15-

9 minutes de lecture

A dix neuf heures quinze, ils sont assis tous les quatre devant une bière en attendant leur commande et Mia déroule tout ce qu’elle a récolté sur BB.

- Voilà ! Il a quarante cinq ans et sa carrière s’est arrêté au grade de capitaine à cause d’un drame qui a touché sa famille ; en fait, sa femme et ses deux enfants.

Il y a cinq ans, déjà capitaine aux renseignements, il menait une enquête en immersion dans les mafias de l’Est et de Russie sur les trafics nucléaires et de ventes d’armes avec toutes les ramifications qu’on peut imaginer sur la circulation et le blanchiment de l’argent sale. Il s’est approché d’un peu trop près et sa couverture a été éventée. Ils ne l’ont pas tué, se sont contentés de le passer salement à tabac et, pendant ce temps, ils enlevaient sa femme et ses deux fils et moins de quarante huit heures après, s’en sont servis comme bombe humaine contre l’attaque en voiture bélier d’un commissariat en Slovénie. Il n’a même pas pu avoir les corps pour les enterrer, il ne restait rien tant la charge explosive était lourde. Dès qu’il a été à peu près remis, il a engagé une vendetta sanglante dans le milieu russophone de la capitale, provoquant un bain de sang et un désordre indescriptible qui a mis la pagaille dans toutes les enquêtes en cours. Vu les circonstances, sa hiérarchie l’a couvert mais depuis il est l’exécuteur des basses œuvres de nos services de renseignements ou le bouche trou type grandes oreilles dans les services que la DCRI ou la DCRE veut avoir à l’œil, et sa carrière est morte.

Voilà qui on nous a mis dans les pattes ; vous aviez raison de vous méfier chef.

- Ceci dit, réfléchit Louis à voix haute, je ne vois pas en quoi notre affaire peut déranger les renseignements.

- Sauf, dit Lisa, si ils ont peur de ce qu’on pourrait trouver et qui mouillerait des gens en vue. Alors, on va creuser encore plus profond pour trouver ce qui reste de famille, les connaissances, les amis etc…Il faut qu’on ait cette CR et qu’on aille ouvrir ce coffre dès demain ; tant pis si on a BB dans les pattes !

Leur commande arrive, ils mangent de bon appétit et s’obligent à avoir une conversation conviviale qui ne parle pas boulot. Le vin est bon et ils s’attardent jusqu’à vingt deux heures. Aucun d’eux ne remarque la moto garée dans l’ombre du bâtiment voisin et dont le conducteur, ganté et casqué, les observe à la jumelle et prend des photos de son téléphone. Il redémarre doucement en faisant demi-tour pour ne pas passer devant le restaurant au moment où l’équipe sort. Le moteur tourne au ralenti, Il choisit de suivre de loin le motard. Il voit qu’une voiture le suit aussi et il tourne à droite à la première intersection puis revient dans la circulation un peu plus loin, derrière les deux véhicules qui s’arrêtent à la même adresse. Il sourit derrière sa visière, coupe son moteur et reste dans l’ombre des voitures en stationnement. La jeune femme embrasse avec fougue le motard qui la prend par la taille et ils entrent ensemble dans l’immeuble. Il redémarre.

A Taroudant, il est vingt et une heures et le dîner ne se passe pas trop mal hormis la conversation ennuyeuse du commissaire Messaoud et le mutisme de sa lieutenante. Hamid n’aime pas le regard que l’un et l’autre portent sur eux, rusé pour l’un, hostile pour l’autre. La convivialité professionnelle est de façade, Farouk aussi en est conscient mais il préfère cela à une franche confrontation qui leur fera perdre du temps. Il sait que son ami est plus instinctif que lui et qu’il saisit immédiatement le fond des personnes, et donc qu'il se méfie plus que lui de ces deux là. C’est ainsi qu’ils fonctionnent tous les deux, le fils de famille éduqué et souriant et l’ancien gamin des rues, méfiant et bougon, opposant un mur de défiance polie à leurs interlocuteurs. C’est ainsi qu’ils se protègent l’un l’autre.

