Trépidante existence

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   Le claquement de la porte résonnait dans la grande salle aux plafonds trop hauts. Son pêne résistait, comme à chaque fois, aux tentatives pour la refermer. Quelques frottements entre bois et métal plus tard, il se rendait et les agitations des vantaux cessaient.

   L’heure de la visite. Onze heures.

   Les pas sonnaient sur le carrelage propre. Une femme de service alignait un haricot émaillé le long du rebord d’une table de chevet. Elle ne voulait pas qu’on lui reprochât quoi que ce soit. Là où un sourire, une pression de la main auraient suffi.

   Le chirurgien s’arrêtait devant chaque lit et lâchait un gentil commentaire, sur la santé d’un blessé, même le pli d’un drap ou un objet personnel plaisant. Sans doute le soldat allait-il mieux ? Ou plus mal ? Passé maître dans l’art de la dissimulation, son visage restait lisse, inexpressif, pour n’apporter aucun espoir ni affliction inutile.

   — Mais quelle bamboula, ici !

   L’infirmière se précipitait, pressentant son agacement, et coupait le transistor.

   — Ah ! Le sergent Kosinski. Mon chef-d’œuvre. Personne ne donnait cher de sa peau quand l’hélico nous l’a amené. Et maintenant, il écoute tranquillement la radio.

   — Han ! Han !

   — Ne me remerciez pas ! C’est mon boulot, sauver des vies. À l’occasion, prenez-le en photo que je le mette en bonne place dans mon album. Il a de la chance ce petit Polak, il va pouvoir écrire un bouquin sur sa trépidante existence. Passionnant, passionnant. Si vous voulez que je le préface, n’hésitez pas. Je le ferai avec plaisir. A moins que vous me le dédicaciez…

   Il passait déjà au gisant suivant, droit et fier, heureux des miracles produits par ses coups de bistouri et ses rafistolages en tous genres. Jambe raccourcie, moignon mignon. Et tous, oui tous, à ce moment, le voyaient comme un ange miséricordieux. Quand la mort vous avait serré de trop près, vous chérissez la chance de chaque respiration en plus, quel qu’en soit le prix.

   Les nouveaux commentaires s’amenuisaient, devenaient murmures, tant la pièce s’étendait.

   Des talons de bois sonnaient au pied de son lit.

   — Han ! Han !

   — Oh, pardon Jerzy.

   L’infirmière se penchait sur lui. Sa blouse était boutonnée haut, mais la lourdeur d’un sein au travers du tissu occupa les pensées du légionnaire, pour un moment.

   Elle remettait le poste en marche. Il crachait des nouvelles d’attentat dans un milk bar à Alger. Elle changeait de station, sautant les unes, s’attardant sur d’autres, jusqu’à se caler sur sa préférée.

   Django et son swing à trois doigts effacèrent le téton rêvé, pour laisser place à ses parents. Ils se préparaient dans le bureau du théâtre que son père dirigeait, beaux à jamais dans les souvenirs de leur enfant. Nœud papillon et robe brillante, ils le confiaient aux bons soins de sa babka. Ils allaient présenter, devant le rideau baissé, l’étape que le talentueux manouche donnait à Cracovie lors de sa grande tournée européenne avant-guerre. Enfin, avant l’autre guerre. Celle d’avant celle d’avant. Le son parvenait par un savant jeu de tuyauterie jusque dans la pièce. Il entendait le lancement élégant, léger et amusant, déclamé par ces duettistes amoureux. Et puis. Et puis. Le genou de sa grand-mère balancé en rythme autant que les cordes du violon et des guitares berçaient le petit garçon de cinq ans. L’emmenant loin là-haut dans les nuages. Un instant, le temps d’un disque, il se laissait porter pour toujours.

   Toujours n’était jamais assez.

   Des mains robustes le tournaient sur le côté. Des blessés, moins gravement atteints, aidaient infirmières et femmes de salle. L’une prenait sa tension, la notait puis le pansait. L’autre procédait à sa toilette par gestes doux et prévenants. Sans leur soutien, tout aurait été plus rapide, peut-être brusque, d’évidence pressé. Il aimait jouer l’endormi tandis qu’on le changeait. Cela nécessitait peu d’énergie à fournir, simplement fermer les yeux. Il ne ressentait presque rien, juste le toucher au-dessus des épaules, surtout au niveau des oreilles. Oh, oui les oreilles.

