Les mains du vainqueur

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 Deux mains gantées de cuir ramenèrent le butin à leur propriétaire. Ces jetons rouges, bleus, verts, noirs, blancs, aussi insignifiants qu’ils paraissaient, étaient un monde pour les cinq paires de mains autour de la table.

 L’une des mains faisait glisser un jeton bleu entre ses doigts aux ongles vernis. L’un des rare qu’il lui restait. Elle n’avait plus d’argent depuis longtemps, mais rien ne l’empêchait de revenir tous les vendredis soir, inlassablement, comme si rien d’autre que l’adrénaline n’avait d’importance. Qu’avait-elle encore à perdre ? Elle avait tant parié, tant été dépossédée, mais rien n’ébranlait sa conviction qu’elle allait se refaire. Comme son père. Son grand-père. Son arrière-grand-mère. Son vice était héréditaire.

 Un autre couple de mains pianotait de ses longs doigts sur la moquette verte. Lui, il avait déjà tout depuis toujours. La moindre de ses faveurs lui était accordée avant qu’il n’ait terminé de la formuler. La vie était fade. Elle ne prenait de sens qu’autour de cette table, quand, pour la première fois depuis des années, il sentait s’opposer une précieuse résistance face à ses désirs. C’était exaltant, cette sensation d’avoir à lutter pour obtenir ce qu’il voulait. Il ne pouvait pas ordonner aux cartes de former une quinte flush, ni autres joueurs de cesser leur bluff. Enfin, il trouvait des adversaires à sa hauteur.

 Des mains aux ongles rongés, nerveuses, entremêlaient leurs doigts. C’était l’envie de se détendre qui l’avait poussé à rejoindre cette table, mais c’était le contraire qui s’était produit. Ce stress qu’il ressentait au moment de suivre la mise ou de se coucher était pourtant devenu comme une drogue, de laquelle il ne parvenait plus à se défaire. Dans le mal qu’elle lui infligeait, il trouvait toujours assez de bien pour continuer à s’en nourrir. Chaque semaine, ses ongles étaient de plus en plus courts. Et les mensonges qu’il servait à sa femme lorsqu’il rejoignait la table de poker le lestaient d’un poids supplémentaire d’angoisse sur les épaules.

 Des mains ridées touchaient du bout des doigts une chevalière de la belle époque de l’université et des fraternités. Il refusait de vieillir, refusait la retraite, sa déchéance qui arrivait crescendo. La petite vie plan-plan, sa femme qui passait ses journées à coudre, ses petits-enfants qui lui rendaient visite une fois par mois, c’était très peu pour lui. Ce qu’il voulait, c’était un moment d’insouciance, une prise de risque qui lui rappellerait ses années folles, mai 68. Il n’y avait qu’ici, avec les autres, qu’il trouvait un tant soit peu de satisfaction.

 Quant à moi, j’agitais mes mains gantées. C’était moi qui raflais la mise depuis le début de la soirée. Tout était prévu d’avance. Je les avais bercés d’illusions, je les avais encouragés, j’avais abondé dans leur sens, gonflé leur égo. « Tu es le meilleur joueur que j’aie jamais vu. » Ils avaient cru à mon baratin, cru qu’ils étaient les meilleurs, qu’ils étaient capables de plumer les autres. Alors qu’en réalité, c’est moi qui les plumais comme de pauvres petites alouettes qu’ils étaient, qui récupérais leur pactole. Mais ce n’était en fin de compte pas cher payé comparé aux sensations qu’un jeu en ma compagnie leur apportait. Je leur offrais ma présence, en échange ils m’offraient tout ce qu’ils possédaient.

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