Chapitre 2
Les chauds rayons du soleil réchauffent mes paupières alourdies. Un oreiller aussi moelleux qu'un nuage soutient ma tête, et la douceur d'un drap me recouvre sans me donner trop chaud. Mes narines sont chatouillées par une odeur d'herbe fraîchement coupée, de pin, et un arrière-goût rance mais pas désagréable. Un véritable paradis.
Allez, juste cinq minutes de plus au pays des rêves...
Mes yeux se rouvrent brusquement. Au-dessus de ma tête, un plafond en bois ancien et un peu poussiéreux craque tranquillement. Tout me revient aussitôt en mémoire. Je ne suis pas chez moi.
Je me redresse un peu trop rapidement en poussant un grognement. Sur ma droite, une fenêtre donne sur une petite ferme très rustique. J'aperçois des chèvres, des cochons et quelques vaches qui jouent dans l'herbe et la boue. Derrière le toit de chaume d'une grange, un champ de blé ploie sous la brise.
Une voix s'élève sur ma gauche.
— Doucement, tu vas te faire mal.
Ma tête tourne, lentement, par soubresauts, pour découvrir qui vient de parler.
Un jeune homme est assis sur une chaise à mon chevet, les bras croisés et un léger sourire au visage. Il doit avoir un peu plus de vingt ans — peut-être vingt-cinq ? — en tout cas, il doit avoir mon âge, pas plus. Les cheveux bruns en bataille et des yeux verts pétillants qui me fixent avec une légère inquiétude, comme si j'étais un animal blessé.
Je me racle la gorge avant de demander :
— Où suis-je ?
— Dans la ferme d'Isha et Helen.
Bien sûr. Voilà qui m'aide énormément.
Il doit remarquer mes yeux hagards, car il s'empresse de poursuivre :
— A une demi-heure de la ville. C'est un couple charmant, ils m'ont recueilli il y a quelques mois et je leur donne un coup de main à la ferme pour les remercier depuis.
Ça ne m'aide pas plus, mais je ne le relève pas par peur de paraître ingrat.
— Comment suis-je arrivé là ?
— Je promenais les vaches dans le pré voisin lorsque je t'ai aperçu, étendu près d'un fragment de Nyx.
J'écarquille les yeux. Je suis vraiment, totalement largué. Un quoi de qui ?
L'autre fronce les sourcils devant ma réaction. Un silence s'installe, seulement rompu par le bêlement d'une chèvre dehors.
Le brun se détend et me tend une main amicale.
— Je m'appelle Orion, et toi ?
— Simon, je réponds lentement en lui serrant la main.
Alors que je la lâche, mes yeux se posent sur quelque chose de doré sur son autre main. Un cristal en forme de losange. Je lève aussitôt ma propre main gauche devant mes yeux. Ce n'est pas une hallucination. J'ai le même cristal bizarre que lui sur le dos de la main, seulement le mien est blanc.
Je le touche machinalement du bout des doigts, surpris par la légère chaleur qui s'en dégage. Un frisson me parcourt, long et désagréable. Je retiens à grand-peine un haut-le-cœur alors que la tête me tourne et que la nausée m'étrangle dangereusement.
J'ai de plus en plus conscience de la présence de ce corps étranger. Je me force à prendre de grandes inspirations, à me concentrer sur autre chose. Cette horrible gêne, cet inconfort désagréable, me rappelle la première fois où je suis allé à l'hôpital et me suis retrouvé avec un cathéter. J'avais fait une crise de panique similaire.
— Respire, doucement. Tout va bien, me dit Orion en posant la main sur mon épaule.
Après de longues secondes, les yeux fermés, les paupières brûlantes, je sens mon pouls revenir à la normale. Quand la nausée a plus ou moins disparu, je rouvre les yeux, évitant soigneusement de regarder le cristal. A la place, je fixe l'horizon à travers la fenêtre.
— Tu as l'air complètement perdu, relève Orion avec un petit rire.
Merci de le remarquer.
— Un peu d'air frais te ferait du bien, reprend-il en se levant. Et si on sortait s'entraîner ?
