7 · La figure mystérieuse

11 minutes de lecture

Elle se trouvait dans un long corridor obscur. Derrière elle, rien d’autre que le néant. Devant, une unique porte noire, à peine entrouverte, d’où s’échappaient des voix familières dont elle ne parvenait pourtant pas à saisir le timbre. Une part d’elle brûlait de s’avancer dans ce passage lugubre, attirée par cette ouverture comme si elle y trouverait enfin les réponses qu’elle cherchait depuis toujours. Mais une autre part, plus intime, plus viscérale, se figeait, tétanisée par l’idée même de faire un pas. Non... quelque chose clochait. Elle n’avait rien à faire ici.

Doucement, luttant de toutes ses forces, elle glissa légèrement. La porte se refermait déjà, implacable, et il lui fallait se hâter. Dans l’entrebâillement, elle aperçut de vagues silhouettes en mouvement. Quiconque était de l’autre côté pourrait peut-être l’aider à comprendre ce qu’elle faisait ici. Mais ses propres peurs resserraient leurs chaînes sur ses membres, et malgré sa lutte, elle demeura paralysée. La porte claqua soudain, dans un fracas assourdissant, et l’obscurité retomba, totale.

Eldria cria, désespérée à l’idée d’être piégée. Son corps réagit avant son esprit : d’un sursaut, elle se redressa, les yeux écarquillés. Son cœur battait à toute vitesse, son souffle haletait comme après une longue course. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’elle n’était pas piégée dans les ténèbres, mais qu’elle était en fait allongée dans un lit. Tout ce qu’elle avait vu, tout ce qu’elle avait ressenti, bien que paraissant réel... n’était qu’un rêve.

Reprenant tant bien que mal son souffle, elle scruta nerveusement les alentours. La nuit enveloppait l’espace, mais elle distinguait tout de même les contours d’une pièce qui ne lui disait rien. Une chambre inconnue. Encore. Au-dehors, de fines gouttelettes de pluie venaient s’écraser sur les vitraux crénelés de deux larges fenêtres closes, dans un clapotis régulier et hypnotique.

Comment avait-elle atterri ici ? Que s’était-il passé ? Elle porta la main à son crâne et sentit, sous ses doigts, la pression d’un épais bandage serrant son front. Une douleur fulgurante s’éveilla aussitôt dans sa tempe, ravivant le souvenir du coup brutal qu’elle avait reçu... et des évènements tragiques qui avaient suivi.

Dan ? souffla-t-elle, la voix étouffée.

Elle s’éclaircit la gorge.

– Dan ? répéta-t-elle, plus fort.

Pas de réponse. Affolée, elle bondit hors du lit à baldaquin, mais dut aussitôt s’adosser au mur tant sa tête se mit à tournoyer. Vacillante, elle gagna une des fenêtres, d’un pas lourd et incertain. En contrebas, elle reconnut sans peine la grande cour de Soufflechamps. Elle était donc toujours à la ferme, dans l’une des rares demeures encore intactes. Plissant les yeux, elle tenta d’apercevoir les détails du sol détrempé, mais la pluie battante brouillait sa vision. La dernière fois qu’elle avait vu Dan, il gisait là, au milieu de la boue... grièvement atteint.

À en juger par l’emplacement des autres bâtisses, elle comprit qu’elle se trouvait dans la maison de Madame Tingles, la doyenne de la ferme. C’était précisément de ce lieu qu’était sorti l’arbalétrier qui avait tiré sur Dan. Les Eriarhis avaient sans doute établi ici un quartier provisoire, attendant la venue imprudente d’Eldria, avant d’être fauchés par les flèches salvatrices d’un mystérieux archer. Celui-là même qui avait, probablement, transporté Eldria jusqu’à cette chambre. Sinon, comment se serait-elle retrouvée dans ce lit, un bandage sur la tête ?

Le cœur battant à tout rompre, elle retrouva son équilibre et se hâta dans le couloir, soulagée de constater que la porte n’était pas verrouillée.

– Il y a quelqu’un ? appela-t-elle d’une voix prudente.

Seul le grondement sourd d’un orage lointain lui répondit. Dans l’atmosphère pesante et immobile qui régnait, tout paraissait suspendu, presque irréel

Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, elle distingua un infime rai de lumière vacillante, qui filtrait par le jour d’une chambre concomitante à la sienne. La lueur, dansante et orangée, évoquait la douce chaleur d’un feu de cheminée. Sur la pointe des orteils, Eldria colla l’oreille contre la porte close. Tout était silencieux. Alors, avec une lenteur calculée, elle pressa la poignée, passa prudemment le visage par l’embrasure... puis se rua à l’intérieur.