   — J’ai eu plus que ma part de chance. Le lieutenant François tiraillait sur ma droite, il a pris une balle dans la tête. Jerzy commandait une mitrailleuse, de l’autre côté, voilà ce qu’il en reste. Le fellouze a balancé sa grenade. Le sergent m’a servi de bouclier. Les hasards de guerre. Plus loin, moins forte, vers la gauche, tout aurait été différent. Je n’ai reçu que quelques éclats. Ça va laisser de vilaines cicatrices, rien de vraiment grave.

   — Le chirurgien savait très bien qu’il ne pourrait plus jamais bouger. A quoi bon le sauver ? Il aurait mieux fait de l’aider à mourir.

   S’il ne sentait pas les larmes couler sur son flanc, les sanglots de la femme retentissaient, sinistre glas. L’infirmière saisit la radio et la mit en marche.

   — Ne pleure pas, Bambino.

   Les premiers accords orientalistes de la chanson de Dalida s’élançaient bondissant de murs en murs.

   — Han ! Han !

   — Jerzy n’a pas l’air d’apprécier l’Égyptienne. Réglez ce foutu appareil sur sa station.

   Des doigts firent tourner la molette.

   Les cuivres d’un big band chassèrent la bluette ritalienne. Trombones et saxophones pour entraîner et danser, se fondre dans l’humeur. Comme lorsqu’il avait traversé l’Allemagne, fuyant l’armée russe qui n’avait pas sauvé les insurgés de Warsav face aux Krauts. Ses parents assassinés à la fois par les nazis et les bolcheviks. Dès qu’il avait passé les lignes américaines, dans cette débandade extraordinaire, tandis que les maisons défilaient, amoncellements de briques noircies, des orchestres militaires jouaient, sur de petits kiosques à musique miraculés, les airs de Glenn Miller. Amaigri mais sauf, il avait suivi le chemin inverse des colonnes de chars qui fonçaient à travers les ruines du Reich. Jusqu’au Nord de la France où il s’était engagé mineur, pour survivre. Sitôt remonté des entrailles de la Terre par les ascenseurs, douché, sou neuf, il se précipitait près des baraquements ricains. Le cuisinier du mess des officiers mitonnait son rata bougeant son corps au rythme des programmes radio des libérateurs. Les cuivres rutilaient, leur vibrato éclipsant, sans peine, le souvenir des marches nazies, bien plus martiales.

   Le big band swinguait pour les pieds, les hanches, les bras et ses oreilles.

   Le jour de Noël, la salle sentait le propre plus que l’hôpital. Les draps avaient tous été changés d’une seule traite. L’infirmière de garde avait ri, lors de sa ronde matinale, découvrant l’ange en tissu et papier dont des malades avaient habillé le sexe de Jerzy. Il aurait aimé pouvoir le faire bouger, dodeliner, pour participer d'avantage à la jovialité ambiante. Il avait beau se concentrer, se presser les neurones, impossible. Il se surprenait, malgré ça, à se savoir simplement heureux d’être associé aux préparatifs.

   Tous étaient venus voir le chérubin de Jerzy, même depuis des pavillons extérieurs. Tous se marraient. Comme il s’était senti vivant.

   — Han ! Han !

   Ses voisins de lit devinaient ce qu’il voulait. Le poste était aussitôt réglé sur sa bonne longueur d’onde.

   Ella et Louis. La première dame et Pops, le chanteur de blues. Summertime qui sonnait sa langueur nostalgique, dans les BMC d’Indochine, où les congaïs chaloupaient leur ennui entre deux passes, durant lesquelles elles restaient inertes, technique morale pour éponger au plus vite leurs clients uniformes. Puis retournaient s’asseoir, après avoir rendu leurs tickets à madame Fifine, la mère-maquerelle, toute de noir vêtue, qui comptait ses piastres. Pas grave, le troufion ne savait pas de quoi demain serait fait. Une patrouille d’un jour, de mois, d’années planquées dans un minuscule poste du haut Tonkin. Pas de Summertime durant la saison des pluies, à patauger des marches harassantes dans la bouillasse, à trembler des nuits sans sommeil sous les coups de feu du Viet Minh. Nettoyer son arme et ses godillots, attendre la relève en sifflotant, presque inconsciemment le flow de la trompette lancinante.

   Ainsi se distillait, à fleur d’ennui, le lent poison jaune. Oh ! Yeaaaaaah…

   Son voisin de chambrée n’arrêtait pas ses pleurnicheries. Puisqu’il ne pouvait y répondre, ni le faire taire ou s’éloigner, fumer une cigarette dehors, l’autre en profitait ayant trouvé l’interlocuteur idéal. À la fois ennemi et camarade d’infortune. S’il n’avait pas eu le temps de tirer le moindre coup de feu en culottes courtes des jeunesses hitlériennes, il vantait son frère, héros kaputt sur le front russe, pilote de la Luftwaffe. Ironie, comme lui, il échouait là par paresse à vivre en homme normal, sous couvert de goût pour l’aventure. Il ne comprenait pas ce qu’un bel Aryen faisait à se traîner, un magma purulent cherchant à s’extraire de son ventre. Cancer ravageur qui ne tarderait guère à l’emporter vers d’autres exotismes.