— S'entraîner ?
— Il y a des bouts de bois dehors qui font de très bonnes épées. Je répondrais à toutes tes questions en même temps.
Je soupire, rabat la couverture, et sors du lit, un sourire triste aux lèvres.
— J'espère que tu n'avais rien prévu de la journée.
***
En sortant de la chambre, nous descendons un escalier étroit puis passons par une petite cuisine où un homme et une femme âgés s'affairent à ranger quelques légumes dans des paniers. L'odeur de pain chaud flotte encore dans l'air.
— Regardez qui est réveillé ! annonce Orion en entrant.
Le couple relève la tête et le même sourire éclaire leur visage en même temps.
— Bonjour..., dis-je timidement, un peu gêné. Merci de m'avoir recueilli et... Et pris soin de moi.
— C'est normal, voyons, répond Helen en s'approchant de moi. Tu es tout pâle, mon pauvre garçon.
Elle attrape mes joues entre ses doigts avec une douceur maternelle et les pince.
— Il va falloir te remplumer un peu, toi ! Le repas est bientôt prêt.
Je bredouille quelque chose d'incompréhensible, les joues rouges, tandis qu'Orion se tourne pour s'esclaffer en silence.
— On va s'entraîner un peu dehors, annonce-t-il ensuite.
— Eh bien ne vous éloignez pas trop, et faites attention ! Je ne veux pas voir l'un de vous deux revenir avec une dent en moins, c'est clair ?
Elle sourit néanmoins en m'ébouriffant les cheveux.
— Promis, répond Orion.
Il m'invite à le suivre vers la cour arrière, entre la grange et un poulailler. Le soleil est haut dans le ciel, il ne doit pas être très loin de midi. Pourtant, je me souviens très bien m'être balladé en début d'après-midi.
— J'ai dormi si longtemps que ça... ? je marmonne, plus pour moi que pour lui.
— Tu ne crois pas si bien dire, répond ce dernier. Tu as passé deux jours au lit.
Je le regarde les yeux écarquillés, une fois de plus, tandis qu'il ramasse deux bâtons.
— Deux jours ?! je m'étrangle.
— C'est normal, poursuit-il en me tendant l'un des bouts de bois. Il faut du temps pour que le corps s'adapte à la magie de l'Éclat.
Je saisis l'arme improvisée, puis Orion vient se placer face à moi en prenant une posture de combat. Mais je n'ai d'yeux que pour le cristal — l'Éclat — sur le dos de ma main, que je regarde cette fois avec intérêt.
— Attends, tu as bien dit "magie" ?
Orion ne répond pas. Sans prévenir, il lève son bâton et l'abat en diagonale. Par instinct, je lève le mien et parvient à dévier le coup, un claquement sec retentissant dans l'air tiède.
— T'as de bons réflexes, remarque-t-il avec un sourire.
— Tu m'as attaqué ! je m'exclame, encore surpris.
— C'est comme ça qu'on apprend, hausse-t-il des épaules nonchalamment. Allez, fais-moi voir ce que tu vaux, ajoute-t-il en reprenant sa garde.
Sans trop savoir quelle posture prendre, je décide d'imiter les quelques combats d'escrime que j'ai pu observer à la télé.
Nous échangeons quelques coups, d'abord hésitants, puis plus assurés. Il est rapide, précis, et moi, je me contente d'essayer de ne pas tomber dans la poussière. Au bout d'un moment, il recule en riant, à peine essoufflé.
— Eh bien, ta technique ressemble à une carpe hors de l'eau ! Mais tu as du potentiel.
Même les chèvres, dans l'enclos derrière lui, semblent se moquer de moi.
Je m'essuie le front, à bout de souffle, dégageant quelques mèches blondes.
— Et toi, tu te bats étrangement bien pour un fermier, je remarque.
— Je m'entraîne tous les soirs après avoir rentré les bêtes, explique-t-il, l'air pensif. Mais je crois que je savais déjà un peu me battre avant ça.
— Tu crois ? je répète, ponctuant ma question d'une attaque surprise.
Raté.
