10 · Brillétoile

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La mine exténuée, ce ne fut qu’après une longue marche qu’Eldria parvint en vue de la bourgade ordinairement paisible de Brillétoile. La petite cité, adossée à flanc de colline, était traversée par une large rivière prenant sa source dans les montagnes. Ses maisons de chaux, simples et modestes, contrastaient avec la blancheur éclatante de son l’église, joyau de la ville, dont la tour de nacre dominant les toits semblait surveiller d’un regard protecteur les plaines et les forêts alentour.

Eldria, tout comme son oncle et sa tante, n’avait jamais été vraiment croyante. Sélénia, Celle-Des-Origines, n’avait jamais occupé une grande place dans sa vie, et en presque vingt années en ce monde, les offices auxquels elle avait assisté dans cette église se comptaient sur les doigts d’une main. Ce fut même avec colère qu’elle eut une pensée réprobatrice pour la prétendue déesse, censée veiller sur les faibles et les démunis. Où était-elle passée ces derniers mois ? Qu’avait-elle fait pour protéger toutes ces femmes en détresse, victimes de la guerre, dont l’honneur était en ce moment-même bafoué ? Pourtant, Eldria devait se rendre à l’évidence : elle ne pouvait écarter aucune piste, et peut-être trouverait-elle, derrière les murs immaculés de ce sanctuaire, l’aide qu’elle espérait tant obtenir.

Tapie derrière un buisson, elle pouvait observer les environs sans être vue. Ses craintes se confirmèrent : ils étaient là, drapés dans leur uniforme écarlates clinquants. Des patrouilles eriarhies, la main sur le fourreau, arpentaient ostensiblement les ruelles, jetant des regards lourds de menace aux habitants qui se hâtaient, peu enclins à flâner nonchalamment en cette morne période d’occupation. Entrer dans Brillétoile, c’était s’exposer dangereusement. Pourtant, avec la sensation d’être un agneau s’apprêtant à se jeter tout cru dans la gueule du loup, Eldria rabattit sa capuche sur sa tête afin de dissimuler son visage, et se glissa prudemment vers la porte de la ville. Elle n’avait pas d’autre choix : la nuit dernière, la plaie de Dan s’était rouverte et, sans soins, il risquait la septicémie.

Heureusement, les deux gardes plantés tels des piquets aux portes de la cité ne lui accordèrent pas le moindre regard lorsqu’elle passa devant eux. Par précaution, elle resserra néanmoins son manteau sur elle, dissimulant autant que possible ses formes. En ces temps troublés, il n’était en effet probablement pas prudent pour une femme de son âge de se faire remarquer.

Pour s’y être rendue plusieurs fois au cours de son enfance et son adolescence – en des temps où régnaient encore la paix et de prospérité –, Eldria connaissait plutôt bien Brillétoile. Elle se rappelait l’effervescence joyeuse des travées, le brouhaha animé des foules se pressant sur la place du marché, les fêtes endiablées qui s’animaient chaque été sur les berges, où se rassemblaient jongleurs de rue, cracheurs de feux et autres saltimbanques aux atours bariolés, se donnant en spectacle jusqu’aux premières lueurs de l’aube. La cité n’avait jamais aussi bien porté son nom qu’en ces temps-là.

Ce jour, pourtant, le contraste avec cette période plus faste était saisissant : les artères demeuraient pratiquement désertes, et les rares passants arboraient des mines sombres, presque graves, à l’image du temps maussade qui enveloppait la région dans une atmosphère lourde et grisâtre. Les échoppes, autrefois débordantes d’articles qui s’étalaient jusque sur les pavés de la route centrale, avaient aujourd’hui pratiquement toutes fermé boutique. Seuls quelques rares courageux commerçants avaient apparemment maintenu leur activité, sans doute sous la férule stricte des nouvelles autorités du Nord. Eldria remarqua d’ailleurs, parmi les boutiques tristement closes, celle, petite mes colorée, d’une couturière. Elle eut une pensée émue pour Karina, leur compagne d’incarcération avec Salini, qui avait jadis pratiqué ce métier dans cette même ville. Peut-être, d’ailleurs, s’agissait-il là de son établissement... condamné à ne jamais revoir sa sémillante propriétaire regagner son porche.

