Chapitre 25, partie 1 : Séréna
Séréna fut tirée de son sommeil par des éclats de voix. Au travers des fenêtres, une lumière qui ressemblait à celle du soleil couchant parsemait la chambre d’éclats rougeoyants. À son chevet se trouvait Charlie Lamoril, l’air quelque peu contrit. Les cris de ce qui ressemblait à une dispute s’élevaient derrière la porte entrouverte.
- ... ne comprenez pas ! Lénaïc hurlait presque. Elle a besoin de moi ! Elle va être seule est perdue dans cet immense palais !
Une autre voix masculine lui répondit, plus calme. Encore noyée dans les volutes du sommeil, Séréna ne perçut pas la teneur de la réponse. Une troisième personne, une femme, prit la parole à son tour :
- Guetteur Stronghold, soyez raisonnable. Dame Kellerwick pourrait vous entendre. Quelle image désirez-vous lui laisser ? Ne me forcez pas à demander aux hommes du capitaine Syfen d’intervenir.
- Ça ne sera pas nécessaire, Guérisseuse, répondit la voix inconnue, toujours aussi calme. Lénaïc, si vous coopérez maintenant, vos chances de revoir Dame Kellerwick seront bien plus importantes, si vous continuez à refuser de me suivre, je devrai revoir cette possibilité.
- Très bien, finit par répondre le Guetteur après un long silence. Je viens avec vous, Guide Suprême. Puis-je au moins dire au revoir à Séréna ?
- Nous avons déjà perdu trop de temps avec votre résistance futile. Laissez cette jeune femme en paix et suivez-moi à présent, trancha l’homme de sa voix toujours calme, mais d’un ton sans réplique.
Les voix s’éloignèrent. Zélie poussa la porte entrouverte et demeura un instant interdite lorsqu’elle découvrit que Séréna était réveillée.
- Oh non... dit-elle, l’air désolé. Avez-vous tout entendu ?
- Presque tout, répondit Charlie à sa place. Elle s’est réveillée quand il s’est mis à hurler.
- J’aurais dû fermer cette porte, déplora Zélie. Je suis navrée de vous avoir imposé cela.
- Est-ce que c’est... à cause de moi ? demanda Séréna qui peinait encore à rassembler ses idées.
- Non, absolument pas ! Que vas-tu donc chercher ? s’exclama Charlie un peu fort et un peu vite. Non, Lénaïc a toujours très bien su se saborder tout seul. Si tu le veux bien Séréna, à présent, c’est moi qui vais demeurer auprès de toi. Jusqu’à ce que Lénaïc ait réglé... Ses problèmes avec notre hiérarchie. Le Prince Armand a fait savoir qu’il voulait venir vous visiter en début de soirée.
- On m’avait dit que tu étais au chevet de ton mari, interrogea encore Séréna qui commençait à recouvrer ses esprits. Pourquoi l’abandonner pour moi ?
- Enzo s’est remis de ses blessures et il a pu rentrer chez nous, expliqua la Guetteuse, un immense sourire ourlant ses lèvres. C’est un véritable soulagement. Sans parler que je vous dois la vie, au Prince et à toi. Vous m’avez secourue, quand je fuyais les Corrompus.
Elle s’interrompit pour regarder brièvement par la fenêtre. Les Lunes les plus proches restaient visibles même dans la lumière du couchant. C’était un spectacle saisissant.
- Tu as également libéré Tamara de la Corruption, reprit Charlie avec émotion. Pour tout cela, j’ai une dette envers toi et j’ai donc accepté de veiller sur toi jusqu’à nouvel ordre.
- Je crois que vous avez beaucoup de choses à vous dire, les interrompit Zélie. Je vais vous laisser, appelez-moi si vous avez besoin de quelque chose.
La Guérisseuse sortit, laissant les deux jeunes femmes ensemble. Les questions se bousculaient dans la tête de Séréna. De plus, elle ignorait si elle était en colère ou triste du départ de Lénaïc, peut-être les deux. Charlie, voyant son trouble, décida de l’aider.
- J’ignore qui du Prince Armand ou de Lénaïc s’est fait le plus de soucis pour toi ces derniers jours. C’est ce qui rend les choses si compliquées. Est-ce que quelqu’un t’a expliqué les Serments des Guetteurs ?
Séréna fit signe que non.
– Pour faire vite, expliqua la Guetteuse. Les Terranéens ne doivent pas nous voir, ni découvrir l’existence de Centralia et toute relation avec vous, autre que la surveillance de vos Rêves, nous est interdite.
La Tisseuse de Rêves écarquilla les yeux. Ces règles étaient extrêmement contraignantes. À la limite de la privation de droits qu’elle considérait comme élémentaires.
