20 · Sous l’ondée des cimes
– Et tu dis que tu la connais d'où ?
– C'est mon amie d'enfance. Je ne l'avais pas revue depuis le début la guerre. C'est un miracle de la trouver ici. J'espère simplement qu'elle se rétablira vite.
– La pauvre, elle avait pas l'air d'être là où on l'a trouvée par gaité de cœur.
– Je sais... Si on était arrivés un peu plus tard, elle serait tombée entre les griffes de l'ennemi.
– En parlant de ça, tu sais que le type qu'on a descendu, c'était le général des forces eriarhies de toute la région sud ? Des gars à nous l'ont reconnu !
– Non !?
– Si, si, j'te jure ! Ça va fiche un sacré bazar, c'est moi qui te l'dis. J'ai entendu le second lieutenant en parler tout à l'heure, il va probablement l'annoncer aux gars. Maintenant que le capitaine et le premier lieutenant sont morts, c'est lui qui prend la relève. Si tu veux mon avis, ça ressemblait quand même pas mal à un acte de trahison, cette histoire. On en saura peut-être davantage quand ces trois-là se seront réveillés. Ah, et aussi : Minnlho et Kaidan ont disparu pendant la nuit, on les a cherchés partout, aucun signe d'eux.
– Punaise, il s'en est passé des choses pendant ces quelques jours d'absence. En tous cas, c'est gentil à toi de me tenir compagnie pour rester à son chevet.
– Oh, ne t’en fais pas. Avec ma blessure à l’épaule, ils m’ont cloué au repos, alors j’ai du temps à tuer.
– Et sinon, pour les deux autres, tu en as appris plus à leur sujet ?
– Alors oui : le gars est du nord. Il paraît qu’il a déserté et qu’il voyageait avec ta copine, quand nos hommes les ont cueillis vers la vallée.
– C'est pas ma copine...
– Et la femme, c'est une guerrière Adaïque, qui était aussi avec eux. Tu veux rigoler ? Les cinq autres cons de l'ex-cinquième régiment, là, tu vois ? Eh bien il paraît qu'on les a tous retrouvés, la queue à l'air et la tête dans l'cul, dans la même tente, comme si on les avait drogués. Aux dernières nouvelles, ils passaient du bon temps avec la fille en question, mais tout le monde avait bu et personne n’a rien entendu de la nuit. Eux-mêmes disent ne se souvenir de rien. Reste à expliquer comment ces trois-là se sont retrouvés à trois demi-lieues du camp, seulement quelques heures plus tard.
– Je me le demande, oui.
– Et donc ? Que vas-tu faire quand elle se réveillera ?
– Je l’ignore encore, je n'y ai pas réfléchi... Je ne sais même pas si elle accordera la moindre importance au fait de me revoir. Après tout, je n'ai jamais cherché à retourner dans notre ferme, alors que je savais que l'ennemi avançait. Elle a dû se sentir... abandonnée.
– Jarim...
– Sans compter toutes les horreurs qu'elle dit avoir subies, d'après ce qu'on m'a rapporté... J’aimerais démêler le vrai du faux, et lui poser la question moi-même, tu comprends ?
– Jarim... regarde.
Voyant que son camarade regardait par-dessus son épaule, Jarim se retourna, et son cœur manqua un battement. Eldria s’était redressée du lit où il l’avait laissée, évanouie, deux heures plus tôt, sans qu’il l’eût quittée depuis. Elle se tenait debout, les bras ballants, sa crinière cuivrée ébouriffée, la mine épuisée. Cela n’empêcha pas Jarim de la trouver plus belle encore que dans ses souvenirs.
– Heu... Eldria ? Est-ce que... ça va ?
De prime abord, elle ne répondit pas. Elle fixait ses pieds d’un air absent, comme si elle ne savait plus très bien ce qu’elle faisait ici. Pourtant, des larmes se mirent à glisser le long de ses joues délicates. L'instant d'après, sans prévenir, elle bondit dans ses bras, le serrant de toutes ses forces, blottie contre le creux de son cou.
– Je suis tellement... tellement soulagée que tu ailles bien, murmura-t-elle d’une voix éreintée.
D’abord médusé, Jarim lui rendit son étreinte, se retenant de verser lui aussi des larmes de joie. Il l’enserra à son tour, effleurant l’arrière de ses cheveux – qu’elle avait coupés depuis leur dernière entrevue et qui, il devait l’admettre, lui allaient à merveille.
