VIII.
Partout, là où la terre se faisait la plus fraîche, de petites portes à l’apparence de sucre séché se révélaient. Après une brève hésitation, Augustin s’était décidé à faufiler ses doigts dans les trous qui faisaient office de poignée.
Un petit cliquetis plus tard, les deux marins découvraient une demeure - une cave serait plus approprié - faiblement éclairée par des lampes coniques. Junther en saisit une par la poignée et s’engagea vers le couloir le plus large.
Le village souterrain était plongé dans le silence. Des odeurs désagréables - sueur, excréments, pourriture - flottaient dans l’air. Les nez aguerris de Junther et Augustin n’en frémirent pas. Ils avaient connu pire.
Ils avancèrent à pas de loups dans ces galeries de terre cuite et débouchèrent bientôt sur ce qui s’apparentait à une taverne, ou une salle de réception. Ils furent incapables de le déterminer, tant ceux qui avaient bâti l’endroit s’y était prise avec un goût des plus discutables.
Les considérations d’ordre esthétique furent bientôt oubliées lorsqu’Augustin aperçut une bassine remplie d’eau, posée sur un bloc de pierre poli. Il dégaina la gourde et s’empressa d’y puiser le précieux liquide, apprécia la caresse du liquide sur ses mains.
Mille kœrn ne lui auraient fait plus plaisir.
Son corps, telle une plante desséchée, reprenait vie. Le désert de sa peau se chargea d’une pluie abondante, salvatrice. Son élasticité naturelle revenait à vue d’œil.
Junther, quant à lui, mèches trempées dans la bassine, songea que c’était le plus beau jour de sa vie.
Cette eau bien fraîche était meilleure que le meilleur millésime de tous les Langosudes, sucrée comme un bonbon, enivrante comme un parfum de comtesse. La soif ne tarissait plus.
Leurs forces et leurs esprits retrouvés, Augustin et Junther, dont les pas étaient maintenant accompagnés du ploc-ploc de leur estomac, poursuivirent leur exploration.
D’abord discrètes, et puis peu à peu, recouvrant les murs des galeries, des peintures les accompagnaient dans leur marche. Du noir se détachaient des silhouettes d’hommes, de femmes, d’animaux exotiques ou plus communs. Quelques assemblages de motifs géométriques ponctuaient le tout.
Et puis, sans qu’ils ne s’en rendissent compte, ils débouchèrent sur une salle au plafond plus haut, dans laquelle un infime rayon de lune, reflété par un système de miroirs, parvenait à éclairer le centre de la pièce.
Augustin le premier se figea. Son ami en fit de même lorsqu’il se retourna.
Au centre de la pièce, au bord de la lumière, une quinzaine d’hommes et de femmes étaient attachés autour d’un poteau en bois. Tous, sans exception, portaient la même malédiction sur leur peau que le cadavre de la gorge.
L’estomac des marins se noua. Ils se demandèrent si, autour d’eux, en ce moment-même, les miasmes qui causaient ce mal se répandaient dans leurs poumons, à chacune de leurs inspirations.
En éclairant le reste de l’endroit, le marin blondinet découvrit quantité d’autres personnes maudites, alignées le long des murs.
Lorsque la lumière de la lampe passa sur l’un des corps, celui-ci se mit à trembler et adopta une respiration plus lourde.
Junther sursauta, et manqua de faire tomber la lampe. En portant la lumière au visage de la femme, il découvrit quelque chose de plus surprenant encore que le mal dont souffrait sa peau.
Des yeux dorés, comme ceux d’un lynx. Envahis par la terreur. Le corps entier était parcouru de spasmes violents.
“On la fait parler ?” demanda Junther.
Augustin acquiesça et, d’un mouvement sec, il retira le tissu qui encombrait la bouche de la maudite.
“Pôlihaveretlo… Na… na linaba lii…”
Les deux marins restèrent interdits face à cet assemblage de sons inconnus. Jamais, et pourtant, ils avaient voyagé, ils n’avaient entendu de tels claquements de langue, d’intonations semblables.
“Le mal… votre maladie, qu’est-ce que c’est ?”
Les pupilles de la femme se dilatèrent à l’extrême.
“Co’oletleli ? Shinye ? Shinye jey haga ?”
Junther leva les yeux au plafond. Il s’approcha prudemment et saisit le bras d’un cadavre allongé devant la femme. À sa grande surprise, la texture de la peau était douce, comme celle d’une jeune fille normale. S’il avait été aveugle, le marin aurait été incapable de faire la différence.
“Ça, cette couleur, c’est quoi ?
- Kematchilia !” cria la femme.
Son cri sema la panique dans les rangs. Pris d’un frisson commun, des grognements et pleurs étouffés s’élevèrent dans la pièce.
“On n’en tirera rien, laisse tomber”, soupira Augustin.
Parmi l’ensemble des cadavres et des hurlants, une silhouette attira son attention. Un homme, relativement âgé, se contentait de chantonner à voix basse en se balançant. Le vétéran s’approcha de lui, retira le bandage de sa bouche, et demanda :
“Des pirates, comme… comme nous (il plaça sa peau sous la lumière et tapota dessus à plusieurs reprises)... Où sont-ils ?
- Comment est-ce que tu veux qu’il le sache ? grogna Junther, dont la main était prise d’une méchante envie de faire taire les pleureurs.
- Ils sont mignons, les enfraisés de l’Université, mais ce serait pas mal de vous apprendre la déduction.
- Tu crois que c’est eux qui les ont… ?
- Bah non, ces… gens… se sont attachés tous seuls à des poteaux et foutus du tissu dans la bouche pour faire joli !”
Augustin éclata d’un rire discret. Junther fit la moue. Le vieillard, qui n’avait de cesse d’observer la verdure de la peau qui lui était présentée, sembla comprendre soudainement la requête. Il tenta de se lever mais retomba aussitôt.
“Détache-le”, suggéra Junther.
Le marin dégaina son couteau, le plaqua sous la glotte du vieillard, et grogna :
“Ne tente rien de stupide, mon ami.”
Puis il découpa les cordes qui retenaient l’homme prisonnier. Une fois debout, son premier réflexe fut de se précipiter auprès de ses proches pour les libérer. D’un claquement de langue, Augustin le rappela à l’ordre. Le reflet de la lame de son couteau suffit à dissuader le vieillard.
“On le prend avec nous”, déclara le marin.
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