Marchant à bonne allure – mais pas trop vite non plus pour ne pas attirer l’attention –, Eldria avait emprunté le chemin de l’officine tenue par le vieil herboriste, chez qui elle avait parfois accompagné sa tante lorsqu’il fallait renflouer les stocks médicinaux de la ferme. Eldria avait autrefois étudié la guérison des plaies dans un livre de la bibliothèque familiale, et elle se rappelait que l’aloe était connu pour ses vertus cicatrisantes, elle comptait donc s’en procurer à cet endroit. Par surcroit, elle se souvenait de l’herboriste comme d’un vieil homme souriant, inspirant confiance. Peut-être se souviendrait-il d’elle et pourrait, en prime, la renseigner sur la disparition des habitants de Soufflechamps ?

La poitrine gonflée d’un espoir contenu, elle poussa la porte du petit magasin qui, par chance, n’avait pas mis la clé sous la porte comme tant d’autres atour. L’intérieur était conforme à ses souvenirs : sombre, à l’atmosphère humide, environnement sans doute propice à la conservation des diverses plantes et autres herbes aromatiques étalées sur les étagères alignées. Toutefois, contrairement à sa dernière visite, les étales paraissaient bien dégarnis. La demande s’avérait probablement bien moins élevée qu’auparavant.

Un unique client était posté devant le comptoir, incitant machinalement Eldria à garder sa capuche et à faire profil bas, feignant de s’intéresser aux quelques articles disposés autour d’elle, alors que seules les feuilles d’aloe retenaient véritablement son attention. Tandis qu’elle s’avançait vers l’endroit où elle pensait en trouver, elle jeta un regard furtif vers le propriétaire des lieux, qui sortait de l’arrière-boutique. Elle constata alors avec stupeur que ce n’était aucunement l’herboriste dont elle avait le souvenir, mais une femme d’un certain âge, aux lèvres pincées et à l’allure sèche. D’une certaine manière, cette inconnue évoqua à Eldria la vieille Martone... ce qui ne fut pas de nature à la tranquilliser. Peut-être s’agissait-il de l’épouse de l’herboriste ? Eldria tendit l’oreille pour saisir quelques bribes de la conversation que la femme entretenait avec son client, un homme trapu, au crâne lisse.

– ... ont bien raison de patrouiller comme ça dans les rues, était-elle en train de pérorer. Ces racailles de Séléniens ne sont que des voleurs. Si vous voulez mon avis, on devrait déporter toute cette vermine et rester entre nous.

– Vous avez bien raison, acquiesça le client d’une voix franche. Mais il faut leur reconnaître que c’est une bien jolie boutique qu’ils vous ont gentiment légué.

– Ah, ça... c’est une ville charmante, effectivement. Un peu pittoresque, mais nous l’adapterons bien vite à nos coutumes.

– Oui, à commencer par cette horrible église qui gâche le paysage, et qu’il faudrait démolir au plus vite.

– À qui le dites-vous ?

Eldria, non loin, serra les poings sous ses longues manches. Ainsi donc, cette femme n’était pas l’épouse de l’herboriste, mais une Eriarhie ouvertement xénophobe, venue reprendre son activité. Comment pouvaient-ils, avec son client, tenir de tels propos ? Ils n’étaient pas chez eux ici, et semblaient déjà s’approprier ces terres comme si elles leur avaient toujours appartenues. Et dire qu’Eldria avait failli leur demander de l’aide !

Peu encline à traîner plus longtemps dans les environs de ces deux énergumènes, Eldria voulut faire un pas vers la sortie mais, avant... elle devait se résoudre à commettre un acte qu’elle n’aurait jamais pensé commettre un jour : voler. Il n’y avait pas d’autre mot. Habituellement, une telle idée lui aurait été insupportable, mais dans ces conditions, elle n’éprouva presque aucun remords. Cette nouvelle gérante ne méritait pas même le plus élémentaire des égards.

Tâchant d’œuvrer discrètement, profitant qu’elle se trouvait dans un recoin éloigné du comptoir, elle tendit la main vers l’une des étales et saisit subrepticement un épais sachet de tissu garni d’herbes médicinales diverses, qu’elle s’empressa de dissimuler sous ses vêtements. Son méfait accompli. Il ne lui restait désormais plus qu’à s’éclipser sans demander son reste.