Dan était étendu sur un petit lit dépourvu d’édredon. Ses yeux clos et son teint livide contrastaient étrangement avec les reflets chauds qu’esquissait sur sa peau la flamme de l’âtre. Ce fut un soulagement immense pour Eldria quand, plaçant nerveusement la joue près de son visage, les lèvres tremblantes d’incertitude, elle put constater avec émotion que son compagnon respirait encore. Sa chemise avait été ôtée, et son torse, tout comme le front d’Eldria, était ceint d’un large bandage, recouvrant l’endroit précis de sa blessure. Quelqu’un l’avait donc, comme elle, extirpé de la boue, conduit jusqu’ici, et lui avait prodigué des soins salvateurs. Mais qui ? Et surtout, où avait donc disparu cet énigmatique sauveur ?

Les paupières humides, Eldria s’accroupit près du lit et prit la main tristement froide de Dan. Il paraissait si paisible, presque comme s’il était endormi. Pourtant, il demeura immobile lorsqu’elle lui pétrit doucement l’épaule, espérant l’arracher à sa torpeur. Après tout le sang qu’il avait perdu, qui pouvait dire combien de temps il resterait dans cet état, luttant entre deux mondes ? Déjà, le simple fait qu’il respire encore relevait du miracle.

Un son inattendu la tira soudain de ses pensées. Un bruit métallique, froid, régulier, se mit à résonner dans toute la demeure, hérissant les poils de sa nuque. Elle crut d’abord qu’il venait de l’extérieur, mais dut vite se rendre à l’évidence : le claquement provenait de l’étage inférieur, sous ses pieds. Son sang se glaça. Était-ce le vent qui faisait battre une fenêtre ? Ou bien... l’archer inconnu ? Mais alors, pourquoi n’avait-il pas répondu à ses appels, une minute plus tôt ?

Sur la table de chevet, Eldria avisa une chandelle en suif. Elle l’alluma à la flamme de l’âtre puis, prenant une profonde inspiration pour se redonner contenance, partit en quête de réponses. Un frisson lui parcourut l’échine tandis que la flammèche pâle, tremblotante, de sa bougie faisait naître des ombres déformées qui dansaient entre les barreaux du grand escalier en colimaçon menant au rez-de-chaussée. Elle n’avait jamais cru aux spectres, mais son imagination, depuis la forêt des Égarés, semblait toutefois prendre un malin plaisir à lui faire figurer des menaces difformes, tapies dans l’obscurité, prêtes à se jeter sur elle à tout instant.

Malgré ses précautions, chaque marche s’affaissait sous ses pas dans un grincement sinistre malvenu. Pourtant, le bruit métallique continuait, indifférent à son avancée dans la pénombre oppressante. Arrivée en bas, Eldria s’immobilisa et tendit l’oreille : le claquement paraissait provenir de plus bas encore. Une cave, peut-être ? Et si c’était un nouveau piège tendu par Eriarh pour la capturer ? Ne valait-il pas mieux, dans ce cas, rebrousser chemin, se barricader auprès de Dan et attendre l’aube ? Mais... et si quelqu’un, ici, avait encore besoin d’aide ?

S’avançant dans une pièce attenante qui semblait être le séjour, son pied nu heurta quelque chose de mou. Elle baissa les yeux et distingua des couvertures et des paillasses éparpillées, heureusement inoccupées. Autour, tout avait été saccagé, comme si des cambrioleurs avaient récemment pillé la maison. C’était vraisemblablement ici que les Eriarhis avait dû passer le plus clair de leur temps, tapis derrière une fenêtre, surveillant la potence dressée au milieu de la cour dans l’attente que leur cible, leurrée par ce terrible piège, apparaisse.

Poursuivant ses recherches, elle ne tarda pas à trouver une porte en bois vermoulu, entrouverte, qui semblait mener vers une cave engloutie dans des ténèbres plus épaisses encore que celles du rez-de-chaussée. Plus de doute possible : le tintement métallique provenait bel et bien de là. Sur le qui-vive, Eldria repoussa doucement le battant, qui grinça lui aussi d’un son aigu et désagréable. Son sang se glaça et elle se figea aussitôt. Avec horreur, elle réalisa que le bruit métallique venait de cesser. La gorge nouée, trop apeurée pour émettre le moindre appel, elle tenta de se convaincre qu’il ne s’agissait que d’une vulgaire coïncidence. Puis, rassemblant son courage, elle descendit l’escalier vétuste à pas feutrés, prête à faire machine arrière au moindre signe de danger.