- Nous prêtons ces serments lorsque nous embrassons la carrière de Guetteur, poursuivit Charlie. Il existe un certain nombre de verrous magiques, ou non, qui nous permettent de nous assurer que nos pairs ne les enfreignent pas. On nous encourage à travailler en équipe et à nous surveiller les uns les autres.
- C’est assez intrusif, je trouve, remarqua Séréna en réprimant un frisson. C’est comme si je devais fliquer mes collègues sur leur manière de travailler. Elles n’aimeraient pas ça du tout...
- Ce sont les règles, insista la Guetteuse. Nous le savons, lorsque nous embrassons cette carrière, personne ne nous force. Notre travail demande une connaissance intime de nos Tisseurs de Rêves, dans la limite du raisonnable bien sûr. Nous ne sommes pas collés à vos basques toute la nuit, surtout quand vos Rêves se mettent à toucher au domaine de l’intime.
Séréna éprouva soudain un malaise. Elle n’avait pas envisagé le travail des Guetteurs sous cet angle-là. Savoir qu’elle pouvait être épiée pendant qu’elle rêvait de parties de jambes en l’air était... hautement dérangeant ! Elle se sentit rougir.
- Le but, continua Charlie sans percevoir son trouble, c’est de s’assurer que vous demeuriez sur votre Lune. Que vous ne vous doutiez pas que vous êtes sur un autre monde. Une exception a été concédée pour toi, car tu es la première dont la magie des Rêves ait connu une telle apogée, et tes pouvoirs Centraliens latents t’auraient permis de découvrir la vérité tôt ou tard.
Séréna renversa la tête en arrière dans les coussins. Elle contempla le toit du baldaquin en mordillant sa lèvre inférieure. Tout cela faisait beaucoup à digérer d’un coup. Toutefois, Charlie poursuivit.
- Voilà longtemps que je mets Lénaïc en garde contre l’attachement qu’il semble avoir développé envers toi. À présent que la hiérarchie tient enfin compte de nos rapports, ils se sont rendus-compte des sentiments ambigus que Lénaïc entretient à votre égard. Le Guide Suprême Luminar doit faire respecter la loi.
- En gros, ce que tu essaies de me dire, demanda Séréna d’un ton hésitant, c’est que Lénaïc va être puni, parce qu’il a... des sentiments pour moi ?
Elle osait tout juste formuler cette pensée à voix haute... Le Guetteur avait fait preuve de prévenance et d’une grande gentillesse envers elle. Mais, elle le connaissait à peine. Envisager qu’il puisse nourrir de l’affection à son égard la bouleversait.
- Eh bien, répondit prudemment Charlie, j’ai peur que oui. Et, je crains que ses sentiments envers toi lui aient fait perdre la tête.
- Mais, c’est insensé, déclara Séréna avec conviction. On ne se connait pas. On ne tombe pas amoureux de cette façon.
– Tu es sûre ? Qui peut prédire quand et comment l’amour va frapper ? Nous connaissons suffisamment Tamara toutes les deux pour savoir que ça peut facilement arriver deux fois par mois.
Séréna pouffa malgré elle. Charlie avait raison, Tam avait tendance à s’imaginer mariée à tous les célibataires un tant soit peu charmants qui croisaient son chemin. Quant à elle, il lui était difficile de nier plus longtemps l’attirance inexplicable qu’elle ressentait pour le Prince de Centralia. Ni de rester insensible à l’éclat des yeux verts de Lénaïc.Comme si c’était pas assez compliqué comme ça...
- Admettons, concéda Séréna. Mais, pourquoi ces règles sont-elles si strictes en ce qui concerne les relations entre Centraliens et habitants de la Terre ?
- Il s’agit d’une loi très ancienne édictée quand les Lunes des Terranéens ont commencé à apparaître dans notre ciel, il y a plus de deux-mille ans. À l’époque, c’était pour éviter que vous nous considériez comme des divinités, car votre civilisation n’en était qu’à ses balbutiements. Puis, vous avez évolué et vous vous êtes caractérisés par votre comportement belliqueux. Il y a environ un siècle, je sais que le bien-fondé de cette loi a été discuté, mais votre planète a connu deux conflits mondiaux très brutaux. Cela a apporté du grain à moudre aux mages les plus conservateurs du royaume. Depuis, il n’est plus à l’ordre du jour de vous révéler l’existence du Monde Central. En haut lieu, ils estiment que vous êtes déjà suffisamment dangereux sans la magie, pour ne pas mettre entre vos mains des armes supplémentaires.
- Je crois que je comprends, répondit Séréna en frissonnant à l’idée de ce que les puissants de la Terre pourraient faire avec de la magie. Je suis navrée que Lénaïc ait autant d’ennui à cause de moi.
