Chapitre 36, partie 2 : Armand

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Alors que le soir tombait, le Prince retrouva Séréna dans sa chambre, plongée dans un antique grimoire runique.

- J’ignore comment vous procédez sur Terra, commença-t-il prudemment. Mais ici, se bourrer le crâne à quelques heures d’un examen important n’est pas un gage de réussite.

- Chez moi non plus, répondit-elle d’une voix absente, toujours absorbée par son livre. J’aimerais terminer ce chapitre.

En cet instant, Séréna rappela tellement Éloïse à Armand que son cœur se serra. Une dizaine d’années en arrière, il s’était tenu exactement au même endroit en recommandant à sa sœur de fermer son livre et cette dernière lui avait donné la même réponse.

Son trouble devait être perceptible car lorsque la jeune femme daigna lever les yeux vers lui, elle referma le vieux volume et se leva pour s’approcher de lui.

- Tout va bien ? lui demanda-t-elle les sourcils froncés.

- Ce n’est rien, répondit le prince en haussant les épaules. Mais maintenant que je suis parvenu à vous faire refermer ce livre, vous n’avez pas d’autre choix que de venir avec moi. S’il vous plaît.

Séréna hésitait encore. Toujours sous le coup de son émoi, Armand s’enhardit à prendre sa main dans la sienne. Le contact de sa peau calleuse contre celle douce et chaude de la jeune femme le troubla.Des mains de guérisseuse,songea-t-il.

En plongeant dans le bleu indigo des yeux de la Rêveuse, il réalisa qu’il était mortifié à l’idée qu’elle le repousse. Mais elle lui sourit en retour et le cœur du prince manqua un battement devant la beauté de son visage lorsqu’il était illuminé d’un sourire.

- Très bien vous avez gagné, accepta-t-elle en soupirant. Seulement, si je ne parviens pas à déchiffrer une rune tout à l’heure dans la grotte sacrée, je vous tiendrai pour responsable.

- Je suis prêt à en assumer l’entière responsabilité, dit-il, soulagé qu’elle ne l’ait pas éconduit. Je suis persuadé que vous accomplirez des prouesses cette nuit.

Elle sourit encore. Il tenait toujours sa main et l’amena avec douceur sur la terrasse deSous le Roc.

La nuit était en train de tomber et les lunes se levaient les unes après les autres. C’était un spectacle qu’il avait maintes fois contemplé mais qui le laissait toujours émerveillé.

À côté de lui, Séréna était sans voix. Ce fut seulement après de longues minutes qu’elle remarqua le couvert mis pour deux, les chandelles ainsi que les mets divers et variés qui recouvraient la table de la terrasse.

- J’ai pensé qu’un dîner au calme avant le début de l’épreuve vous ferait du bien, expliqua-t-il. Profitons d’un repas tranquille et de la beauté des cieux avant que vous affrontiez les profondeurs et les mystères de la grotte sacrée.

Soudain, il se sentit ridicule. Le dîner en tête-à-tête sous les Lunes lui avait paru une bonne idée, mais peut-être en faisait-il trop ? Néanmoins, l’air ravi de Séréna n’avait rien de feint lorsqu’elle sourit à nouveau.

- C’est... une très gentille attention. Merci.

Soulagé, il aida la jeune femme à prendre place avant de s’installer à son tour. Elle goûta à chaque plat alors que lui touchait à peine à son assiette, bien trop occupé à la dévorer des yeux.

C’était une chaude nuit d’été, seul le bruit des insectes et des oiseaux nocturnes était perceptible dans la paisible atmosphère. Les senteurs des fleurs de montagnes se mêlaient à l’odeur de la roche chauffée par le soleil refroidissant progressivement dans l’air nocturne. La conversation coulait naturellement entre Armand et Séréna :

- Cela n’a pas été trop difficile pour vous ? demanda-t-elle finalement. De grandir sans magie ?

- Le peu de dons que j’ai manifestés enfant s’est éteint lorsque j’avais cinq ans, répondit le prince sans s’émouvoir. Un matin d’été, alors que nous étions venus passer quelques jours ici, ma sœur m’a mis au défi de grimper en haut du mur qui barre le bout du parc. Malgré mon jeune âge, je ne refusais jamais un challenge. En utilisant comme prises des pierres qui dépassaient, je me suis hissé tout en haut. J’ignore comment c’est arrivé, j’ai soudainement glissé et je suis tombé de l’autre côté.