Le dîner tire à sa fin, ils boivent rapidement leurs cafés et prennent congé sur la promesse, -qu’ils ne tiendront pas-, de tenir le commissaire au courant de leurs avancées. Dans la voiture, Hamid émet un juron en soupirant, sa belle bouche est boudeuse et Farouk a une folle envie de l’embrasser. Il rit de la mauvaise humeur de son compagnon, sait que d’ici deux minutes, elle sera envolée, la nuit leur appartient ; il lâche le volant d’une main et la pose sur la cuisse de son ami qui s’en saisit doucement et lui caresse tendrement les doigts. Ils se sourient en regardant la route et la ville qui défile dans le crépuscule prometteur.

La sonnerie de téléphone du commandant les réveille très tôt, enlacés et nus l’un contre l’autre.

- Merde ! Dit Farouk, mais il décroche. Allo !

- C’est moi commandant !

Il reconnait la voix du gendarme superviseur, là bas au bled ; lequel est tout excité :

- Nous avons retrouvé un enseignant qui a continué à se déplacer dans les bleds malgré le COVID. Il s’occupe particulièrement de ce secteur avec deux autres et il a vérifié sur ces registres des deux dernières années, treize enfants mâles ont disparus dont huit originaires du douar des français.

La pugnacité des gendarmes a payé, ils allaient pouvoir mettre des noms sur les victimes potentielles de ces salauds.

- Et ils ne s’en sont pas inquiétés ?

- Il dit qu’ils ont l’habitude, les enfants partent souvent dans d’autres douars travailler ou aider des membres de la famille ; quand ils interrogent les parents, souvent ils se ferment, ne voulant pas passer pour de mauvais parents qui ne font pas attention à leurs enfants ou les maltraitent.

- Très bien et merci, vous avez été bons ! On vous rejoint sur place dans la matinée, gardez le bonhomme et ses registres au frais avec vous, on arrive.

Hamid a écouté toute la conversation en restant collé à lui, sa main posée sur son torse. Il adore son amant, le caresse, l’embrasse et le prend dans une étreinte rapide et passionnée. Ils sont essoufflés et souriants. Farouk se lève le premier.

- Allez au boulot ! Tu as entendu ? On avance, on avance ! Une douche et on prend vite fait un petit déjeuner, après on fonce sur place.

A Paris,devant son café, Lisa reçoit un appel dès huit heures du matin, du secrétariat du proc’ ; les deux commissions rogatoires sont prêtes. Ils vont pouvoir dans un premier temps, c'est-à-dire dans une heure, aller faire ouvrir ce coffre et, dans un second temps, se rendre Louis et Elle au Maroc.

Elle appelle tout le monde ; rendez-vous dès l’ouverture devant la banque, neuf heures pétantes ! Sauf Thomas à qui elle demande prendre en charge Mathilde jusqu’à leur retour, elle tient à maîtriser leurs éventuelles découvertes dans ce coffre. Louis est assis en face d’elle, mastiquant avec application sa tartine tout en lui souriant. Dès qu’elle raccroche, il lui en met une dans la main et la regarde en train de la déguster. Quand elle a fini, il se penche par-dessus la table et l’embrasse légèrement sur les lèvres.

- Tu es belle !

Elle l’embrasse à son tour, avec fougue.

- On y va ?! Je ne veux pas faire attendre Mia !

- Et BB !

- Ah, oui ! c’est vrai ! Et BB ! Conclut-elle en riant.

Ils passent en vitesse chez le proc’ récupérer les documents et rejoignent rapidement Mia et BB qui sont déjà devant la banque, à attendre dans la voiture de la lieutenante l’ouverture. Il fait gris et brumeux. C’est une petite agence de banque privée qui ne paye pas de mine mais les flics savent d’expérience que l’argent sale aime la discrétion.

A neuf heures précises, ils distinguent une silhouette à l’intérieur qui ouvre la lourde porte, il doit y avoir une entrée à l’arrière pour les employés et le directeur. Ils s’avancent rapidement, pénétrant dans l’établissement cartes de police en main, en intimant aux employés présents de ne plus toucher à rien, ne plus téléphoner, ne plus échanger entre eux. BB ferme la porte de l’agence interdisant l’accès au public. Lisa demande où se trouve le bureau du directeur et s’y présente commission rogatoire en main en demandant l’ouverture du coffre des époux Bachellerie. Il prend l’air offusqué du gars innocent comme l’agneau et qui ne comprend pas pourquoi on lui inflige une telle procédure ; il aurait collaboré aussi bien si elle était venue lui demander son concours. Elle ne l’écoute pas et surtout, elle ne le croît pas, bien sûr.

