Le Baiser de l'Enkeb

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  Un homme marchait dans les rues pavées de la cité d'une démarche élégante et légère, en fredonnant un air guilleret, un sourire vicieux sur ses lèvres d'un rouge sang. Du sang d'ailleurs ruisselait sur les coins de sa bouche. Il avait déjà fait une victime ce soir, mais il lui en fallait plus pour satisfaire son appétit. Sexuel. Il avait décidément l’âme d’un vrai psychopathe !

  En longeant un temple, il entendit une voix. Quelqu'un priait. Il se doutait à l'entendre qu'elle pourrait correspondre parfaitement à ses critères. En entrant dans le lieu sacré de forme circulaire, fait de marbre blanc et de colonnades torsadées représentant la Reine des Limbes, son diabolique époux et un serpent maléfique, il fut subjugué par le resplendissement et la fraîcheur de l'objet de son désir. C’était aussi une question de survie, mais dissimulée par sa profonde excitation.

  En le voyant, elle rougit de la perfection des traits de l'humain en face d'elle, être qui pourtant n'en était déjà plus un. Puis elle pâlit en découvrant ses dents ivoires assez pointues, son regard et son rictus libidineux, accentués par sa démarche chaloupée — celle de l'ivresse de son plaisir bestial, interdit et malsain. Celui de la chair et de l'acte intime. Il la saisit violemment et, malgré ses vaines jérémiades et gesticulations, l'emporta jusqu'à son manoir.

  Il la déposa sur un lit moelleux et la recouvrit de draps en velours épais. Noirs. Comme les rideaux, masquant de hautes fenêtres rectangulaires, qui filtraient la lumière spectrale de la lune ascendante. La pièce était exiguë et ne comportait en tout et pour tout qu'un lit à baldaquin en or, aux colonnes stylisées et aux rideaux de velours, là encore sombres comme une nuit sans étoiles. Puis il s'allongea sur elle, la déshabilla tendrement, et la réveilla, puisqu'elle s'était évanouie en chemin. Et amoureusement, il la conquit, avec toute la douceur dont savait faire preuve les hommes pendant l'amour, et surtout lui.

  Il ne se rendit compte que plus tard de deux choses qui le stupéfièrent et son sang glacé ne fit qu'un tour. Premièrement, il aimait sa proie, ce qui était inconcevable pour ce chasseur pervers, qui se nourrissait du plaisir physique ressenti. Et secondement, il ne pourrait jamais plus lui faire du mal. Or, pour survivre, il devrait saigner d'autres personnes... et trahir son amour… Cruel dilemme !

  Une chose était sûre : depuis qu'il avait couché avec cette jeune humaine du nom d'Awa, il avait développé des sentiments contraires à sa nature. Il voulait lui prouvait qu'il l'aimait, et ce par tous les moyens. Certes, il la retenait captive, mais jamais il n'aima une personne comme elle, aussi fortement et sincèrement. Il ne cessait de le lui rappeler, de vanter sa suprême magnificence. Il lui raconta alors sa rencontre avec la mère de toutes les Upokebs et lui expliqua sa naissance.

  Sakth voulait de la compagnie pour s'amuser dans les Limbes, puisqu'il avait quelques pulsions masculines à assouvir. Aussi créa-t-il à partir d'un feu éternel sa reine, son épouse. Lilaya. Leur union engendra une multitude de filles à leur image, capable de dérober aux hommes leur essence vitale pendant l'acte sexuel. Il lui confessa même que les pires démons femelles se nourrissaient également de leur testostérone, mais cacha d'autres détails plus horribles, propres à quelques-unes seulement qui, dans leur passion, dévorèrent avec avidité bien plus que cette hormone virile.

  Lui n’était encore qu'un jeune adolescent entrant à peine dans la puberté. Et son expérience sexuelle commença avec une femme d'une très grande beauté, dont il tomba fou amoureux. Mais cette attirante apparence cachait en réalité une Upokeb, et pas n'importe laquelle : leur génitrice. Pour l'avoir repoussée, elle le maudit à ne jamais pouvoir aimer de femme dont la beauté l'égalait.

  Un jour, il osa braver l'interdit d'affirmer que la beauté de sa belle était supérieure à celle de l'épouse de Sakth. Mais Lilaya, jalouse et susceptible, eut vent de cet affront. Et elle le punit.

