Allah guide sa main
« Et vous ne voulez que ce que Dieu a voulu » Coran
Il était nerveux. Trois semaines déjà depuis leur départ. Le coup de grâce allait bientôt être porté par les guerriers de l'Islam au cœur de l'ennemi, sur les lieux même de leur premier assaut. Dans l'obscurité, que venait perturber un maigre rayon de soleil se faufilant difficilement par l'interstice de la porte, il observa Mohamed longuement de ses yeux fiévreux.
— Mohamed, tu ne dors pas ?
— Je ne peux pas ! Et toi Ahmed, es-tu prêt ?
— Je n'ai pas dormi depuis que le navire s'est amarré au quai, mais je me sens prêt. Allah nous guidera.
Sa voix était faible et cependant déterminée.
Il n'aimait pas Mohamed, un être simple et rustre dont la foi en Allah ressemblait plus à un lavage de cerveau qu'à une réelle illumination. À la bonne heure, il faisait très bien l'affaire pour la mission qui leur avait été assignée. À la fois garde du corps et geôlier. Comment en était-il arrivé là, lui, le jeune physicien saoudien, l'étudiant modèle, le mari attentionné ? Bloqué depuis trois longues semaines dans ce conteneur exigu comme un cercueil. Et pour parfaire le tableau, avec cet ouvrier yéménite, aux manières aussi rudes que son visage. Des images se mirent à danser devant ses yeux fatigués, la mosquée, ses enfants, le sourire tendre de sa femme.
— Tu rêves encore Ahmed, ne te laisse pas distraire, nous sommes trop près du but pour échouer ! Allah le Très Haut, Gloire et Pureté, guidera ton glaive !
Sa voix trancha dans sa rêverie comme un scalpel. Le yéménite n'était pas un gai compagnon de voyage, c'était le moins qu'on puisse dire. Il ne s'était jamais laissé entraîner dans une conversation un tant soit peu personnelle. Il aurait pourtant aimé savoir pourquoi cet homme frustre, grossier et brutal était soudain prêt à donner sa vie pour une cause qu'il ne comprenait probablement pas. Mais ils n'étaient pas venus ici pour philosopher. Son camarade encore moins que lui de toute évidence. Comment aurait-il pu ? Que savait-il vraiment de Dieu ? Du Prophète, paix et salut d'Allah sur lui ? Avait-il seulement lu le Coran ? Que savait-il de sa religion ? Ce mot qui n'existe même pas en arabe qui lui substitue celui de « din », la Loi. Un mot qui décrit bien mieux que tout autre mot la vraie nature de l'Islam. Ce n'est pas une le genre de religion que l'on peut laisser derrière soi en sortant de la mosquée ou de la maison. C'est là l'erreur que font les infidèles, les Kufr et les adorateurs du veau d'or. Ils se trompent ceux qui croient pouvoir imposer leurs lois impures aux musulmans vivant sur leurs terres ou qui exportent impunément leur culture abjecte dans les pays des croyants. Non, l'Islam est bien plus que cela ! Vivre en Islam, c'est faire allégeance, pas seulement à Allah, loué soit-Il, mais à tout un système, à une civilisation. C'est un autre monde, un mode de vie entièrement tourné vers la soumission, dès le plus jeune âge. Soumission sans concession de l'individu au divin dans tous les aspects de sa vie : vie religieuse, bien entendu mais aussi (et surtout ?) politique, sociale, juridique, militaire et économique. Un musulman ne peut vivre pleinement sa religion hors de l'Islam.
Que pouvait donc savoir ce yéménite inculte et soumis de la philosophie ? Cette philosophie occidentale abstraite et rationnelle qu'il avait découverte lors de ses études en Europe et qui par nature pervertit et éloigne le musulman de la méditation du Coran et de la pure contemplation du réel. Que savait-il donc de ces penseurs qui questionnent et s'opposent à la vérité révélée et mystique. Ou même de cette falsafa, cette philosophie halal qui préfère la notion plus musulmane de « sagesse » mais qui au final reste une philosophie bâtarde, car transmise des grecs et inspirée aux musulmans par Ahl Al-Kitâb, les peuples du Livre. Le mot le fit sourire. La sagesse ! Qu'elle semblait loin en cet instant. La sagesse avait depuis longtemps disparu de la surface de cette terre, disparue corps et âme avec les derniers grands sages. Dans ce monde moderne il ne restait que des spécialistes, des techniciens comme lui, et des incultes, comme ce yéménite. Pendant ces trois semaines il avait eu amplement le temps de se remettre en question et de penser aux terribles conséquences de ses actes, ceux que lui imposaient sa terrifiante mission. Comment pouvait-il juger du bien-fondé de ses actes ?