– Eldria, je... Tu m'as tellement... Si j'avais su plus tôt...
– Tais-toi, lui intima-t-elle doucement, comme pour lui signifier que les mots étaient futiles.
Leur étreinte dura ainsi une bonne minute, dans le silence, sous le regard gêné de Thorsa, le camarade de Jarim. C’était un homme de leur âge, plutôt petit, le teint blafard, les cheveux roux taillés courts, la bouille rondouillette, de ceux qui préfèrent les livres aux épées. L’exact opposé de son acolyte, grand et bien bâti, la peau mate, les cheveux tressés. Il n’avait presque pas changé depuis la dernière fois qu’Eldria l’avait vu. Si... il était peut-être encore un peu plus musclé.
Ils mirent pourtant fin à leurs embrassades de circonstance, afin de mieux s’admirer.
– Waouh, fit Eldria en essuyant ses larmes. Toutes ces émotions, ça va finir par me tuer.
– Et je ne laisserai pas cela se produire, rétorqua Jarim, le regard brillant de tendresse.
Ils échangèrent un sourire complice, leurs visages face à face, leurs regards enfin réunis. Jarim fut le premier à se détourner, se massant nerveusement l’arrière du crâne :
– Écoute, il... s’est passé énormément de choses, et nous avons beaucoup à nous dire. Sache que tout le monde attendait ton réveil. Il paraît que tu as parlé avec certains ici, nous nous demandons si...
Elle le coupa soudain, comme si la mémoire lui revenait par bribes :
– Mon oncle ? Yorden ? Et tous les autres ? Et Dan ? Où est Dan ? Et Lélia ?
Voyant l'angoisse de son amie s’envoler dangereusement, Jarim posa une main affectueuse sur son épaule.
– Daris et Yorden ne sont pas là. J’ai été séparé d’eux peu après notre départ pour la guerre. De Soufflechamps, dans ce camp, il ne reste que Minnlho et moi, mais il paraît qu’il a disparu.
À l'évocation de Minnlho, les souvenirs traumatisants de la nuit passée transpercèrent Eldria comme des aiguilles. Elle se saisit les tempes entre les paumes et se mit à se balancer machinalement d’avant en arrière, au rythme des images atroces qui déferlaient.
– Non, non, il est mort ! s'écria-t-elle en un sanglot. Il est mort à cause de moi ! C'est... ma faute.
Pris de court, Jarim tenta de la rassurer.
– Heu... quoi ? Qui est mort ? Non, Eldria, du calme tu n'y es-
– C’est MA faute ! hurla-t-elle en se martelant le crâne du poing, comme si elle pouvait arracher ces visions à sa conscience.
Ne sachant comment réagir face à cette crise aussi fulgurante qu’inattendue, Jarim voulut l’enlacer pour l’empêcher de se blesser, mais cela ne fit qu’empirer sa fureur.
– Non, non ! Lâchez-moi ! Ne me touchez pas ! LÂCHEZ-MOI !
Sa rage était telle qu’elle frappait le torse de Jarim avec une vigueur insoupçonnée, prête à lui faire lâcher prise. Il tint bon, pourtant, tentant de la raisonner entre deux de ses cris aigus. Derrière eux, Thorsa, hébété, les observait, les yeux écarquillés, hésitant à courir chercher de l’aide.
Soudain, avec la célérité d’une tornade, une ombre mouvante surgit de nulle part et, dans une onde de choc prodigieuse, percuta Jarim. L’ancien fermier, qui n’avait rien vu venir, eut l’impression d’être fauché par un cheval lancé au galop. Projeté au sol, il glissa sur plusieurs mètres, renversant dans un fracas une pile de caisses empilées dans le recoin de la tente dans laquelle ils se trouvaient. Le souffle coupé, les pupilles rondes de stupeur, il distingua à peine l’ombre qui se jetait déjà de nouveau sur lui. L’assaillant le cueillit d’un crochet du droit qui, l’espace d’une seconde, lui fit visiter les étoiles. Le prochain coup ne promettait rien de plus clément.