  Elle enleva Awa, qu'elle cacha momentanément dans les Limbes, prit sa place et adopta son apparence. Elle séduisit l'humain répondant au nom d'Adama, et ils firent cette nuit de lune bleue l'amour comme jamais, entre passion et violence. Au bord de la jouissance, elle le mordit à la carotide, faisant déverser une mare de sang, et pénétrer son venin mortel.

  À ce moment-là, par une fenêtre dont les rideaux miteux et troués permettaient de voir à l'extérieur, il entendit des cris et des pas précipités, et vit des torches et des fourches aux mains des villageois. Il ordonna à sa femme de l'attendre sans bouger, et il se rua dehors. Avec un sourire sadique, Lilaya ramena la véritable Awa chez elle, ôta ce souvenir, le remplaça par la nuit passée avec son époux, et disparut dans un rire effrayant.

  Adama demanda au forgeron la raison de ce tumulte, et celui-ci lui expliqua qu'ils pourchassaient un Vampire assassin d'un jeune garçon, et son complice Lukan. Adama prit un pieu en frêne et les rejoignit.

  Le Lukan et l'Empoussaï se retrouvèrent bientôt acculés au sommet d'une falaise surplombant l'océan. Là, Adama les retrouva avec sa bande de villageois armés. Ce n'est qu'alors qu'ils remarquèrent un timide garçon, qui regardait le vide — tantôt avec crainte, tantôt avec envie — comme s'il se décidait à sauter ou non. Ses yeux larmoyants nous suppliaient silencieusement de l'aider, de trancher pour lui. Mais comment décider du sort d'un enfant, aussi jeune, et surtout comment le condamner ?

  Le non-mortel se mit alors à penser, assez ironiquement d'ailleurs, que depuis qu'il était avec Awa, il était devenu bien compatissant. Même trop d'ailleurs. Depuis des mois, il ne tuait plus, son épouse se tailladant pour lui à chacun de leurs ébats, ressentant un plaisir obscène en cet acte. Il allait s'approcher du garçon pour le prendre dans ses bras et l'éloigner, quand l'Empoussaï s'interposa.

« Non, c'est lui qui a tué l'enfant qu'on a retrouvé égorgé il y a quelques jours, pas moi ! Il est le meurtrier, il est coupable ! Il doit mourir ! À bas l'Aggar ! ».

  Au plus profond d'Adama, une rage enfouie depuis trop longtemps, contenue difficilement et contre sa volonté, resurgit violemment. Avant qu'il n'eût le temps de comprendre ce qui se passait, l'Empoussaï tombait à genoux, un pieu en frêne dans le cœur. Sa dernière image fut les yeux injectés du sang de la haine et de la fureur de son interlocuteur qui, ayant retiré le pieu et ordonné qu'on brûlât le corps, s'éloignait déjà. Alors que tous s'exécutaient et qu'il retournait chez lui, nul ne remarqua que l'Aggar avait fait un choix. Regardant le Lukan trempé de sang frais s'enfuir, il bascula en arrière, les yeux révulsés, les bras en croix.

  Adama revint chez lui plus fier que jamais. Il ne cessa de se glorifier auprès de son épouse, et ne prit même pas le temps de reprendre son souffle. Impressionnée, captivée, elle montra son admiration dans une soumission sans borne. Mais pendant l'amour, Adama ressentit autre chose. Différente de toutes les autres fois. Un plaisir extrême, décuplé. Il voulait mordre. Ses yeux prirent une couleur de feu, ses cheveux celle du sang, et ses canines ivoires déchiquetèrent sa femme. Sans qu'il ne le veuille, sans qu'il ne puisse rien faire, il la taillada.

  Ce fut après avoir violé son cadavre jusqu'à l'orgasme qu'il réalisa pleinement l'ampleur de son acte. Couché sur le corps froid et ruisselant de sang d'Awa, il pleura d'amères larmes. La nuit fut déchirée par ses lamentations et son imprécation. Il revit dans son esprit la dernière fois qu'il fit l'amour avec sa femme, mais au lieu de ses cheveux blond céréale, il vit une chevelure rousse, la rivière magmatique des Enfers ; au lieu de ses yeux pistache, il vit des orbites vides, injectés de sang, où brûlaient des flammes. Un rire rauque résonna dans sa tête, et une voix qu'il connaissait bien lui parla avec une pointe d'humour.

« Tu n'aurais jamais dû me défier, petit Enkeb !

- Lilaya ! siffla-t-il. POURQUOI ?! JE TE MAUDIS ! ».

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