« Semblance de Sa lumière : une niche où brûle une lampe, la lampe dans un cristal ; Allah guide vers Sa lumière qui Il veut. »
La foi le guiderait, s'imposerait à lui, naturellement, alors à quoi bon réfléchir ? In Shaa Allah !
— Tu doutes Ahmed ? Ce n'est pas le moment de fléchir, prépare-toi, on n'a plus beaucoup de temps.
Que s'était-il passé depuis trois semaines, la guerre était peut-être finie, sa femme était peut-être déjà morte, écrasée sous les bombes de l'Alliance. Malgré les attaques suicides, les porte-avions de l'Alliance ne cessaient de pilonner son pays et avec lui tout le Moyen-Orient. Mohamed n'avait ni femme ni enfant. Quelle différence ? Les ordres étaient clairs de toute façon et rien ne le ferait plus reculer. Il savait au fond de lui-même que son acte servirait la cause du djihad et sa métaphysique du martyre. Bientôt son testament vidéo serait mis en ligne et de nouvelles légions de fanatiques se lèveraient pour louer son nom et rééditer son exploit. Mohamed, lui, ne cessait de répéter que cet acte sacré le mènerait au paradis, qu'il n'était qu'un humble serviteur de la volonté d'Allah. Ah, le Paradis ! Lui, il ne faisait pas ça pour aller retrouver des vierges, ils les auraient toutes échangées pour partager encore quelques instants avec celle qu'il aimait, pour pouvoir embrasser ses enfants une dernière fois. Ce qu'il allait faire, il le faisait pour eux. Sa vie ne comptait pas. Ce qui comptait maintenant, c'était la venue d'un monde meilleur, purifié, l'avènement d'une société islamique triomphante de l'individualisme capitaliste mortifère qui avait amené dans son pays la misère, la division et la ruine jusqu'au sein des foyers. Ce but valait tous les sacrifices : les semaines de souffrance passées dans ce conteneur, tantôt four, tantôt congélateur, sacrifier sa vie, perdre sa famille, sans compter les milliers d'innocents qui périraient sous peu. Des victimes innocentes ? "Non", pensa-t-il. Qui était encore innocent face aux atrocités commises par ceux qu'ils avaient élus pour les gouverner. Des parasites qui pompent sans vergogne les richesses du monde pour leur propre bénéfice, qui regardent des milliers de croyants se faire assassiner chaque soir au journal télévisé, sans se poser de question, sans remord. Les musulmans de New-York ? Des martyrs pour la cause. Leur victoire donnerait du courage à tous les musulmans combattants pour le Jihad. Elle remplirait leur cœur de joie et paralyserait leurs ennemis d'effroi. Elle démontrerait la supériorité de leur foi face à la faiblesse morale des infidèles. Leur supplice vengerait toutes les humiliations des défaites récentes.
