X.

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 Derrière les murs de corail, c’était le silence complet. Une immense porte pierreuse barrait le passage, coupait net les traces laissées par les pirates.

 Le vieillard, dont la plainte ne ressemblait plus qu’à une lointaine mélodie funèbre, à peine plus forte que le murmure du vent, sembla frappé par la vision. S’il avait plu, ce jour-là, les deux marins auraient cru que la foudre s’était abattue sur son torse d’ébène.

 De ce petit corps amaigri sortit un cri à percer les nuages.

“Shatle ! Ndaka’uel ! Ndaninje’k !

  • Du calme, du calme, déclara Junther.
  • Nde wa tavy ! Opaaite tavy ! Nda…ndaka’uel !
  • Du calme, on te dit !” reprit Augustin.

 Le vieillard restait complètement sourd. Puisait dans ses maigres forces pour tenter de fuir, n’hésitait pas à griffer les bras des marins avec ses ongles brisés. Sa mâchoire se désarticulait à vue d’oeil, tremblait dans le vide. Un filet de bave s’éleva sur le coin de ses lèvres.

 Junther soupira, prit un peu d’élan et fracassa le visage de l’autochtone.

“Pas envie qu’on se fasse repérer, marmonna Junther, mal à l’aise.

  • Je ne critique pas”, soupira Augustin.

 Les compagnons s’empressèrent de traîner le vieillard à l’écart. Qui sait si les pirates avaient posté des sentinelles sur cette muraille ?

 Deux débraillés se partageant un poignard, contre un nombre inconnu de brigands, sûrement bien reposé à l’arrière. Ils ne feraient pas le poids, et ils le savaient.

 Aussi, d’un geste rapide, ils décidèrent de se tapir dans la jungle et d’examiner la forteresse sous tous les angles. Le vieillard, fort heureusement, ne pesait pas plus lourd qu’un gros sac de pommes de terre ; le repérage fut donc relativement aisé.

 Première bonne nouvelle, tombée en milieu d’après-midi : pas la moindre sentinelle postée sur les tours. Un instant, les deux marins avaient noté la présence d’une silhouette carrée, figée sur le bord des remparts. Ils l’avaient longtemps observée, à l’affût du moindre mouvement, mais la masse était restée parfaitement immobile.

 Depuis qu’il s’était réveillé, le vieillard s’était muré dans le silence. Cela facilita la vie d’Augustin et Junther qui se contentèrent de l’attacher à un arbre, tandis qu’ils cherchaient une solution pour retrouver leurs proies.

“On récapitule ; pas de faille, de trou… pas d’outils pour passer par en-dessous, ni enfoncer la porte. Ni de rebord où accrocher une corde et tenter la grimpette.

  • Moi, je pense qu’on perd notre temps et qu’on ferait mieux de chercher une vraie ville… Doit bien y en avoir, après la jungle, tu crois pas ?” suggéra Junther.

 Son visage buriné indiquait qu’il était à bout. Augustin ne pouvait lui en vouloir. Pour rien au monde, il n’aurait aimé se contempler dans un miroir ou même l’étendue d’un lac. La simple évocation d’un de ces tapis d’eau fraîche et nourricière lui donna envie de pleurer.

 Il aurait donné un an de solde pour pouvoir se désaltérer au pied d’une montagne, savourer une miche de pain - fût-elle rassie -, sentir les chatouilles de l’herbe grasse sur ses pieds.

 Il fallait être fixé. Et vite. Ni son esprit, ni celui de Junther ne tiendraient encore longtemps.

“On peut tenter autre chose, c’est un risque à prendre, proposa-t-il.

  • Quoi donc ?” fit Junther, des étincelles nées au coin des yeux.

 Augustin se mordilla les lèvres, soupira, et désigna l’autochtone du menton.

“Gaspiller notre seul bien ? pouffa Junther.

  • Mon couteau le prend très mal, sourit Augustin. Il me semble pourtant que c’est notre meilleure carte.”

 Le vieillard n’avait pas dû apprécier qu’on le désignât comme une bête de marché : il toisait désormais les Effreçois d’un air mauvais. Augustin leva les yeux au ciel, contempla le crépuscule.