Alertés par les hurlements, des Séléniens firent irruption dans l’infirmerie où régnait d’ordinaire une paix feutrée. Eldria se tenait debout près de son lit, rouge comme après un effort, manifestement sous le choc. À ses pieds, Jarim gisait au sol, aux prises avec nul autre que l’Eriarhi retrouvé inconscient plus tôt. Thorsa tentait vainement de l’aider, mais c’était comme si l’agresseur était mu par une force invisible, décuplant ses prouesses et le rendant presque inamovible. Il armait déjà un nouveau coup au visage de sa victime lorsque, avant même que les soldats n’interviennent pour mettre fin au pugilat, une voix s’écria :
– Dan, non !
Dan s'interrompit tout juste avant de porter un nouveau coup. Il se retourna brièvement.
– Par pitié, ne lui fais pas de mal !
C'était Eldria. Il n'en fallut pas plus à Jarim : après avoir craché une boule de sang coagulé, profitant de cette ouverture inespérée, il asséna à l'inconnu un puissant coup de tête, qui le fit vaciller en se tenant le nez. Mais le jeune Sélénien n’en avait pas terminé : sans lui laisser de répit, il bondit sur lui pour le clouer, à son tour, au sol. Plus massif que son adversaire, il devait à tout prix mettre à profit cet avantage physique pour prendre le dessus. L’Eriarhi, cependant, reprit bien vite ses esprits, décidé à ne pas se laisser faire. Il tenta de se dérober à la prise assurée de Jarim, si bien que celui-ci dut lui asséner de multiples coups de coude dans le ventre, que son adversaire tentait d’esquiver en se contorsionnant telle une panthère.
– ASSEZ !
La voix vigoureuse d’Eldria, pareille à un mugissement, emplit l’infirmerie, et son écho sembla rebondir jusqu’aux montagnes. Les deux jeunes hommes s’interrompirent au même instant, une hargne sourde imprimée sur leurs visages tuméfiés. Les autres Séléniens, fraîchement débarqués, en profitèrent aussitôt pour les séparer, repoussant Jarim à l’abri derrière plusieurs de ses camarades – dont Thorsa –, tandis que pas moins de quatre hommes fondaient sur Dan pour le ceinturer et le tenir en respect. Du sang ruisselait de son nez, mais Jarim n’avait guère été épargné non plus : sa bouche était pâteuse d’hémoglobine.
– Aucun de vous deux... ne fait de mal... à l'autre ! vociféra Eldria, entre trois pénibles inspirations.
Son visage, d'ordinaire si doux, était déformé par la fureur, à tel point que nul, parmi la dizaine d’hommes massés autour d’elle et qui la dépassaient tous d’une bonne tête, n’osa protester. Dans le calme revenu, elle pointa un doigt impérieux vers ceux qui retenaient Dan, lesquels semblaient prêts à lui démettre le bras pour prix de son insubordination.
– Lâchez-le, tout de suite, adjura-t-elle, telle une lionne enragée qui protégerait sa meute.
Son regard, noir et impétueux, ne laissait aucune place à la discussion. Les quatre gaillards, penauds comme des enfants sermonnés par leur mère, n’hésitèrent pas longtemps avant de s’exécuter. Dan, libéré, se frotta le dessus des lèvres, jetant un coup d’œil mauvais à Jarim, dont la subite montée d’adrénaline le faisait effectuer des allers et retours derrière le mur compact formé par ses compatriotes.
L’objet de leur querelle infantile inspira à fond, cherchant d’abord à se calmer elle-même pour apaiser les autres.
– Jarim... je te présente Dan. C'est grâce à lui que je suis saine et sauve, ici, aujourd'hui. Dan... je te présente Jarim. C'est mon ami le plus cher en ce monde, et je ne veux vraiment, vraiment pas que vous vous abîmiez l'un l'autre.
Elle marqua une courte pause pour s'assurer qu’ils l’avaient bien comprise et que la bagarre ne reprendrait pas. Après un bref instant, chacun lui adressa finalement, à contrecœur, un discret signe de tête, en guise d’approbation muette.
– Bien. Aucun de vous deux ne me veut de mal. Tout est déjà suffisamment difficile pour moi, alors, je vous en supplie, n'essayez pas à tout prix de me protéger quand j'en ai le moins besoin. Ce dont j'ai besoin, en revanche, c'est de soutien. Je suis désolée d'avoir crié je... j’ignore ce qui m'a prise. Je dois en revanche vous annoncer quelque chose... à tous. Minnlho a trépassé hier soir. Il a tenté de me venir en aide alors que votre capitaine cherchait à nous vendre aux eriarhis. C'est l'un de vos confrères du camp qui l'a assassiné, mais je ne suis pas sûre d’avoir bien saisi son nom... il était assis en face de moi, hier soir, à la cantine.
