Chapitre 4

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À 9 h 30, Nathalie qui portait une robe noire et des chaussures à semelle cloutée attendait depuis peu sur les marches du Metropolitan Museum quand elle vit venir à elle, l’homme dont elle devait tenir compagnie. Ce ne sont pas ses habits — T-shirt, jeans et baskets — qui la génèrent, mais le fait que sa tête était particulièrement invisible. Casquette, lunette de soleil et masque chirurgical contre le Covid empêchaient quiconque de découvrir les crevasses qui avaient irrémédiablement lézardé son visage. Évidemment, ces artifices de dissimulation avaient pour objectif de rendre le milliardaire moins nerveux.

- Bonjour, Miss West. Êtes-vous prêtes à être envahies par l’art et l’histoire ?

- Bien sûr, mais nous devions peut-être en profiter pour comparer nos sens de l’observation et de la déduction, comme le voulait votre psy.

- Vous pensez que c’est un concours ? Ce lieu est pour moi l’antre de la contemplation, pas un tournoi de superlatif creux, dit le jeune homme en commençant à faire la queue pour prendre leurs tickets d’entrée.

- Vous avez raison sur le fait que personne ne nous donnera de point, mais je dois avouer que j’ai le goût de la compétition. Qui de nous deux pourra le mieux déterminer les subtilités que nous allons découvrir ?

- C’est là où nous nous distinguons, car percevoir des messages cachés dans une œuvre m’est pratiquement impossible. Cependant j’aime ressentir l’art par tous les pores de ma peau, ce qui sauf erreur de ma part, semble vous poser problème. Avant d’entrer, puis-je vous poser une question ?

- Bien sûr.

- Kayak vous trouve très douée, mais s’étonne que vous ne soyez que serveuse. Il voudrait en savoir la cause.

Nathalie se redressa lentement, puis ses yeux se perdirent dans le vague. La jeune femme ne se rendait pas compte qu’il suffisait qu’elle ait accès à une œuvre comme un livre pour en saisir la plupart de ses messages cachés, même si cela n’entrainait chez elle que peu d’émotion. N’ayant aucun moyen jusqu’à présent de trouver une finalité à ses capacités par faute de stimulation, Nathalie avait fait taire cette voix intérieure. Ses problèmes familiaux, suivis de son travail épuisant l’avaient mis en exil, mais depuis sa rencontre avec Nicolas et Pierre, le défi intellectuel que proposaient ces deux personnes représentait une stimulation à laquelle son orgueil et son sens artistique naissant ne pouvaient rester insensibles.

- Vous me trouvez douée ? C’est peut-être juste un don, comme l’oreille absolue ou la bosse des maths.

À peine Nathalie avait-elle prononcé ces mots que l’ouvreuse déchira leurs deux billets d’entrée en même temps. En entendant le cri du papier, Nicolas eut l’impression qu’on lui arrachait son masque et il eut un mouvement de repli en se raidissant de tout son long. Ce simple son avait réveillé en lui le traumatisme de son agression. Heureusement, il se ressaisit en quelques secondes et leva la main, avant de faire la lettre V avec ses doigts.

- Ça va ? Demanda Nathalie.

- Oui.

- Vous pourriez baisser le bras, s’il vous plait. On dirait que vous commandez deux cafés.

- Bien sûr, dit Nicolas en s’exécutant, puis en s’asseyant sur un banc.

- Vous voulez boire de l’eau ou sortir…

Nathalie ne put finir sa phrase, car une main se posa sur son épaule, c’était Miss Sorbo. Le regard noir, la femme de confiance observait les alentours avec insistance.

- Ce n’est rien, Anna. Le bruit des billets qu’on déchire m’a rappelé le son de mes os lorsqu’ils ont été brisés.

- Moi, je n’ai rien fait déclara la dame de compagnie qui était intimidée par l’attitude autoritaire d’Anna.

- Je vous crois, mademoiselle. La lettre V avec la main est un code qui me permet de savoir qu’il n’est pas en danger.

- Je comprends, mais cela appelle une autre question : pourquoi êtes-vous intervenue ?

- Par réflexe. S’exposer est dangereux, mais de toute manière, les Van Houttenberg ne prennent jamais mes mises en garde au sérieux, dit la bodyguard avec un sourire forcé. Monsieur, vous êtes encore fragiles. Peut-être devrions-nous retourner à la clinique ? Ne rentrez pas dans ce lieu… J’ai un mauvais pressentiment.