“S’ils sont là, ils ne diront pas non à un prisonnier facile. Tu sais ce que c’est… Et s’ils n’ouvrent pas les portes, on saura qu’ils sont crevés. On retournera au village, prendre de quoi entrer dans la forteresse, et il nous suffira de cueillir les têtes.

  • Et pour rentrer ?
  • Chaque chose en son temps.”

 Les deux hommes s’empressèrent de débusquer l’endroit qui donnait la meilleure vue sur les portes de la forteresse, se barbouillèrent de terre et de plantes de la tête aux pieds, puis ils s’approchèrent de leur prisonnier.

 L’autochtone, face à ces deux monstres des marais, ouvrit la bouche comme pour hurler, mais sa voix fut coupée net. Junther défit ses liens et les troqua pour un cordage plus court, qu’il noua autour des chevilles et poignets rachitiques.

 Tel un gros saucisson au poivre, l’autochtone fut transporté sur les épaules des marins jusqu’à la forteresse.

 Il pleurait en silence. Junther sentait les gouttes d’eau se déposer sur sa nuque brûlée.

 Le peau-noire fut déposé en douceur sur le sol - il ne fallait surtout pas abîmer le ticket pour la forteresse -, et puis les deux hommes s’éloignèrent jusqu’à leur cachette.

“Je te laisse crier ?” suggéra Augustin.

 Junther, habitué à pousser la chansonnette du temps des Guerres Intérieures, s’en donna à coeur joie. Il hurla comme si sa vie en dépendait, comme si cela avait pu chasser le Soleil quelques jours, convoquer une averse, faire s’effondrer la forteresse de corail sur elle-même.

 Augustin s’empressa de boucher ses oreilles, tant il avait l’impression de sentir se déchirer ses tympans en temps réel.

 Après quelques secondes à peine, le silence retomba.

 Tels des tireurs embusqués, les marins ne lâchaient pas leur cible des yeux. Pourvu qu’un pirate prît le risque de sortir seul, et il verrait deux fauves se jeter sur lui pour le déchiqueter.

 De l’intérieur de la forteresse, la réaction ne se fit pas attendre. C’était comme si une bourrasque s’échappait de la porte. Les gonds, d’un poids visiblement titanesque, bougeaient lentement.

 Peu à peu, dans l’encart de la porte, Junther et Augustin aperçurent une silhouette en tout point comparable à celle aperçue sur les remparts un peu plus tôt. Faiblement éclairée, celle-ci s’avança, non en bougeant ses jambes, mais en étant mue par une force mystérieuse.

 Une forme géométrique était tracée sur son front, renvoyant les éclats du Soleil. Même si elle pouvait se faufiler dans l’écart entre les deux portes, la silhouette attendit patiemment que l’ouverture fût achevée.

“Je… tu vois la même chose que moi ? bredouilla Augustin.

  • Une… une statue qui se déplace, oui… Je…”

 Enfin, la bourrasque se tut. La statue s’approcha de l’autochtone terrorisé et plaça sur ses mains de la taille d’un lit. D’un claquement de doigts, elle se retourna et rentra à la forteresse.

 Danger ou pas, les deux Effreçois surent qu’ils n’auraient pas d’autre occasion. Ils se rendirent devant le fort et jetèrent un oeil à l’intérieur avant que les portes eussent fini de se refermer.

 Une ville propre et pavée se tenait là, sans qu’aucune forme de vie ne semblât s’y aventurer. Seule une rangée de statues mouvantes ponctuait les murs, toutes portant un symbole légèrement différent sur le front.

 Et puis, au fond, avant que les portes ne se referment, Junther aperçut quelque chose.

 Dans une immense cage en fer, des cadavres d’hommes barbus, à la peau bien pâle comme la sienne, étaient entassés dans une mare d’un liquide poisseux.

 Le blondinet se figea. Fut prit de picotements dans tout son corps. Augustin, quant à lui, lâcha un rire qui semblait un râle de désespoir. Il saisit son ami par l’épaule, jeta un dernier oeil à ce monde qui se refermait, et déclara :

“Eh bien, on dirait qu’on va devoir s’asseoir sur notre salaire.”

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