- Allez ! Monsieur le directeur, on y va, vous ouvrez et vous nous laissez seuls, vous rejoignez vos employés dans la salle des guichets ! La lieutenante Yuong reste avec vous tous là haut, pas de coups de téléphone, pas d’échanges tant que nous n’avons pas fini.

Il est outré mais il s’exécute et les voilà, gantés, seuls tous les trois devant le tiroir qui va peut-être leur permettre une avancée significative. Persaud entreprend de vider le contenu sur la table : Plusieurs enveloppes avec de l’argent, beaucoup d’argent, des euros, des livres sterling et des dollars, ils compteront plus tard. Il met le tout dans un sachet scellé. Des relevés de comptes, des avis de dépôts d’établissements différents. Tout part dans un sac de scellé. Deux enveloppes de photos qu’ils examinent rapidement ; la plus grosse, le même sujet d’horreur que celles trouvées dans la bibliothèque, sévices, viols, assassinat de jeunes enfants par des adultes cagoulés et cachés sous leurs capes. Lisa prend une grande goulée d’air pour chasser du mieux qu’elle peut son dégout et sa tristesse. La moins épaisse comprend une série de photos inattendues, les Bachellerie au grand complet avec une fillette puis les mêmes avec une adolescente et un homme, imposant, de dos. Etrange, ils n’avaient pas d’enfants et seuls les garçonnets semblaient les intéresser pour leur saleté de jeux pervers et morbides. Il lui a semblé voir BB tressaillir et reculer d’un demi-pas à la vue de la deuxième série des photos. Mais peut-être était ce le choc des photos précédentes. Elle fait mine de ne s’être aperçu de rien et toutes les photos sont mises en sacs.

Ils remontent.

- Dites moi, monsieur le directeur, l’attaque t-elle, y avait-il un ou plusieurs comptes au nom des bachellerie ? Les époux, leur famille… ? Faites moi gagner du temps et dites moi tout de suite la vérité sinon on reste comme ça jusqu’à ce que mon équipier revienne avec une nouvelle CR.

- Non ! Ils n’avaient pas officiellement de compte, c’est juste que…

- Qu’est ce ça veut dire officiellement ? Juste que quoi ?

- En fait, Les bachellerie se servaient de notre agence pour les services de coffres, bien sûr mais aussi, ils nous demandaient de transférer contre remise en espèces, des fonds vers des comptes à l’étranger ; Belgique, Suisse, Luxembourg, Russie, Slovénie, pays baltes ; enfin vous voyez, des pays discrets et qui savent tenir les secrets.

- Vous avez un relevé de ces transferts ?

- Evidemment que non !

- Pas de condescendance, vous me comprenez très bien ! Alors vous avez une trace quelque part ou je dois faire ouvrir tous les coffres et examiner toute votre comptabilité ?! Ca risque de nous prendre pas mal de jours…

- Oui, je vois ; venez dans mon bureau, je garde au coffre tous les documents officieux.

Il leur remet un carnet, sur la couverture juste « BACHELLERIE » ; avant qu’il ne referme, Louis a le temps de voir plusieurs carnets semblables.

- D’autres honorables clients??

- Oui, mais rien à voir avec les vôtres !

- Non ! Nous, ce ne sont pas des clients mais des victimes ! Ou des coupables ! Sinon, à qui appartient « officiellement » ce petit bijou de l’arnaque au fisc ? Vous n’êtes que directeur ou également actionnaire ?

- Non, non ! fait l’autre en repoussant des mains cette éventualité. Je ne suis que Directeur, salarié ; c’est un tout petit réseau bancaire qui appartient à des actionnaires dont j’ignore tout.

- Ben voyons ! Fait Lisa sceptique.

- Je vous assure, je ne connais aucun nom, tout ce que je sais c’est que la majorité des actionnaires sont russes.

- Il y a des russes partout dans cette affaire, qu’est ce que vous en pensez capitaine Balitran ?

- J’en pense que depuis une vingtaine d’années, les russes sont de plus en plus partout et surtout dans les sales affaires.

- Bien, on va lever le camp mais avant, monsieur le directeur, vous allez rouvrir votre coffre pour que l’on photographie les couvertures des autres carnets de vos « clients », question de précaution si jamais ils disparaissaient, question aussi de curiosité toute policière pour savoir de combien de petites bombes financièrement frauduleuses, vous et vos actionnaires disposaient contre vos « clients ».

Annotations

Vous aimez lire Nora MARY ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0