l’autre allait vite en finir car elle était au bord de se trouver mal.

- Hé bien ! Hé bien ! fit sarcastique l’infirmière qui maintenait son bras fermement dans sa main potelée, une grande fille comme vous ! Et avec vos états de service ! On ne supporte pas la vue du sang !?

Cela faisait la troisième année qu’elle se coltinait la même réflexion à deux balles et si les deux premières fois, elle s’est tue histoire de ne pas alimenter une conversation débile ; là, elle décida de répliquer avec un brin de férocité et beaucoup de mauvaise humeur :

- STOP ! Lâcha t-elle sèchement. Elle força son regard et son attention, enfonçant sèchement le clou: Abstenez-vous de ces réflexions stupides !

- Ca va ! ça va ! Capitaine, j’ai compris ! C’était juste pour faire la conversation.

Elle voit que la jeune fille est au bord des larmes, ce n’est pas ce qu’elle veut.

- Ok, ok ! Ne vous mettez pas dans cet état ! On recommence tout, d’accord ?! Capitaine Lisa Péron, PJ paris ; et vous êtes ?

L’autre se met à bafouiller : - Enchantée…..oui je sais... Claire… Martin, Claire Martin, infirmière santé de la police… et

Voilà ! Juste ce qu’elle déteste, perdre son temps en conversations sans intérêt. Son téléphone se met à vibrer, sauvée par le gong. Elle décroche, coupe la parole à la jeune femme d’un geste de la main en lançant un oui sec à son interlocuteur, le flic de service à la répartition des appels.

- Capitaine Péron ? " Qui voulait-il que ce soit, il est sur mon téléphone !" Elle lève les yeux au ciel, ne répond pas, attend la suite. Elle vient : Une urgence. Dans les beaux quartiers. Hauts de seine, fusillade, famille massacrée et incendie de la baraque, un hôtel particulier classé. On vous laisse le soin d’appeler votre équipe. On a déjà dépêché les techniciens et le légiste et averti le proc’. Je vous mets l’adresse en SMS.

Elle attend une minute, le temps pour l’infirmière de retirer tout son fourbi. Elle fait le numéro de son binôme, un capitaine comme elle, fraîchement débarqué d’Outre Mer, de Guyane, il y a cinq mois, mais c’est elle le chef de groupe. Il ne répond pas, il est dix heures du matin, ça l’exaspère, il ne répond jamais. Elle bout mais garde une apparence impassible comme toujours. Elle refait le numéro, rien, pas de réponse. Elle laisse un message en répétant les infos du flic de liaison ; la petite blêmit, elle envoie l’adresse par GPS. Elle retente une dernière fois le numéro, rien ! Un nouveau message, voix neutre et ton sec :

- Capitaine Persaud ! c’est une urgence prioritaire, magnez vous ! Vous avez toutes les infos, retrouvez moi sur place.

Elle est déjà dans les escaliers, l’infirmière lui court après sa fiche à la main.

- Capitaine ! Attendez ! Il faut renseigner la fiche sanitaire !

Elle lui crie déjà au rez de chaussée : Remplissez là vous-même ! C’est idem l’année dernière ! Et elle sort dans la grisaille de l’automne parisien, mais il fait doux pourtant et le soleil semble vouloir crever le voile. Retrouve sa voiture et une fois à l’intérieur, s’autorise un bref accès de frustration. Putain !! Sénerve t-elle à voix haute. Elle démarre. Louis Persaud ! Ce flic à la gomme aussi lent que nonchalant ! Pourquoi lui a-t-on collé cet énergumène ! Cinq mois et il n’a pas encore digéré le décalage horaire, semble t-il. Arrive à pas d’heures, fait comme ça lui chante et le pompon, le commissaire et les huiles l’adorent. A eu droit au pot d’arrivée avec photos et tout le toutim ; l’attaché de presse du préfet l’a fait mitrailler tout au long du pince fesses comme une diva, une vraie bête de foire ; elle se demande ce qu’ils vont bien pouvoir faire de toutes ces photos, bon sang. Heureusement qu’elle peut compter sur les deux autres membres de l’équipe.

Elle appelle d’abord Mia Yuong, une OP consciencieuse et fondue d’informatique :

- Yuong à l’écoute ! Oui Capitaine ?! Elle lui fait un topo.