Les pensées d'Ahmed se bousculaient et dansaient comme ces poussières qu'il fixait chaque jour dans le seul rayon de lumière qui pénétrait les ténèbres de ce qui serait bientôt leur sarcophage vers l'Au-delà. La communauté, l'Islam, le devoir de soumission. La liberté de son peuple n'était-elle que le droit de choisir la soumission à l'Islam ? Ikhtiyar, son libre arbitre, n'était-ce que la liberté d'assouvir la volonté d'Allah ? Qui était-il pour juger du bien et du mal de ses actes ? Pourquoi ne trouvait-il pas refuge, comme Mohamed, dans une croyance qu'il savait archaïque et bornée, dans une soumission totale, intolérante, sans confusion aucune ? Allah allait-il lui donner la force le moment venu ? Pourquoi l'abandonnait-il maintenant ? Pourquoi le laissait-il douter, alors qu'il était si sûr de lui en partant. Il se revoyait, prenant fièrement son fils aîné contre sa poitrine, le consolant en lui disant qu'un jour peut-être, Allah lui donnerait sa chance et qu'il pourrait aussi se sacrifier pour la cause juste. Son plus jeune fils avait pleuré, il ne comprenait probablement pas mais devait bien sentir que son père ne reviendrait pas. Tous seraient fiers de son martyr et le vénéreraient, puisant en son exemple la force de bâtir un monde nouveau et meilleur sur les ruines de l'ancien. Mais sa rage se dissipait et avec elle sa détermination. La trame de ses pensées le menait auprès de sa femme, si douce, si aimante, si fière, elle le ramenait à leur dernière nuit. Ils s'étaient aimés longuement cette nuit-là. Toutes ces années auprès d'elle n'avaient fait que renforcer leur amour et leur attrait l'un pour l'autre. Certes, il n'avait aucune sympathie pour ces américains qui n'avaient aucun respect pour leur culture et leurs traditions, pourtant il n'aurait jamais imaginé rejoindre les djihadistes. Jusqu'à ce jour funèbre où un drone avait pris la maison de sa sœur pour cible, tuant en un instant presque toute sa famille. Qui pensaient-ils atteindre avec leurs missiles aveugles ? Et pourtant, le doute, le terrible doute ne le quittait plus. Aucune prière n'y faisait rien.
Mohamed sursauta.
— Ça y est, chuchota-t-il, ils vont ouvrir le conteneur !
Ahmed avait les mains moites, il tremblait. Il contempla longuement la bombe qui se trouvait au centre du conteneur. Il leur avait fallu des années pour l'assembler, pièce par pièce au nez et à la barbe du Mossad. Un travail de fourmi. C'était un peu son enfant terrible, son Frankenstein. Aujourd'hui serait le grand jour ! Encore quelques minutes et il donnerait sa vie pour une cause juste. Mohamed, lui, serrait sa kalachnikov contre son flanc comme un Mubarizun aurait serré son sabre. Ses pupilles brillaient de détermination dans la pénombre. Les voix au dehors se faisaient plus fortes. On pouvait reconnaître le fort accent noir américain des dockers du port de New-York. Il sursauta lorsque la porte s'ouvrit. La lumière l'aveugla.
— What the f…
La rafale de la kalach avec son tac-tac-tac si caractéristique fut suivi d'un tonitruant ‘Allahu akbar qui ‘glaça même Ahmed. L'agent des douanes s'écroula, criblé de balles.
— Qu'est-ce que tu attends, amorce la bombe !
Dans sa main, la vie de millions de personnes.
Une nouvelle rafale. Mohamed criait mais Ahmed ne l'entendait plus. Il fixait la bombe qui brillait dans la lumière. Le glaive d'Allah ! Il voulait appuyer sur la commande d'allumage mais ses bras restaient sans réaction, comme paralysés. La gifle de Mohamed le réveilla comme une douche froide. Le grand Yéménite se tenait devant lui, son regard glacé valait plus qu'une longue diatribe. Il n'y avait pas d'alternative, rien à discuter, juste appuyer, appuyer.
— Appuie ou je te…
Le coup de feu le figea. Il tomba à genou, fixa Ahmed, lança un ‘Allahu Akbar' défiant et s'écroula.
Puis l'air s'embrasa, le souffle incandescent de l'explosion dévasta le port de New-York et Lower Manhattan, soufflant les touristes autour de Battery Park et détruisant une grande partie de la ville. Des centaines de milliers d'âmes rejoignirent presque instantanément Ahmed et Mohamed. La statue de la Liberté, Wall Street, Brooklyn Bridge, les symboles de New-York s'évanouirent en quelques secondes sous l'onde de choc ou ravagés par les flammes. Les immeubles décortiqués de leur parure de verre ne gardaient plus que leur structure en béton calcinée donnant l'impression d'être encore en construction.
Au milieu de la fumée, des gravats et des décombres, entre les squelettes de ce qui avait été deux gigantesques gratte-ciels, scintillait la pointe d'une pyramide qui semblait défier les mortels.
Défier Allah lui-même.
(Vous trouverez la suite dans le roman D.E.X.)
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