   Il abreuvait la femme de service juive de teutonnes insultes, si elle approchait de son lit.

   Sursis bien trop bref, le Kraut reprenait ses jérémiades. Qu’est-ce qu’il en avait à foutre de son mois de survie ? Même ce connard souhaitait échanger son sort contre le sien. Vivre un jour de plus, emmailloté, sans pouvoir prononcer le moindre mot. À percevoir la pitié et l’impuissance tout autour. Ils ne voyaient donc pas, pauvres aveugles, comme cela le faisait marrer. Rire à pisser, jusqu'à ce que sa poche déborda. D’être pensé déjà parti, alors qu’il ne pouvait pas bouger. Il distinguait la plus infime nuance, le plus petit tremblement dans les voix. Même si cela ne lui servait à rien.

   Chiche ! On échange nos places, nos tares. Avec le boche qui ne se rend pas compte que l’infirmière a plus qu’un faible pour lui. Vendu ! Il était prêt à ne vivre qu’un mois avec auprès de lui une femme amoureuse. Rien que pour pouvoir lire dans ses yeux qu’il serait regretté par la dernière à savoir qu’il avait un jour existé.

   Il ne lui était plus même nécessaire d’ahaner. Madame Cohen, ennoblie d’insultes, avait remis sa radio en marche, avant de s’éloigner, à petits pas feutrés, ravie.

   La puissance de l’improvisation de Miles Davis explosait brisant l’immense chambrée en minuscules morceaux. Jerzy était projeté vers ses premiers amours, son dernier et toutes celles au milieu. Alors quoi ? Ces instants insignifiants qui peuplaient son inconscient jaillissaient, feux d’artifice à lui seul réservés. Doux et sucrés à en avoir la nausée. Poivrés et douloureux, ils auraient dû rester dissimulés, à jamais oubliés.

   Morceaux de puzzle dispersés, dont il se souvenait.

   La maréchale, après avoir perdu fils et mari, faisait la tournée des hôpitaux.

   Une ambulancière lui avait suggérée d’offrir aux soldats d’une salle les plats qui leur feraient plaisir.

   Sa cuisinière réalisait des merveilles. Spécialités pour remonter le temps. Douceurs contre les angoisses, les peurs les plus profondes. Gratins de différentes provinces, de cardons, de pommes de terre, d’endives, de cerises ou de christophines. De simples huîtres pour celui à la mâchoire brisée. Rôts à roter, sauces et bas morceaux. Cuisines bourgeoises et paysannes, berbères ou allemandes. Artiste qui savait parler aussi bien aux ventres qu’aux esprits.

   Hélas, elle ne pouvait rien pour Jerzy, alimenté depuis son admission par laparotomie. Une incision dans l’abdomen, la solution nourrissante passait directement dans son estomac. Nulle recette, si recherchée fût-elle, n’y changeait rien. Un plaisir de plus dont il était privé.

   Le chauffeur de madame de Lattre de Tassigny avait eu une illumination, en l’observant, silencieux. Lui-même amputé du bras droit lors de la prise de Stuttgart, ancien mécanicien de marine, il opérait encore des prodiges de sa main gauche. Il avait obtenu de rester une semaine de plus pour bricoler un ingénieux appareillage de son invention.

   Jerzy Kosinski pouvait désormais, en bougeant sa tête, mettre en marche et arrêter le poste de radio. Il changeait aussi la longueur d’ondes, choisissant seul la station pour rechercher ses morceaux préférés, lorsque le speaker se montrait trop bavard.

   Cette minuscule autonomie lui offrait une telle liberté, qu’un large sourire éclairait son visage. Il gardait dorénavant ses yeux fermés en permanence. Quel intérêt de regarder le plafond de la chambre ? Alors qu’il y avait tant à observer en lui-même.

   En écoutant Robert Johnson, Thelanious, Sidney et Randy il avait dépassé la plongée dans sa propre existence. Il voyait maintenant bien plus loin. Dans ses vies d’avant, ainsi que les vies de tous les humains qui l’avaient précédé sur Terre, puis qui lui succéderont.

   Ce prisonnier, à jamais ceint d’une camisole, avait acquis le pouvoir de s’évader de la plus sombre des geôles.

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