Il n’en fut heureusement rien. Après une quinzaine de marches, ses pieds se posèrent sur le sol poussiéreux de la cave. Une désagréable odeur, mélange de moisissure et, étrangement, d’urine, lui fit retrousser les narines. La petite flamme vacillante de sa bougie peinait à percer l’obscurité, aussi l’éleva-t-elle au-dessus de sa tête, plissant les yeux.

Ce fut alors qu’elle eut un soudain mouvement de recul. À quelques mètres face à elle, elle distingua les contours d’une silhouette solitaire, qui semblait comme suspendue dans la pénombre. Approchant à pas tremblants, elle reconnut bientôt, avec effroi, une forme féminine, qui lui tournait le dos. Eldria plaqua la main devant sa bouche, mortifiée. Il s’agissait d’une femme, à la chevelure mi-longue, bouclée, les bras retenus au-dessus de sa tête par une chaîne rouillée, l’obligeaient à se maintenir sur la pointe des pieds, les poignets cisaillés par ces liens de fer. Elle était entièrement nue, et on pouvait deviner les nombreuses ecchymoses parsemant son corps frissonnant.

Sans réfléchir, Eldria se précipita vers la malheureuse. Celle-ci tourna aussitôt la tête et, dans un sanglot paniqué, gémit :

– Non je ne veux pas... laissez-moi !

– Tout va bien, souffla Eldria d’une voix douce. Je ne... Oh...

Elle venait de réaliser qu’elle connaissait bien ce visage.

– ... Beth ?!

Elle n’en revenait pas, il s’agissait bel et bien d’une occupante de Soufflechamps prénommée Beth, d’environ dix ans son aînée, qui vivait dans une maison voisine avec son mari Minnlho avant que celui-ci ne soit envoyé à la guerre, comme les autres. Eldria se souvenait d’elle comme d’une femme élégante, toujours soignée, toujours courtoise. Mais celle qu’elle avait sous les yeux n’était plus que l’ombre d’elle-même. La jeune femme aux boucles châtains était en effet bien mal en point, et paraissait plus malmenée encore que les pensionnaires du fort de la Rose-Épine après une semaine en cellule. Son corps meurtri portait les stigmates de sévices innommables. Sur ses seins, Eldria distingua avec horreur les lettres « C-A-T-I-N », gravées au fer rouge sur sa chair encore rougie. Eldria dut retenir un haut-le-corps.

– Beth... ça va aller, murmura-t-elle en s’approchant, les larmes brouillant sa vue.

– Non ! Laissez-moi !

Beth, éperdue, ne la reconnaissait pas. Ses yeux d’émeraude, d’ordinaire si vifs, n’étaient plus que deux lacs de panique. Elle se débattait, s’agitait, incapable de voir en Eldria autre chose qu’un nouveau bourreau. La gorge serrée, Eldria recula d’un pas, cherchant à l’apaiser.

– Je veux simplement te détacher... tu es en sécurité.

Le regard d’Eldria sur porta sur la chaîne qui lui ceignait les poignets : elle passait par-dessus une lourde barre d’acier fixée au plafond, avant de redescendre jusqu’à un crochet enfoncé dans le mur. C’était ce rudimentaire système d’attache qui, sous les mouvements désespérés de la prisonnière, produisait le cliquetis régulier qui avait attiré Eldria jusqu’ici. Sans perdre davantage de temps, elle décrocha la chaîne. Les poignets meurtris de Beth furent libérés et son corps céda aussitôt. Elle s’effondra de tout son long, sans même chercher à se retenir. L’instant d’après, elle rampait misérablement jusqu’à un recoin obscur de la cave, pareille à une belette grièvement blessée cherchant à rejoindre son terrier.

– Pitié... pas ça... gémit-elle d’une voix brisée.

Eldria essaya de la rassurer encore, mais son ancienne voisine ne semblait pas disposée à l’écouter, apparemment persuadée qu’un bourreau invisible rôdait encore, prêt à lui faire du mal. Avec un serrement de cœur, ce fut pour Eldria comme se revoir elle-même lors de ses premiers instants d’incarcération. De toute évidence, le défunt capitaine Eriarhi, ce sombre personnage, avait assouvi ses sombres penchants sur une nouvelle victime, en la personne de Beth.

Démunie, la voyant convulser et se recroqueviller contre le mur, Eldria retourna en hâte vers l’escalier.

