2 · Les visiteurs
Le reste de la journée s’écoula dans un calme presque irréel. En tout début de soirée, Eldria eut même le privilège de profiter d’un bain chaud, préparé avec bienveillance par l’aubergiste. La baignoire était certes bien moins spacieuse et luxueuse que celle qu’elle avait été amenée à utiliser ces dernières semaines, mais cela n’enleva rien au plaisir qu’elle en retira. Ici, au moins, elle n’avait plus la crainte de ce qui l’attendrait une fois sortie de l’eau !
Profitant de cette bulle de solitude, elle laissa ses pensées dériver vers Salini. Son cœur se serra à l’imaginer seule, enfermée dans une cellule sordide, réduite à attendre des sévices auxquels elle n’échapperait sans doute pas. Eldria se jura qu’elle irait la chercher, coûte que coûte, et la tirerait des griffes de l’énigmatique sorcière qui régnait sur cette prison de débauche.
Après une bonne vingtaine de minutes à se prélasser à la lumière tamisée de quelques bougies, elle se décida finalement à briser la quiétude de l’eau encore tiède pour se sécher et se rhabiller. La nuit était déjà noire au-dehors, et de la neige recommençait à tomber.
Lorsqu’elle descendit pour le souper, elle fut surprise de ne pas retrouver Dan à leur table, dans la salle commune. Seul l’aubergiste se tenait derrière son comptoir, astiquant machinalement des verres déjà propres depuis longtemps.
– Vot’ cousin s’est gentiment proposé d’aller chercher du bois dans la grange, derrière, l’informa-t-il en surprenant son regard penaud. Mais asseyez-vous, ma p’tite demoiselle. Y n’devrait plus tarder. J’vais vous servir à boire.
Eldria – qui n’était plus habituée à recevoir autant d’attention – le remercia et prit place à la même table que le midi, tout au fond de la salle. L’aubergiste revint bientôt, une chope débordante d’un liquide brun et mousseux à la main. L’odeur âcre de la bière monta aussitôt à ses narines.
– Heu... vous n’auriez pas plutôt de l’eau ? demanda-t-elle, un peu honteuse.
À la ferme de Soufflechamps, quelques années auparavant, pour faire plaisir aux aînés qui avaient jugé amusant de voir sa réaction, elle avait daigné goûter de la bière à l’occasion d’une fête. Les aînés n’avaient pas été déçus lorsqu’elle avait, dans un accès de dégoût profond, tout recraché sur leurs chaussures. L’alcool, ce n’était définitivement pas pour elle !
L’aubergiste eut un rire gras, semblable à ceux qu’elle avait alors déclenchés :
– De l’eau ? Ha ha ha ! L’eau, c’est bon pour s’laver ma p’tite. La bière, ça vous tiendra chaud toute la nuit. Puis ça pourra vous faire qu’du bien avec c’qui vous est arrivée. Une bonne mousse comme ça, ça soigne toutes les maladies !
Il tourna les talons et reprit place derrière son comptoir, riant toujours à gorge déployée. À contrecœur, Eldria saisit doucement la chope qu’il lui avait plaquée sous le nez et l’examina un instant, d’un œil circonspect. Elle hésita, puis finit par songer qu’après tout, avec tout ce qu’elle avait vécu récemment, elle n’était plus à ça près ! Elle en sirota une gorgée prudente, fit une grimace, puis reposa la pinte sur la table. Au moins, cette fois, elle avait réussi à avaler un peu de ce breuvage amer, tant apprécié par ses contemporains.
Soudain, l’entrée de l’auberge s’ouvrit dans un fracas, permettant au vent glacé de s’engouffrer dans un sifflement strident, jusqu’à venir lui mordre la nuque. S’attendant à trouver Dan les bras chargés de bûches, elle tourna la tête... mais se ravisa aussitôt lorsqu’elle réalisa avec horreur qui venait de passer la porte. Pas de doute possible : ces casques effilés, ces tuniques écarlates, ces épées... les deux silhouettes qui se détachaient du voile blanc formé par la neige, dehors, appartenaient à l’armée d’Eriarh ! Sentant ses entrailles se nouer d’effroi, Eldria se figea d’instinct pour ne pas attirer l’attention sur elle, même de dos.
– Heu... bien l’bonsoir, Messieurs ! lança fébrilement l’aubergiste. Vous... vous êtes en quête d’un bon r’pas chaud ? Et d’un endroit pour passer la nuit, peut-être ?
Son ton paraissait moins chaleureux et moins naturel que lorsqu’il s’adressait à Dan et Eldria. La présence de ces soldats armés dans son établissement n’était, manifestement, pas de nature à l’enchanter. Et il avait raison de se méfier car, sans même s’abaisser à le saluer, l’un des soldats aboya d’une voix sèche :
– Nous recherchons un homme et une jeune femme. L’homme, vingt-quatre ans, cheveux courts, taille moyenne. La femme, moins de vingt ans, cheveux châtains, yeux bleus, frêle, plutôt petite. Tu as vu quelqu’un qui leur ressemble ?
Le sang d’Eldria se glaça et elle se tassa sur sa chaise, espérant presque fusionner avec le bois. L’aubergiste hésita. Avec tous ces détails, il était tout bonnement impossible qu’il n’ait pas reconnu ses deux tout récents pensionnaires, qu’il hébergeait sous son toit depuis pratiquement trois jours déjà. Leur sort dépendait désormais entièrement de lui...