– Kaidan, témoigna l’un des résistants. On est à sa recherche.
– C'est ça, reprit Eldria. Il avait pour ordre de cacher la dépouille. Nous devons les retrouver, afin d’offrir des funérailles décentes à Minnlho.
– Elle dit la vérité, confirma une autre voix, assurée, depuis l’extérieur de la tente.
Attiré par le grabuge, tout un attroupement s'était rassemblé autour de l'infirmerie.
– Lieutenant, enfin... Capitaine, lança révérencieusement quelqu'un.
C'était en effet, par la force des choses, le nouveau capitaine de la petite compagnie qui venait de s'exprimer. Il s'avança parmi ses compatriotes, et un cercle se forma naturellement autour de lui, pour mieux l'écouter. Celles et ceux qui étaient restés dans l'infirmerie se rassemblèrent à l'entrée pour mieux participer à cette assemblée improvisée. Le capitaine était un homme encore jeune, comme tous ses semblables, aux traits fins et à l’allure paisible. Il se dégageait de sa stature un calme et une sagacité qui semblaient toutefois forcer le respect de ses troupes.
– Nous avons retrouvé la dépouille de Minnlho, étendu près d’un trou et d’une pelle abandonnée, un peu plus au nord d’ici, dans les sommets, expliqua-t-il gravement, ses yeux sérieux balayant son audience. Kaidan se sera probablement enfui en entendant notre arrivée. Peut-être a-t-il aperçu les corps de ses complices quand nous les avons rapatriés. Sachez, mes amis, que nous offrirons à Minnlho un enterrement décent, ainsi qu'à nos trois camarades qui ont été sauvagement assassinés par l'ennemi, sous nos yeux. Nous ignorons pour l’heure ce qu'ils manigançaient, mais nous ne devons pas nous perdre en querelles intestines. En tant que Séléniens, nous devons rester soudés. Quant à Kaidan, lorsque nous le retrouverons, nous le jugerons afin qu'il réponde de ses actes devant un tribunal milliaire.
Orateur visiblement aguerri, il ménagea une pause pour laisser à ses hommes le temps d’assimiler la terrible nouvelle de la perte de quatre des leurs.
– Mes amis, mes frères, l'heure est grave. Nous avons abattu ce matin, sans le savoir, le général Korm, accompagné de sa garde rapprochée.
Une rumeur consternée parcourut l’assemblée, avide d’explications.
– Personne d’autre n’en a été témoin, mais sa disparition ne restera pas inaperçue bien longtemps, et des troupes ennemies partiront bientôt à sa recherche. Quand ils comprendront que ses traces se perdent à moins d’une heure à cheval de Pic-Ridas, c’en sera fini. Nous n’avons que quelques heures devant nous, aussi je vous demande de rassembler vos paquetages : nous lèverons le camp dès ce soir. Nous rejoindrons la poche de résistance principale au sud, afin de coordonner nos efforts pour la reconquête du territoire. Je vous remercie et, par-dessus tout, je sais pouvoir compter sur votre indéfectible soutien à tous. Au travail.
Il s'éloigna aussi vite qu'il était arrivé, d'un pas résolu, les bras croisés dans son dos, sous les ovations enthousiastes de ses nouvelles troupes.
– Je l'ai toujours dit, confia Thorsa à Jarim en applaudissant, ce gars a vraiment les épaules d'un meneur. Je suis pas peu fier que ce soit notre chef de brigade.
Galvanisés par ce discours rassembleur, tous se mirent à l’ouvrage, tant il y avait à faire. Thorsa tapa l’épaule de son ami, l’enjoignant de rester sur place.
– T'en fais pas, Jar’, je m'occupe de tes affaires. Toi, tu as des histoires urgentes à régler.
Son regard entendu passa sur Eldria et Dan, puis il quitta la tente avec les autres, les laissant seuls. Lélia, pour sa part, demeurait alitée plus loin, les yeux clos, le visage paisible.
Jarim et Dan se toisèrent un instant, un air mauvais glissant telle une ombre sur le visage de chacun, sous le regard impuissant de leur amie commune qui les considérait tout à tour. Puis Dan, les traits tirés et le nez enflé, se dirigea vers l’ouverture de la tente. Il passa à la hauteur de Jarim sans lui prêter attention. Celui-ci se raidit aussitôt, s’attendant à être attaqué d’un instant à l’autre, mais Dan n’en fit rien et se contenta de soulever la toile qui les séparait de l’extérieur.