- Ne t’en fais pas pour Lénaïc, la rassura Charlie. En soi, il n’a commis aucune faute gravissime, il n’a rompu aucun de ses serments de son plein gré. Tu l’as forcé à se dévoiler, et même si son attachement envers toi transparaît dans ses rapports, il n’a jamais franchi la limite. Par ailleurs, je crois pouvoir affirmer avec certitude que tu as du sang Centralien dans les veines, alors cette histoire de relation prohibée ne tiendra plus longtemps.
Séréna sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Du sang Centralien ? Si elle avait pu faire appel à de la magie Centralienne, cela était une chose évidente. Toutefois, se l’entendre confirmer de vive voix en était une autre.
- Excuse-moi Charlie, répliqua-t-elle d’une voix un peu rauque. J’ai espéré tant de fois découvrir mes origines pour seulement récolter une immense déception, que j’ai appris à me méfier. Es-tu certaine de ce que tu allègues ?
- Zélie est formelle, argua la Guetteuse. Les flux magiques qui parcourent ton corps sont en même temps Centraliens et Térranéens. D’après elle, tu es la première métisse des deux mondes.
Le regard perdu dans le vague, Séréna essayait tant bien que mal d’assimiler cette nouvelle. Elle ne s’était jamais sentie réellement à sa place sur Terre. Comme s’il lui manquait une partie d’elle-même. Elle saisit la douce couverture entre ses mains pour les empêcher de trembler. Cette révélation changeait beaucoup de choses. Mais, elle soulevait aussi des questions qu’elle ne se sentait pas prête à affronter dans l’immédiat. Un souvenir surgit des profondeurs de sa mémoire. Un souvenir qu’elle avait refoulé tant de fois : cette lettre qu’elle avait tenue dans ses mains alors qu’elle avait à peine dix-sept ans. Elle secoua la tête pour chasser cette résurgence du passé.
- Je ne peux qu’imaginer comme il doit-être difficile d’ignorer d’où l’on vient, compatit la Guetteuse d’une voix douce. Et, que cette découverte sur tes origines ne doit pas grandement éclairer ta lanterne...
– C’est pire encore, assura Séréna d’un ton dur. Quand on grandit, sans racine, sans repère, c’est dur de se construire. Je suis à demi Centralienne, et alors ? Personne n’a voulu de moi dans ce monde comme dans l’autre.
Elle soupira en refoulant les larmes. Pleurer ne servirait à rien. Elle prit plusieurs profondes inspirations et se força à changer de sujet.
- Les deux lumières de ma vie, ce sont Tamara et Damien, déclara-t-elle d’une voix plus assurée. À ce propos, comment va Tam ? Le Rêveur Noir ne s’en est pas pris de nouveau à elle, j’espère ?
Charlie fronça les sourcils, mais respecta son désir de ne pas poursuivre la conversation sur ses origines.
- Tam va bien, assura la Guetteuse en levant les bras. Tu ne l’as pas seulement libérée de la Corruption. La magie hybride que tu as employée sur elle semble encore active et agir comme un talisman protecteur. Les Corrompus ne peuvent plus mettre un pied sur sa Lune, ni sur les Corps Célestes qui l’entourent. En mon absence, c’est Enzo qui va se charger de veiller sur ses Rêves.
- C’est incroyable, s’exclama la Rêveuse, les yeux écarquillés. On est sûr que c’est bien moi qui aie accompli une chose pareille ?
- Je trouve que tu as beaucoup trop tendance à te dévaloriser, lui répondit Charlie sur un ton de reproche. Je ne pense pas qu’une foule d’être mi-Centraliens, mi-Terranéens soient subitement apparus en usant de magie hybride. Tu as libéré Astrid et Tamara et tenu tête au Rêveur Noir. En soi, cela fait déjà de toi un être exceptionnel.
- Peut-être, mais j’ai quand même fini au tapis. Et, si je ne parvenais pas à reproduire la même chose avec Damien ? Ou avec votre Princesse ?
- On ne peut pas tout réussir du premier coup. Tu t’es retrouvé face à un des plus puissants suppôts de Sigrid et tu lui as tenu la dragée haute. Dans quelques jours, tu seras remise et avec un peu d’entraînement, Sigrid et ses Corrompus n’auront qu’à bien se tenir.
Les deux jeunes femmes poursuivirent leur conversation animée jusqu’à la tombée de la nuit. Séréna comprenait la nécessité d’être patiente, mais elle brûlait d’envie de quitter ce lit et cette chambre pour voler au secours de Damien et des autres Tisseurs de Rêves captifs.
À la tombée de la nuit, trois coups furent frappés à la porte et le Prince entra. Charlie s’inclina et quitta la pièce, la laissant seule avec Armand.
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