- Anna, tu me rappelles l’Iliade… une œuvre sur la mythologie grecque que Kayak m’avait conseillée. Tu ressembles cette femme qui voyait l’avenir, mais que personne ne croyait. Jadis, elle déclara de ne pas faire entrer un grand cheval en bois dans la ville de Troie, mais le roi ne tint pas compte de ses craintes et la ville fut pillée. Malheureusement, je dois avouer que j’ai oublié son nom.

- Qu’importe son identité. Quand on sait que quelque chose est dangereux, on se doit de renoncer. C’est comme voler dans un avion sans aile.

- Non, très chère. Ce n’est qu’une excursion dans un musée. Allons-y à présent, nous avons assez perdu de temps.

Une fois qu’Anna eut fini de grimacer, les trois visiteurs attendirent devant le seuil du bâtiment une minute. Puis le jeune homme fit le premier pas bon an mal an, invité par une ouvreuse qui commençait à désespérer. N’accordant aucune attention aux sculptures japonaises ou autres antiquités égyptiennes, ils se dirigèrent vers la section des arts grecs où devait se tenir le fameux Sisyphe. Cependant, ne le trouvant pas, ils se décidèrent rapidement à demander l’aide d’un guide.

- Cette œuvre n’est plus exposée depuis deux semaines, déclara l’homme âgé dans son uniforme délavé.

- Vous êtes sûrs ? Dit Nicolas.

- Je travaille ici depuis quarante ans, j’espère savoir de quoi je parle, monsieur.

- Mince, j’aurais dû me renseigner, dit Nicolas. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé, dit le poète.

- Ce musée abrite plus de deux millions d’œuvres, indiqua l’employer. Je pense que vous devriez trouver chaussure à votre pied, en fixant les jambes de la dame de compagnie.

- Nathalie, nul doute que cinq jours seront largement suffisants pour toutes les admirer, dit le milliardaire pour plaisanter.

Les quatre interlocuteurs se regardèrent et sourirent à cette note d’humour bienvenue. Après quelques secondes, le balafré s’exprima sur un ton presque léger.

- Je m’en voudrais d’être venu pour rien, comme Sisyphe poussant son rocher. Mon brave — en s’adressant au guide —, les iris de Van Gogh sont-ils toujours visibles ?

- Oui, au second étage.

- Merci mon ami.

Les deux heures qui suivirent ne furent utilisées par Nicolas que pour admirer ce tableau. Si pour Nathalie, cette croute ne représentait que des fleurs bleues, ce n’était pas le cas du jeune homme. Pour celui-ci, une harmonie et une douceur s’échappaient du cadre en une invitation au voyage aussi abstraite que subtile. Hypnotisé par le chef d’œuvre, il n’avait pas vu le temps passé et ce fut Nathalie qui le ramena de ses rêveries, car il était l’heure de déjeuner.

L’après-midi se déroula au yacht-club où Nicolas put retrouver avec Nathalie et Anna son ami le plus exceptionnel : la vie en rose qui était en cale sèche. Ce voilier de vingt millions de dollars était un Swan 100 de vingt mètres de long qui faisait fréquemment verser une larme à tous les amoureux de nautisme. Effiler comme une flèche et entièrement en tek massif, il représentait le paroxysme du luxe classique pour la plupart des adhérents du club. Cependant, pour le véritable amateur de l’auguste art qu’est le voyage aux longs cours — en particulier celui en solitaire et sans moyens de navigation moderne —, au plaisir des yeux pouvait s’ajouter celui du dépassement de soi.

- C’est un superbe oiseau, dit Nathalie. Dommage qu’il soit en cale sèche, j’aurais bien fait le tour de la statue de la Liberté à son bord.

- Miss West, ce serait un sacrilège de sortir un tel engin pour faire uniquement cela. Ce serait comme demander à un samouraï de dégainer son sabre pour couper du beurre.

- Je vois, mais vous comptez garder votre bateau ici encore longtemps ?

Van Houttenberg pencha la tête en avant et prit un air renfrogné en entendant cette question. Ce dont la dame de compagnie n’avait pas conscience provenait du fait que l’agression émanait d’un désaccord entre la mère et le fils à propos d’un projet de tour du Monde avec ce navire. Après quelques secondes de réflexion, Nicolas monta à bord et fit une rapide inspection des lieux. Ensuite il téléphona au responsable du Yacht club et demanda que son Swan 100 soit au mouillage avant le coucher du soleil.

- Miss West, que diriez-vous de faire le tour de la Liberté guidant le Monde demain après-midi ?