– Dan, attends ! lança Eldria d’une voix aiguë en le voyant s’éclipser d’un pas décidé.
Il l’ignora et disparut sans un mot.
– Bon sang...
– Il frappe fort, ton nouveau pote, marmonna Jarim en se massant la mâchoire, continuant de crachoter une salive rougeoyante.
– Ne lui en veux pas, il croyait me défendre... Purée j'ai encore tout gâché.
– Non, El’, ce n’est pas ta faute. Avec l’histoire de Minnlho et des Eriarhis... tu dois être sacrément sous le choc.
D’un geste affectueux, il prit ses mains dans les siennes. Ses paumes étaient chaudes comme l’aurore. Elle lui rendit un sourire timide.
– Allez, viens, dit-elle en le tirant près d’un lit. Assieds-toi. Toi aussi, tu es bien amoché.
Il se laissa faire tandis qu’elle le poussait à s’asseoir. Son trouble apparemment dissipé, elle s’empara d’une serviette propre, qu’elle humidifia et désinfecta avec de l’alcool, puis revint s’agenouiller auprès de lui pour nettoyer les contusions qui s’étaient formées sur son visage.
– Aïe ! fit-il en reculant quand le linge approcha ses hématomes.
– Roh, si tu bouges, ce sera pire ! Tu es un grand garçon, alors serre les dents.
Un silence un peu gêné s’installa, tandis qu’elle s’appliquait, avec douceur, à lui nettoyer le front.
– El’, je...
– Alors, tu...
Ils se coupèrent dans la même seconde, ce qui leur arracha un sourire complice.
– Ah, ah ! Toi d'abord ! lança Jarim.
– Non, toi !
– Mais non, vas-y.
– Bon, ok.
Eldria s'éclaircit la gorge.
– Alors ?... Que s’est-il passé dans la vie de Jarim Oris, pendant ces presque deux dernières années ?
L'intéressé pouffa, comme pour signifier « Houla, je ne sais même pas par où commencer ! »
– Eh bien... il y a tant à dire.
– Dans ce cas, commence par le début.
– Très bien. Alors, le jour où on est partis de la ferme...
Tandis qu’elle poursuivait ses soins attentifs, il raconta les premiers jours de campagne, quand cette guerre tombée sur eux n’était encore qu’un lointain concept éthéré, et que tous nourrissaient l’espoir qu’elle ne durerait que quelques semaines, tout au plus, leur permettant de rentrer sains et saufs avant l’hiver. Les troupes séléniennes s’étaient rassemblées à plusieurs jours de marche de Soufflechamps, près de la frontière avec Eriarh au nord, tandis que l’ennemi faisait déjà tomber les premiers bourgs et les premières villes. Il lui décrivit, une étincelle faisant briller ses pupilles, la fière armée du Val-de-Lune, bannières au vent, armures azurées scintillant à la lueur de l’aube. Ils se croyaient invincibles. Jamais Jarim n’avait contemplé pareil rassemblement ; face à ce prodige, il paraissait presque impossible que cette force fût vaincue par qui que ce soit. À cette époque, l’enthousiasme et la confiance étaient encore de mise.
– Nous étions si bien organisés que rien ne nous semblait inabordable. Les plus radicaux évoquaient déjà la possibilité de repousser l’ennemi jusque sur ses terres et de l’envahir à notre tour, en représailles. Bien sûr, j’espérais de tout mon cœur que nous n’en arriverions pas à de telles extrémités, car je ne me voyais pas persécuter des civils innocents. Tout ce que je souhaitais, c’était défendre ma patrie... pour retrouver les miens. On m’a fourré dans les mains un arc, une épée courte et un plastron de cuir. Comme j’étais chasseur, on m’a affecté au corps des archers, en retrait de la bataille. Tout bien considéré, c’est peut-être ce qui m’a sauvé la vie...
– Et mon oncle, et Yorden... et les autres ?
– Ils étaient devant... Pas en première ligne, bien sûr, mais je sais qu’ils se sont battus. Nous étions si nombreux que... je ne les ai jamais revus. J’ignore encore, à ce jour, s’ils s’en sont tirés.
Il marqua une pause contrite, avec le regard voilé de ceux que le souvenir traumatise, comme si la terrible scène se redessinait d’un coup à ses pieds, sur le tapis usé.