– Hé, vous, là ! lança soudain la patronne. Que faites-vous ?

Le sang d’Eldria se glaça. Cette vieille pie s’était-elle rendu compte de quelque chose ? Son visage toujours dissimulé sous sa capuche, Eldria n’eut d’autre choix que de se retourner doucement, priant pour que l’excroissance formée par le sachet volé sous sa tunique ne la trahirait pas.

– On ne vous a jamais appris la politesse ? reprit la femme. C’est très irrespectueux, et surtout extrêmement suspect de conserver son couvre-chef en intérieur.

Le client, lui aussi, s’était tourné, et scrutait maintenant Eldria d’un œil méfiant, comme s’il se tenait prêt à intervenir à tout instant. Eldria, pour ne pas nourrir plus de soupçons, ôta sa capuche.

– Bien, approuva la vieille femme. Je ne t’ai jamais vue ici, jeune fille. Que tiens-tu là ?

Son ton était suspicieux. Fébrile, Eldria n’eut d’autre choix que de sortir les mains de sous son manteau, espérant que son larcin resterait bien sagement aplati contre son ventre.

– Rien, mentit-elle en levant aussitôt ses paumes devant elle, l’air naturel. Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais et m’apprêtais à partir. Excusez-moi.

Elle recula d’un pas, mais dut replacer discrètement son bras sous sa cape pour retenir le sachet qui menaçait de glisser.

– Une seconde !

Eldria se figea.

– Montre-moi tes mains encore une fois.

Priant de toute ses forces pour ne pas se faire démasquer, elle obéit à contrecœur. Mais le paquet, qu’elle n’avait pas eu le temps de recaler, se déroba de sous sa tunique et chuta mollement sur le sol, dans un bruissement léger mais tout à fait perceptible. Les deux Eriarhis le suivirent des yeux, médusés, puis leurs regards objurgateurs remontèrent lentement vers Eldria.

– J’en étais sûre ! s’écria la patronne, outrée. Encore une misérable voleuse Sélénienne ! Qu’as-tu caché d’autre sous tes vêtements, petite peste ? Déshabille-toi !

– Je... je... tenta vainement de s’expliquer Eldria.

– Sur le champ !

Son ton ne souffrait aucune réplique. Le client, pour sa part, toisait désormais Eldria d’un regard mauvais, un sourire cruel étirant ses lèvres. Elle demeura interdite, le cœur battant à tout rompre, piégée au milieu de la boutique. Ses pensées tournoyèrent. Tout avait basculé en un instant.

– Déshabille-toi entièrement, ou bien j’appelle la garde, renchérit la vieille femme d’une voix haineuse.

Eldria poussa un long soupir : elle n’avait guère d’autre choix... D’un geste lent, elle déboutonna le bas de sa chemise, puis desserra la boucle de sa ceinture. Enfin, tout aussi lentement, elle se pencha en avant.

– J’enlève mes chaussures, annonça-t-elle.

Mais tandis que ses deux interlocuteurs l’observaient en silence, légèrement surpris de la découvrir si coopérative, d’un geste vif elle ramassa le sachet à ses pieds, puis bondit vers la porte, déterminée à fuir, son larcin en poche. Hélas, lorsqu’elle attint la sortie, la porte s’ouvrit brusquement et manqua de l’assommer. Un soldat en uniforme, venu faire ses emplettes, se tenait dans l’encadrement, surpris.

– Arrêtez-la ! l’interpella la gérante. C’est une voleuse Sélénienne !

Mais instinctivement, Eldria avait déjà eu le temps d’opérer un demi-tour et s’était cette fois-ci dirigée vers le comptoir, derrière lequel elle avait aperçu, plus tôt, une autre ouverture. Elle espérait seulement y découvrir une autre porte de sortie, sinon...