- Avec plaisir, mais que devrais-je faire le matin ?

- Moi, je vais devoir le passer sur le bateau afin d’effectuer des vérifications, car ce n’est pas parce qu’on ne va pas loin, qu’on doit négliger sa préparation. Vous pouvez rester chez vous, mais une chose est sûre : je ne vous veux pas entre mes pattes au Yacht club, car je suis d’assez mauvaise humeur quand je travaille. Au fait, pensez à utiliser des chaussures à semelles en caoutchouc pour ne pas abîmer le pont du navire.

Nathalie fit les gros yeux et allait insister pour venir le voir le matin, quand Anna prit la parole.

- Le docteur Kayak sera surement content de cette saine évolution. Peut-être devrions-nous laisser Nicolas se préparer tranquillement ?

Nathalie ne s’acharna pas face à l’argument plein de bon sens de Sorbo et les trois protagonistes ne tardèrent pas à se séparer, car la nuit allait tomber. Ce que Miss West n’avait pas perçu c’était la faculté de cette dernière à faire infléchir la volonté de Nicolas, ce qui représentait un exploit peu commun.

L’ultime élément important de la journée fut lié au rapport que Nathalie fit au docteur Kayak.

- Merci pour votre compte-rendu, Nathalie. Je vois que mon idée de vous engager a porté ses fruits. Au fait, puis-je savoir ce que vous comptez faire demain dans la matinée ?

- Rester chez moi, tout simplement.

- Qu’avez-vous ressenti quand vous étiez au Metropolitan muséum ?

- C’était intéressant, mais je n’ai pas le bagage théorique pour comprendre les subtilités liées à l’histoire et l’art, je le crains.

- Je pourrais vous le transmettre et en échange, vous me donneriez vos impressions.

- Je pensais devoir uniquement m’occuper de Nicolas.

- Au cas où cela vous aurait échappé, je suis votre véritable employeur, cependant je vous laisse le choix.

- Je comprends, mais je vais tout de même repousser votre proposition, car il faut que j’achète demain matin des chaussures pour monter sur la vie en rose.

- Je vois, dit le psychiatre avec une voix nasillarde. Au fait, savez-vous ce que ces godasses ont de particulier ?

- Non ? indiqua la jeune femme.

- Les semelles en caoutchouc sont adhérentes grâce à leurs stries, cependant il y a deux types de niveaux de confiance et de budget différents. Si vous voulez effectuer une petite sortie en mer, je vous conseille d’opter pour des mocassins, quitte à ressembler à une touriste qui verra son intérêt à court terme, mais il y a un autre choix.

- Lequel ?

- Les chaussures de régate. Elles sont plus chères, mais plus durables dans le temps et sûres, ce qui est un atout en cas de problème, comme les tempêtes.

Nathalie comprit immédiatement les allusions du docteur Kayak quant aux avantages qu’elle pourrait obtenir s’il continuait à la garder à son service, à condition qu’il lui fasse confiance. Néanmoins, livrer son âme d’artiste à une personne dont elle ignorait ce qu’elle comptait en faire ne plaisait pas à la jeune femme. Finalement, elle préféra gagner du temps.

- Monsieur Kayak, je dois me concentrer sur la sortie en mer de demain. Cependant, dans cinq jours, je vous promets de vous offrir mes impressions sur l’œuvre de vote choix.

- Je comprends et vous fais confiance. Au fait, n’oubliez pas de me contacter tantôt pour faire votre rapport.

- Bien sûr, dit Nathalie, estimant à tort avoir pris l’ascendant psychologique sur son interlocuteur.

En effet, Kayak avait un atout caché à travers une technique de manipulation qui pouvait faire tomber toutes les résistances mentales de ses contradicteurs, sans qu’ils en aient le souvenir. Grâce à cela, le docteur avait fait fortune, mais un objectif personnel n’avait jamais pu être encore satisfait : comprendre le sens caché des mythes — surtout grecs — d’où découle la psychiatrie moderne, afin d’entrer dans l’histoire de sa discipline médicale. Cette reconnaissance représentait le but de son existence, même si elle se dérobait systématiquement sous ses pieds depuis vingt ans. En effet, certaines subtilités échappaient à ce Frankenstein de l’esprit et aux cobayes qu’il avait pour l’instant façonnés, mais Nathalie avait un potentiel artistique qui selon lui pouvait le faire réussir là où lui et tous les autres avaient échoué. Cependant, il ne savait pas à quel point il avait… raison.

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