– Hem... un jeune homme et une jeune femme, vous dites ? Hmm, eh bien... non, ça m’dit rien du tout.
– Ne fais pas semblant de réfléchir, vieil homme, l’invectiva l’autre militaire. On sait bien que tu ne reçois pratiquement plus personne dans ton bouge. Tu as vu quelqu’un... ou pas ?
– Hé, regarde là-bas, intervint soudain son camarade.
Comme dotée d’une sorte de sixième sens, Eldria sentit plusieurs regards glisser dans son dos. Comme il fallait s’y attendre, il n’avait pas fallu longtemps avant que ces intrus ne remarquent sa présence au fond de la salle.
– Oh, c’n’est qu’ma fille, mentit courageusement l’aubergiste, d’une voix dont il ne parvint toutefois pas à effacer la nervosité.
– Ta fille ? La dernière fois qu’on est venus te rendre visite, elle vivait déjà plus ici.
Des bruits de bottes ne tardèrent pas à s’approcher d’Eldria, toujours seule à sa table. Celle-ci ne bougea pas d’un pouce, tétanisée à l’idée d’être si facilement démasquée. Bientôt, un gant de métal froid se referma sur son épaule.
– Comment tu t’appelles ? grogna le soldat en la dévisageant d’un regard dur.
– Rosa, inventa en hâte Eldria, baissant la tête et croisant les doigts pour qu’ils ignorent la véritable identité – ainsi que l’apparence – de celle qu’elle prétendait être.
L’homme continua de la toiser d’un air perplexe, comme s’il était en pleine réflexion.
– On fait quoi ? demanda l’autre depuis le comptoir. On l’embarque quand-même ? Elle a les yeux bleus ?
Celui qui serait toujours solidement l’épaule d’Eldria – au point de lui faire mal – mit un certain temps avant de répondre, comme s’il fouillait profondément dans sa mémoire.
– Je ne suis pas sûr... dit-il doucement.
Sans prévenir, il lui saisit le menton et leva son visage vers la lumière de la lampe. Eldria n’eut alors d’autre choix que de le regarder à son tour droit dans les yeux. Elle eut un terrible haut-le-cœur : elle avait déjà aperçu, avec certitude, cet homme, probablement dans la grande salle de la prison ! C’était bien un des membres de la garnison du fort duquel elle s’était échappée. Et si elle l’avait déjà vu...
Un silence tendu s’installa. Puis les lèvres du soldat s’étirèrent en un rictus mauvais.
– Oui... c’est elle, lâcha-t-il, la voix vibrante de certitude. Je l’ai déjà vue. C’est bien elle !
À cet instant, dans son dos, un bruit sourd retentit, aussitôt suivi d’un fracas plus lourd qui fit vibrer les planches sous leurs semelles.
– Qu’est-ce que... bredouilla le soldat près d’Eldria en se retournant, sans toutefois desserrer sa poigne.
Son camarade venait de s’effondrer au sol, sous le regard médusé de l’aubergiste. Dan, une lourde bûche dans les mains, venait de l’assommer d’un coup fulgurant porté au sommet du crâne.
– Merde !
Le soldat restant, comprenant le danger, porta précipitamment la main au fourreau pour dégainer son épée avant que Dan n’ait le temps de le charger. Eldria n’hésita alors pas une seule seconde : elle saisit la chope de bière restée sur la table et, d’un geste brusque et précis, l’abattit contre le visage de l’inopportun. Le récipient éclata sous l’impact et une giclée de mousse ambrée éclaboussa les alentours, pénétrant jusque dans les yeux du militaire qui hurla de douleur.
– Argh !
Dan profita aussitôt de l’ouverture pour fondre sur lui, et lui réserver le même sort qu’à son compatriote. L’homme fut violemment projeté en arrière, heurtant une table qu’il brisa sous son poids, de toute évidence sonné, comme son collègue, pour un bon moment.
– Ça va ? lança Dan à Eldria en laissant choir sa bûche, reconvertie en arme improvisée mais néanmoins efficace.
– Oui, je... je crois, souffla-t-elle, encore tremblante, en se massant l’épaule.
Tout s’était enchaîné si vite. Une minute de plus et ils l’auraient emmenée. Encore une fois, Dan l’avait sauvée in extremis.
Sans perdre un instant, le jeune homme s’approcha du porte-manteau près de l’entrée, décrocha deux lourdes fourrures et en tendit une à Eldria. Puis il se tourna vers l’aubergiste, toujours figé derrière son comptoir, le teint blême et les yeux exorbités.
– Pour le dérangement, dit Dan en déposant une bourse bien garnie sur le bar. D’autres vont revenir. Vous devriez partir sur l’heure. Allez rejoindre votre fille.
Puis il fit signe à Eldria.
– Ne traînons pas.
Encore secouée, elle enfila l’épais manteau que Dan vener de lui confier et lui emboîta le pas, le cœur battant. En passant devant l’aubergiste, elle osa à peine lever les yeux.
– Désolée... murmura-t-elle faiblement.
L’homme les regarda sortir de son établissement et s’éclipser dans la nuit enneigée, la bouche entrouverte, l’air hagard.

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