Ce fut sans compter sur le client au crâne rasé qui, jusqu’alors passif, se décida soudain à s’interposer. Les bras écartés, l’air menaçant, il lui barrait le passage, s’avançant lentement pour la prendre en tenaille avec son compatriote fraichement débarqué. Eldria se sentit comme une petite souris cernée par deux gros chats. Rapide, elle zigzagua entre les étals pour semer ses poursuivants. Le client chauve mordit à l’hameçon et la suivit. Sans hésiter, profitant de l’occasion, elle donna un coup d’épaule dans une étagère chargée de pots et autres ustensiles de jardinage. L’imposant meuble vacilla, donna presque l’impression de se suspendre dans les airs... puis s’effondra sur le poursuivant d’Eldria, l’engloutissant sous un fracas de poterie brisée.

La voie dégagée, Eldria se rua vers le comptoir et, dans une impulsion presque animale, sauta par-dessus, se hissant derrière celui-ci avec une agilité qui la surprit elle-même. La vieille femme aux allures de Madame Martone, désemparée, tenta de l’arrêter mais, dans sa course, Eldria la bouscula sans ménagement – et tant pis pour le respect des anciens.

– Sale petite... cracha la gérante en tombant lourdement sur ses fesses.

Mais Eldria n’eut guère le loisir d’apprécier la suite de ces mots doux à son adresse, car elle avait déjà franchi la porte de l’arrière-boutique. Là, elle fit choir une autre étagère devant le battant pour entraver ses poursuivants. Ce barrage sommaire ne résisterait pas longtemps, mais lui octroierait peut-être de précieuses secondes d’avance. Dans sa poitrine, son cœur battait comme le jour de sa fuite de la prison.

Poussée par l’adrénaline, elle descendit un court escalier et déboucha sur un quai de livraison qui s’ouvrait sur une ruelle sombre, non loin de la rivière scindant la ville en deux. Elle n’eut cependant pas la possibilité de se demander dans quelle direction elle devait s’enfuir car, déjà, un militaire surgissait devant elle. Elle reconnut le client qui était entré dans la boutique trente secondes plus tôt, manquant de la sonner. Il avait eu le réflexe de contourner le magasin plutôt que de l’y poursuivre.

– Arrête-toi ! lui intima-t-il avec rage.

Eldria l’ignora et sauta sur les pavés, sans savoir comment elle pouvait espérer se sortir de cette situation. Elle savait qu’elle ne devait en aucun cas se faire prendre mais, pour la première fois, elle fut surprise de réaliser que ce n’était pas tant pour elle qu’elle courrait... mais plutôt pour Dan. Si on la capturait... qui veillerait sur son compagnon inconscient, caché au cœur de la forêt ? À cette simple pensée, elle puisa dans ses dernières forces et accéléra sa course effrénée.

« Au voleur ! », « Arrêtez-la ! », entendit-elle bientôt résonner entre les chaumes alentour. Dans peu de temps, à n’en pas douter, toute la ville serait consciente du grabuge qu’elle avait causé. Et effectivement, au détour d’une traboule sinueuse, d’autres gardes alertés se joignirent à la poursuite. Il allait probablement falloir qu’elle batte un record de vitesse si elle voulait les distancer... ou mieux : qu’elle apprenne à voler !

Soudain, une idée germa. À sa droite se dressait l’un des trois ponts de la cité, le plus vaste. Elle s’y précipita. Sur ses talons, les Eriarhis formaient déjà un cordon de sécurité afin qu’elle ne puisse pas revenir sur ses pas. En face, d’autres soldats, attirés par les cris, firent de même.

– Tu es prise au piège, lança l’un d’eux. On va se charger de te faire passer l’envie de voler les nôtres, garce Sélénienne !

Eldria stoppa sa course folle au milieu du pont et contempla les deux rives. Des silhouettes hostiles convergeaient vers elle. Il n’était pas question qu’elle se fasse prendre. D’un bond, elle grimpa sur le parapet et contempla les flots agités, plusieurs mètres en contrebas. En cette période de l’année, le courant battait la pierre avec rage.

– Non ! hurla soudain l’un des soldats en se ruant vers elle, le bras tendu.

Mais c’était trop tard. Eldria n’avait pas hésité un instant, ignorant le tournis fulgurant provoqué par son vertige. Après tout, elle avait fait bien pire... Sereine, elle bascula en avant, yeux clos, ses vêtements flottant au vent, tandis que plusieurs poignes prestes se refermaient dans le vide, derrière elle. Cette fois, Dan n’était plus là pour lui tenir la main.

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