- Mia, bonjour ! Je vous envoie toutes les infos par SMS. Trouvez moi tout ce qu’il faut savoir sur cette baraque, ceux qui y habitent aujourd’hui et ceux qui y habitaient ces quinze dernières années. S’il y a eu des faits marquants liés à la demeure, vous sortez tout, absolument tout.

- OK ! Je m’y colle tout de suite.

Elle appelle Thomas Blain, nouvelle recrue, un bleu bosseur et qui en veut, il répond tout de suite après la première sonnerie :

- Oui, capitaine ?! Pareil, elle lui fait le topo, lui donne l’adresse et lui dit de filer fissa sur place la retrouver sur la scène de crime. C’est juste au cas où l’autre lambin ne viendrait pas, mais ça, elle ne le dit pas au bleu, il a l’air trop content d’être sur le terrain en premier choix.

- Je suis déjà dans ma voiture, dit-il en riant et il raccroche.

Elle tente encore une fois le numéro de Louis Persaud. Rien. Elle fulmine.

Il regarde cette fille, elle chantonne, joli corps qui se dandine en préparant le café, s’approche doucement derrière elle et l’enlace, l’embrasse dans le cou, prend ses seins dans ses mains. Elle rit et continue de se trémousser contre lui ; ça lui fait de l’effet. Il commence à soulever son grand tee-shirt et sa main s’aventure sous l’élastique de sa culotte. Ils ont passé une nuit torride mais il est prêt à remettre ça si elle veut bien. Elle a l’air de bien vouloir, il précise sa caresse, elle rit, lui aussi.

- Ah ! Au fait Louis, ton téléphone a vibré plusieurs fois pendant que tu étais sous la douche.

- Merde !!

Il se jette sur le téléphone resté sur la table de la cuisine toute la soirée et toute la nuit.

Quatre appels de sa cheffe de groupe, de la très belle et très chiante capitaine Lisa Péron. Il écoute les messages.

- Merde ! Merde et merde !! Il faut que j’y aille, lance t-il à la fille. Je t’appelle !

Dans l’escalier, il réalise qu’il ne connaît pas son nom, hésite sur son prénom – Julia ? Clara ? Et pas son numéro non plus. Il rit tout seul en dévalant les marches. Dommage !

Il faut qu’il passe changer de fringues chez lui, trop de parfum et d’odeurs sur celles-ci. Un peu de retard ne changera rien.Comme d'habitude, elle affichera son air impassible et sa voix grave et chaude pour le rappeler sèchement à ses obligations et lui reprocher son retard et tout le reste dont il ne savait rien encore mais ça allait venir, il le sentait bien.

Sur place, elle ronge son frein en compagnie du bleu. Ils restent sur la terrasse, ordre des techniciens et des pompiers qui examinent les lieux et passent tout à la loupe. Elle n’a pas pu voir encore les corps des victimes, quatre, semble t-il.

La terrasse en belvédère domine un élégant parc paysager et fleuri malgré l’automne bien avancé. Une table est dressée, élégante, avec tout ce qu’il faut pour un brunch, trois couverts. Les occupants avaient décidé de braver la météo.

Quatre corps.

Quelque chose d’anachronique dans le dressage, n’arrive pas à voir quoi, elle prend une photo. Le bruit d’une moto au loin, voilà peut-être enfin Persaud ; puis plus rien. Cela fait juste trois quarts d’heure qu’ils sont là et aucun signe de vie de son adjoint. Elle enrage. Thomas Blain n’est pas d’une compagnie folichonne, il ne décroche pas un mot depuis qu’elle est arrivée et qu’ils attendent le départ de l’équipe technique. Elle sait qu’elle est intimidante mais là, ça frise le ridicule ; ou alors il n’a rien à dire, c’est pire.

Elle voit une silhouette, à pied, qui s’avance tranquillement par la côte qui mène à l’hôtel particulier. Elle reconnaît la taille, grande, au moins un mètre quatre vingt dix, les longues jambes, la carrure athlétique, la peau sombre, le blouson de moto en cuir. Louis Persaud. Il monte quatre à quatre la volée de marches et arrive tranquillement sur elle de sa démarche lente et souple, un sourire éclatant sur sa belle gueule, sourire qui grimpe jusqu’à ses incroyables yeux verts d’eau, légèrement fendus, quand il devine sous son masque de façade calme, sa fureur.