– Nous avons pris une correction monumentale, ce jour-là, murmura-t-il. Ces pensées me hanteront jusqu’à la fin de mes jours. Heureusement, notre général a vite sonné la retraite, sans quoi nous y serions tous restés, sans exception. L’ennemi était plus nombreux, mieux armé, mieux entraîné... Dans la débâcle, nous avons été éparpillés. J’ai eu la chance de retomber sur Minnlho, par hasard, parmi quelques centaines de rescapés. Notre ancien voisin avait été affecté au ravitaillement et, comme moi, il avait pu éviter le gros du massacre. Bon sang, je n’arrive pas à croire qu’il soit mort, ce bougre...
Malgré l’émotion qui brisait sa voix, Jarim poursuivit, racontant comment les restes épars de leur armée avaient tenté maintes fois de se réorganiser pour faire reculer l’envahisseur, menant des batailles éclairs qui tournaient pourtant systématiquement à l’avantage de ce dernier. Au fil des semaines, puis des mois, ils avaient dû, à contrecœur, céder de plus en plus de terrain, abandonnant d’abord des cités, puis des régions entières, jusqu’à ce que les rescapés de sa section se retranchent ici, dans ce vieux campement délabré de l’Ancienne Guerre.
– Depuis, nous attendons vainement de nouveaux ordres, dissimulés dans les montagnes, priant chaque jour pour qu’Eriarh ne nous débusque pas.
Eldria avait fini de nettoyer ses plaies et s’était assise à ses côtés, l’air grave. Il tourna vers elle ses yeux céruléens.
– Pendant tout ce temps, je n’ai cessé de penser à Soufflechamps, à celles et ceux laissés derrière, à ma mère... et à toi. Tous les jours, j’ai prié la Déesse pour qu’il ne vous soit rien arrivé. Tu ne peux pas imaginer, Eldria, à quel point je suis soulagé de te savoir en vie. Est-ce que... à tout hasard, tu aurais des nouvelles de notre ferme ?
– Tout... a été brûlé, répondit-elle, affligée. J'ai pu y retourner après que...
Elle hésita.
– Ce n’est pas important. J’y suis retournée, mais il n’en reste presque rien. Ni ta mère, ni ma tante Dona, ni personne. Je sais qu’elles ont été emmenées par Eriarh, et je crois fermement qu’elles sont en vie, comme toutes les femmes et les anciens. Il y avait seulement... Beth.
– Beth ? Seule ?
Choisissant ses mots avec soin, elle lui narra le décès tragique de l’épouse de feu Minnlho, omettant sciemment plusieurs détails, qui ne feraient que l’inquiéter inutilement.
– C’est horrible, compatit Jarim, mais... au moins, ils sont peut-être plus heureux, ensemble, là où ils sont. Et quand tu dis y être retournée... ce que tu as raconté hier à mes compagnons, ici même, à quel point était-ce vrai ?
Son visage trahissait la crainte d’apprendre la vérité sur le sort réservé aux femmes de son âge, restées en arrière tandis que les hommes partaient guerroyer. Aussi, afin de ne pas le briser, elle s’efforça de lui épargner les détails les plus éprouvants. Elle lui raconta comment Salini et elle avaient été emmenées, et mentit par omission, le laissant croire qu’elles avaient simplement été emprisonnées un peu plus de trois mois.
Comprenant la pudeur qui imprégnait ses paroles, Jarim n’insista pas. Il posa simplement une main compatissante sur le haut de sa cuisse, comme pour lui signifier, autrement que par les mots, qu’il partageait sa peine.
– C’est Dan qui m’a permis de m’échapper... au péril de sa propre vie. Il a trahi les siens en essayant de nous faire sortir, Salini et moi. C’est pour cela que nous sommes recherchés, et que vous nous avez trouvés ce matin aux mains des Eriarhis. Ils nous traquent activement. Malheureusement, Salini...
Elle retint un soupir honteux.
– Salini n’a pas eu ma chance. Elle a été envoyée en Adaï, le continent au sud, pour... des choses terribles. Pendant tout ce temps en cavale, nous avons cherché la résistance pour organiser un sauvetage, car, par chance, nous savons où elle est retenue.
Ses yeux s’égarèrent à leur tour sur le tapis.
– Je ne peux pas imaginer une seconde l’abandonner à son sort, après tout ce qu’elle a fait pour moi.