— Oui, pour être franc, je ne me souviens pas de grand-chose avant mon arrivée à la ferme, répond-il sur le ton de la conversation, comme si de rien était.
— Tu es amnésique ?
Il hoche lentement la tête. Quelque part, au fond de moi, je ressens une petite pointe de... déception ? Je fronce les sourcils, dubitatif, alors qu'une voix murmure à mes oreilles.
Alors, je ne suis pas le seul à avoir changé de monde ?
Si ça se trouve, c'est chose courante ici. Rien de spécial sur cette planète...
— Attends, où sommes-nous d'ailleurs ? Je veux dire, ce monde, tout ça ?
Je fais de vagues gestes avec les bras dans l'espoir qu'il comprenne ce que je veux dire — avant d'arrêter en réalisant que j'ai l'air d'un pigeon qui bat des ailes.
— Nous sommes à Velyndra, commence Orion.
Sa voix a pris le ton d'un professeur qui donne un cours à des élèves turbulents.
— On raconte qu'il y a des millénaires, Velyndra avait deux soleils. Puis Nyx est arrivée, a dévoré l'un d'eux, et est devenue la lune. Mais il y a plusieurs siècles, un cataclysme s'est produit — personne ne sait quoi — et depuis, eh bien...
Il laisse sa phrase en suspens, comme si elle était évidente, alors qu'il pointe vers le ciel. Mon regard suit son geste, et cette fois je sens mon postérieur tomber dans la poussière sous la stupéfaction.
Comment j'ai pu rater ça ?
Juste au-dessus de nous, suspendue dans un ciel bleu paisible, trône une gigantesque lune brisée. Toute sa moitié inférieure se désagrège lentement, ses plus larges fragments paraissent suspendus dans une chute infinie. De temps à autres, un éclair de lumière, comme une étoile filante, s'échappe de la lune en direction du sol.
Je me sens trembler. Cet astre, Nyx, est titanesque, elle semble si proche qu'il me suffirait de tendre le bras pour la toucher. Heureusement, elle ne semble pas se diriger vers nous, vers cette planète nommée Velyndra.
— Les fragments, reprend Orion après avoir laissé passer ma stupeur, s'écrasent régulièrement sur Velyndra. Les Éclats viennent de là.
Je hausse un sourcil en le regardant brièvement, avant de reporter mon regard sur Nyx. J'ai l'impression que si je la quitte du regard, elle se décrochera du ciel pour m'écraser.
— Les Éclats, ce sont les cristaux à nos mains. C'est assez courant de croiser des gens qui en portent... Mais maintenant que j'y pense, je n'ai jamais vu d'autre Éclat doré.
Je baisse lentement les yeux, quittant enfin la vision de Nyx — non sans un frisson dans la nuque, comme si elle me suivait encore du regard, une épée de Damoclès au-dessus de ma tête.
— Alors, Nyx est condamnée à partir en morceaux ?
— On dirait bien, répond Orion en haussant des épaules. Le peuple de Velyndra ne peut que se contenter de subir la sécheresse depuis plusieurs centaines d'années.
— On doit bien pouvoir faire quelque chose ! je m'exclame. Il doit bien y avoir un moyen de... de réparer la lune !
Je réalise la stupidité de mes propos après les avoir prononcés. Orion, lui, ne semble pas le relever.
— Eh bien, on raconte que le royaume du Roi Dael ne souffre pas de la sécheresse car il commande aux Dieux. Mais ça doit faire partie des nombreuses légendes qu'on raconte sur lui, ça m'étonnerait que...
— A table ! retentit une voix derrière nous.
Nous sursautons et apercevons Helen rentrer dans la petite maison. Nous déposons nos bâtons et nous dirigeons vers la cuisine, d'où se dégage un alléchant fumet.
— J'espère que tu as faim.
— Je suis affamé, je réalise alors que mon estomac proteste bruyamment.
Dans ma tête, mes pensées tournoient. Il devait bien y avoir un moyen d'arrêter la chute de Nyx... Mais comment ?
Peut-être que finalement, je ne suis pas arrivé sur Velyndra par hasard.
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