- Qu’est ce que vous ne comprenez pas dans la phrase « Magnez-vous urgence prioritaire » ? Cela fait une heure qu’on vous attend !

Il est beau, très beau, une peau caramel, un corps d’athlète, un visage d’une beauté à couper le souffle, avec ce regard félin, une bouche charnue mais virile, un nez droit hérité d’un grand père breton, heureuse symphonie du métissage. Elle a épluché son dossier de fond en comble. ça la picote de partout quand elle le voit, elle ne se le cache pas, elle sait que c’est une réaction chimique naturelle de femelle à mâle, rien qu’elle ne puisse dominer, ni maîtriser par la raison. Ca fait un bail qu’elle s’y emploie.

Il la regarde droit dans les yeux, le sourire flottant encore sur ses lèvres malgré la remarque acerbe et le mécontentement évident. Elle soutient son regard. Il la trouve vraiment belle, très belle. Elle porte sa trentaine fièrement, sans maquillage ni fioritures. Son épaisse chevelure noire disciplinée dans une longue tresse au milieu du dos, ses yeux noirs et profonds, son nez petit légèrement aquilin, sa bouche de louve aux lèvres ourlées, sa peau très blanche avec de discrètes petites tâches de rousseur. Il est tombé raide dingue dès leur première rencontre, le coup de foudre quand il montait derrière elle les quatre étages et qu’il admirait ses jambes moulées dans un jean étroit enfoncé dans des bottines de cuir, tee-shirt noir moulant aussi, rentré dans son jean et barré d’un ceinturon de cuir rouge. Elle ne se retourne pas mais il peut ensuite l’admirer à loisir une fois assis dans le bureau pour le laïus d’installation dans l’équipe. Elle n’avait pas souri une seule fois mais sa voix chaude et sérieuse l’avait fait fantasmer sec et sa façon de le regarder droit aux yeux aussi.

- J’ai garé la moto en bas du boulevard et fait le chemin à pied pour vérifier d’éventuelles traces ; on parle d’incendiaires, donc les gars ne sont pas venus en claironnant, ils ont du se garer et planquer leur voiture sur le boulevard le plus près possible et apporter le matos pour les tirs et les départs de feu.

- Et ??

- Il y a une espèce de petit jardin terrain vague ouvert et j’ai vu des traces de véhicules et divers détritus et mégots, il y a peut-être quelque chose à retirer de tout ça et tout au long du chemin s’ils sont montés à pied.

- Bien vu ! Thomas, s’il vous plaît, allez dire à un technicien d’aller faire des prélèvements là bas et le long de la côte et allez avec lui, vous examinez et me photographiez tout le coin ; et, tant que vous y êtes, regardez si il y a des caméras sur le boulevard aux alentours du petit jardin en question qui auraient pu saisir quelque chose. Merci et après, vous revenez ici, on ne sera pas trop de trois pour examiner la scène dès qu’on pourra entrer. D’ailleurs, demandez leur si ils ont décidé de nous faire lanterner jusqu’à l’année prochaine.

Elle s’appuie contre la table et cambre un peu ses reins, ras le bol ! Ca va faire plus d’une heure qu’elle est debout. Il admire et apprécie sa poitrine pleine tendue par son mouvement, un pincement au creux de son ventre, il a une envie folle de l’attirer contre lui. Il ne s’y risque pas, déglutit, lui sourit et digère sa frustration.

Elle l’examine, sourit presque : « Vous semblez sortir de votre machine à laver, vous vous êtes changé en milieu de matinée pour venir sur une scène de crime ?! » Puis sévère : « Ou alors, vous sortez de votre grasse matinée quotidienne ?! »

Il commence à être fatigué de ses sarcasmes : « Je n’étais pas chez moi et j’ai passé une nuit… comment dire ? Un peu chiffonnée, exaltante, excitante mais chiffonnée. J’ai pensé que ce serait plus correct pour vous si j’arrivais en sentant la machine à laver plutôt que…. ». Il ne finit pas sa phrase, espère l’avoir gênée. Elle l’ignore, toujours le masque d’indifférence, il regrette déjà de lui avoir déballé sa nuit.

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