Jarim, profitant que sa main reposait sur sa cuisse, la massa doucement, sans la quitter des yeux.
– Je comprends. Et tu nous as trouvés, maintenant. Je te promets de ne plus jamais te laisser seule. Je t’aiderai à la chercher.
– Merci, Jarim.
Ils se tournèrent face à face, et chacun soutint longuement le regard de l'autre, sans rien ajouter. Après tout ce temps séparés, jamais leurs visages n'avaient été aussi proches. Leurs yeux humides, voilés de regrets et d’amertume, reflétaient pourtant, sans qu’il soit besoin de l’exprimer, la joie simple et profonde de se retrouver enfin, cristallisée dans cet instant suspendu, hors du temps. Alors que l’infime couche d’air qui les séparait encore – ultime obstacle à leurs retrouvailles – semblait se compacter, Eldria se détourna.
– J’ai... je devrais peut-être aider à rassembler nos affaires, balbutia-t-elle en s’éclaircissant la gorge avant de se lever d’un bond.
– Heu, oui, tu as raison. On a beaucoup trop papoté. Moi aussi, je devrais faire ma part.
Avant de sortir, Eldria se rendit au chevet de Lélia, qui avait dû, malgré elle, ingurgiter plus de somnifère que Dan. Elle réajusta consciencieusement la couverture de sa confidente qui, par sa faute, avait été droguée et s’était évanouie en pleine partie de jambes en l’air. Au moins, la jeune femme avait pu choisir ses partenaires pour la nuit, et avait probablement sombré avec d’agréables sensations...
– On se revoit tout à l’heure, Jarim, lança Eldria d’un signe de la main. Ça m’a vraiment fait plaisir, ce moment avec toi. Je suis... sincèrement contente que tu sois là.
– Moi aussi, El’, répondit-il maladroitement, tandis qu’ils se séparaient.
Il la suivit des yeux, et ce fut pour lui une nouvelle souffrance sourde : il ne désirait plus jamais la quitter. Néanmoins, au fond de lui, il savait que son amie d’enfance avait, elle aussi, des choses à régler avec ce dénommé Dan. Peut-être devrait-il, pour sa part, s’excuser auprès de lui, car sans ce garçon, la personne la plus importante au monde à ses yeux ne serait probablement plus là.
C’était le milieu de la journée, et des nuages gris s’amoncelaient au-dessus des cimes des montagnes alentour. Le ciel se faisait menaçant, reflet ironique de la situation des peuples insignifiants qui se querellaient sur la terre ferme. Eldria marcha jusqu’aux confins du campement, encore fiévreuse de sa nuit mouvementée. Des picotements au fond de sa gorge lui firent craindre d’avoir pris froid et, si sa vie n’avait jamais été bousculée, elle aurait su qu’il s’agissait là du signe clair d’un surmenage, et qu’il fallait d’urgence s’emmitoufler dans une chaude couverture, une tasse de thé brûlant à la main. Elle devait pourtant ignorer ces avertissements que lui lançait son corps : ce n’était guère le moment de flancher.
Autour, on s’affairait à démonter les tentes et les équipements, puis à charger les chevaux de trait d’armes et d’outils. Toute cette agitation à cause d’elle... c’était à peine croyable. Elle n’avait rien révélé à Jarim, mais les dernières paroles de Dricelys – qu’elle avait connue sous le faux nom de Dricielle – tourbillonnaient sans cesse dans sa tête : « Car tu croyais peut-être que c’était à toi, que je m’intéressais ? Non, tout ce que je veux de toi... c’est que tu me conduises à ton oncle ».
Après tout ce temps, elle ne comprenait toujours pas. Pourtant, cela signifiait au moins une chose : si elle était encore autant recherchée – comme elle seule en avait été témoin à l’aube, de la bouche même du général qui avait voulu la capturer –, tout portait à croire que son oncle Daris était toujours en vie, quelque part, loin des griffes ennemies. À ce jour, elle n’avait aucun moyen de le retrouver, mais cette conclusion ravivait en elle l’espoir qu’il se battait, de son côté, pour la libération des siens. Elle, elle devait se concentrer sur Salini.
Pensive, elle atteignit leur tente, celle d’où on l’avait arrachée au sommeil quelques heures plus tôt, loin de se douter qu'elle serait conduite dans un piège qui mènerait à toute cette cascade d'évènements... certains plus traumatisants que d'autres. Elle préférait pourtant ne pas y songer : son esprit, pour la protéger, avait enfoui ce souvenir dans un recoin isolé de sa mémoire.