– Je reviens tout de suite, promit-elle en l’abandonnant brièvement dans la pénombre. Tu ne crains rien.

Il ne lui fallut que vingt secondes pour retourner dans le séjour, saisir une des couvertures froissées au sol, puis accourir de nouveau auprès de sa compatriote, l’emmitouflant sous l’épais tissu. Les yeux de la malheureuse roulaient aléatoirement dans leurs orbites, comme si elle contemplait d’invisibles menaces autour d’elle, sans jamais se poser sur Eldria.

– Où sont les autres ? souffla doucement Eldria. Tu es seule ici ?

– Ils vont revenir... Ils reviennent toujours... gémit Beth dans un sanglot étouffé.

Eldria comprit qu’elle ne parlait pas de leurs proches, mais de ses tortionnaires. Un grondement sourd raisonna soudainement autour d’elles, les faisant toutes deux sursauter.

– Ce n’est que l’orage, expliqua Eldria à mi-voix, pour rassurer la jeune femme autant qu’elle-même.

Il fallait à tout prix qu’elles sortent de cette lugubre cave dans laquelle, sachant ce dont l’armée eriarhie était capable, Eldria n’osait imaginer les terribles sévices que Beth avaient subis. Tandis que celle-ci s’était enfin calmée, Eldria passa le bras sous son épaule et la guida difficilement vers la sortie.

– Allez, viens. Nous devons partir d’ici. Ils ne sont plus là.

Les jambes tremblantes de Beth peinaient à la maintenir debout, pourtant elle se laissa enfin faire. Eldria, le front plissé par l’effort, la soutint jusqu’à l’escalier menant au séjour, puis, pas après pas, jusqu’à celui, grinçant, serpentant vers le premier étage. « Ils vont revenir, ils vous revenir... », ne cessait de répéter Beth, titubante, d’une voix mécanique.

Atteignant enfin la chambre où Eldria s’était réveillée plus tôt dans la nuit, elle fit assoir sa compatriote sur le lit.

– Ne bouge pas d’ici, lui intima-t-elle. Tu es en sécurité. Je vais te chercher des vêtements.

Elle ignorait si Beth comprenait le moindre mot qu’elle lui adressait. En tous cas, la jeune femme n’en donnait pas l’air.

Eldria fouilla en hâte les commodes de la chambre, mais ne mit la main sur rien d’autres que quelques chaussettes trouées, ou autres collections de chapeaux poussiéreux. Tout semblait avoir été vidé précipitamment – peut-être par Mme Tingles elle-même ? Si c’était le cas, où les habitants avaient-ils bien pu se rendre ?

Heureusement, dans une troisième chambre, au fond d’une très vieille armoire qui ne semblait pas avoir été ouverte depuis des lustres, elle découvrit enfin quelques culottes pliées, rangées sous une ample robe de chambre aux manches longues. Cela ferait amplement l’affaire, faute de mieux.

De retour auprès de Beth, elle fut surprise de la trouver allongée en boule sur le lit, comme terrassée par l’épuisement. La Déesse seule savait combien de temps elle était restée suspendue ainsi dans la cave, dans cette position inhumaine, sans repos ni répit. Eldria déposa les vêtements sur la table de chevet, puis tira la couverture sur ses épaules frêles. Elle demeura ainsi à son chevet plusieurs minutes, les bras ballants, la mine basse, le cœur en proie au doute.

Par quel miracle Dan et elle avaient-ils survécu ? Elle était aussi terrifiée à l’idée que le danger pouvait encore rôder non loin. Mais dans ces conditions – Dan qui semblait plongé dans une profonde léthargie et Beth épuisée autant physiquement que psychologiquement –, il lui apparaissait impossible de partir se terrer ailleurs. Sans compter l’orage qui battait son plein au dehors... La décision la plus sage consistait sans doute à passer la nuit ici, au chaud, et d’aviser le lendemain.

Elle se rendit une nouvelle fois au chevet de Dan, immobile comme une statue de cire. Avec le sentiment de jouer le rôle d’une infirmière dépourvue de tous ses moyens dans un hospice maudit, elle le borda lui aussi, avant de s’en retourner auprès de Beth. Éreintée elle aussi, Eldria tira un vieux fauteuil en rotin près du lit et s’y laissa choir. Sa détermination de rester éveillée, sur le qui-vive, en cas de danger fut bien vite anéantie par les affres d’un sommeil inéluctable, qui la happa en son royaume.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire ImagiNatis ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0