Elle trouva Dan, occupé à rassembler ses effets. Il arborait une mine des plus sérieuses et ne sembla pas l’avoir entendue approcher.
– Dan ? fit-elle d'une voix douce.
Il lui jeta un coup d’œil furtif, sans interrompre ses préparatifs.
– Est-ce que... reprit-elle, précautionneuse, tout va bien depuis tout à l’heure ? Ton nez, ça va ?
– Tout va bien, répondit-il laconiquement.
– Ah, tant mieux... Écoute, pour ce qui s’est passé... je suis désolée. C’est intégralement ma faute si vous vous êtes battus, tu as voulu me protéger et...
– Ne t’excuse pas, Eldria, tu n’es pas à blâmer. Le problème, c’est moi : je suis un Eriarhi, et je dois assumer les conséquences des actions de mon peuple. Ici, je ne suis pas le bienvenu, et c’est normal. Je ferais pareil si j’étais de votre camp.
– Mais... Non, je leur ai expliqué que tu n’étais pas...
– Et je te remercie pour cela, l’interrompit-il d’une voix ferme, mais cela ne change rien. Ta parole, comme la mienne, ne pèse rien ici. Cette guerre nous dépasse tous les deux, Eldria, et ni toi, ni moi n’y pouvons rien changer. C’est ainsi.
Il acheva d’ajuster les sangles de son sac, le jeta en bandoulière sur son épaule, puis serra sa ceinture d’où pendait son épée.
– J’ai maintenant la certitude que tu es en sécurité et que tu as rejoint des alliés aptes à t’aider à retrouver ton amie. Pour ma part, je ne serai plus qu’un obstacle à la réussite de tes objectifs, par ma simple nationalité. Il est donc temps pour moi de partir.
Abasourdie, Eldria accueillit ces mots comme autant de poignards en pleine poitrine.
– Qu-... quoi ?
– J’ai négocié avec le nouveau capitaine. C’est un homme intelligent et intègre. Nous sommes arrivés à la conclusion que ma présence parmi vous n’était pas souhaitable. Il a accepté de me céder un cheval et de me laisser quitter ce camp. Je vais regagner les terres du nord et m’éloigner de cette guerre. Je te promets de ne jamais rien révéler à ton sujet, à qui que ce soit. Tu as ma parole.
Eldria, la gorge nouée, demeura interdite.
– Je te laisse Perce-Neige, je sais à quel point tu tiens à lui. C’est une bonne monture, il te sera utile. Je crois aussi que Lélia comprendra mon choix. C’est une combattante talentueuse, elle te protégera. Quant à ton ami...
En l’espace d’un souffle, il avait déjà gagné le chemin menant à l’entrée du campement.
– ... il tient à toi, tu seras donc bien entourée. Adieu, Eldria.
Il se détourna puis, d’une démarche résolue, s’éloigna. Eldria, les mains moites, tremblante, le souffle coupé, l’observa partir sans qu’il lui accordât un dernier regard. Elle voulut crier, hurler même, tant son cœur se remit soudain à la faire souffrir. Tout était si imprévu, si brutal... Après toutes ces semaines passées auprès de lui, ces expériences partagées, ces moments de détresse et, parfois, ces instants volés... c’était comme voir une part d’elle-même s’arracher. Comme revivre ce fameux jour d’été de ses dix-huit ans. Un sentiment de déchirement indicible la submergea.
Là, dans cet océan d’incertitude, tout s’imposa à elle, évident comme les gouttes de pluie qui commençaient à glisser sur eux.
– Dan, non, attends ! implora-t-elle dans un sursaut, avant qu’il ne soit trop tard. Tu ne peux pas me... Je... je...
Il s’interrompit, sans se retourner, pour écouter les derniers mots qu’elle réussit à prononcer :
– Je t'aime. Ne m'abandonne pas.
Il resta immobile, longuement, tandis que celle qu’il avait sauvée – et qui l’avait sauvé – demeurait suspendue à l’ultime espoir d’entendre la seule réponse qu’elle attendait, et qui ne viendrait jamais :
– Prends soin de toi, Eldria.
Puis il s’éloigna pour de bon, la laissant seule, agenouillée, mêlant malgré elle la détresse de ses larmes à l’ondée drue qui ruisselait sur ses joues, vidées de tout espoir.

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