- Cette chute aurait pu vous tuer, constata-t-elle avec effroi.

- J’ai atterri dans un buisson d’épineux, raconta-t-il. Je lui dois ma survie. J’en ai été quitte pour des écorchures partout et un bras cassé. Zélie a pu soigner mon bras et toutes les plaies dont j’étais couvert. La plus profonde était une entaille au niveau du menton, certainement parce que je suis tombé la tête la première.

Il frotta machinalement le bas de son visage à ce souvenir.

- J’en ai gardé une cicatrice, poursuivit-il. Et quelques autres sur le dos et les bras. J’ai vraiment été très chanceux ce jour-là. Dès lors, mes parents ont renforcé les protections magiques qui entourent le mur d’enceinte. Plus personne ne peut s’en approcher, encore moins y monter.

Il marqua une pause, son regard se fit lointain. Perdu dans de vieux souvenirs.

- C’est à partir de ce moment que la magie a cessé de courir dans mes veines. Ma mère, les hauts mages, les guérisseurs, tous pensent que c’est suite à ce traumatisme que je me suis fermé à mon pouvoir. Toutes les tentatives pour passer outre se sont soldées par des échecs. J’ai fini par accepter l’idée que je devrais me frayer un chemin dans ce monde sans magie.

- Vous parlez de votre mère, des Hauts Mages et des guérisseurs, dit-elle avec douceur. Et vous ? Qu’en pensez-vous ?

- Je ne sais pas vraiment, reconnut-il en haussant les épaules. Je ne me souviens pas de ma chute. Je me rappelle seulement la peur et la douleur que j’ai ressenties une fois que j’ai repris connaissance. Les épines s’enfonçaient un peu plus dans ma peau à chaque fois que j’essayais de faire un mouvement et je voyais le vide en dessous de moi. J’étais terrorisé à l’idée que l’arbuste cède et que je termine jeté à bas des rochers. Les cris de ma sœur ont rapidement attiré l’attention de mes parents et c’est mon père qui m’a tiré de là avec sa magie du vent.

- Cette expérience aurait été traumatisante pour n’importe qui, murmura Séréna. Alors pour l’enfant que vous étiez encore... Heureusement que vous avez pu compter sur votre famille pour vous soutenir.

- C’est mon père qui m’a poussé vers la voie du Guerrier et qui m’a encouragé à y exceller. Je crois que ma sœur s’est toujours reproché de m’avoir incité à désobéir et à grimper sur ce mur.

Il prit le temps de boire une gorgée de vin pétillant et léger qu’il avait choisi lui-même. Séréna l’écoutait avec attention, l’éclat des Lunes se reflétant dans ses yeux bleus comme la mer.

- Cette culpabilité et ma propre frustration ont fini par nous éloigner. Quant à ma mère... Elle a toujours considéré l’absence de mes pouvoirs comme un échec et une déception, même si elle s’en défend. Nos relations sont souvent tendues.

- C’est un bien lourd fardeau que vous portez, répondit-elle après un silence.

Séréna posa sa main sur la sienne. À nouveau, il fut étonné par la douceur de sa peau. Il parlait rarement de lui, encore moins de ces souvenirs douloureux.

- Puis-je me permettre de vous demander quel était votre arcane de prédilection avant que tout cela ne se produise ?

- L’âme, répondit-il dans un murmure. Mon arcane était celui de l’Âme.

Toutefois, il ne vit nul jugement dans les yeux limpides de Séréna, pas plus que de la pitié. Il se souvenait de son regard de défi lorsqu’elle leur avait révélé qu’elle était orpheline. Elle ne voulait pas qu’on la plaigne, au même titre que lui ne voulait pas de la commisération des autres quant à son absence de pouvoirs.

- Assez parlé de moi, trancha-t-il. Et vous ? Personne n’a jamais essayé de rechercher vos parents lorsqu’on vous a découvert devant cet orphelinat ?

- Si, il y a eu une enquête : c’est la loi dans le pays où j’ai grandi. Lorsque j’ai pu avoir accès à mon dossier à ma majorité, j’ai découvert que la police avait recherché dans les services d’urgence de toute la ville si une femme qui venait d’accoucher se serait présentée seule, sans son enfant. Ils n’ont rien découvert.

Elle soupira doucement. Levant les yeux, son regard se perdit dans le ballet des multiples Lunes.

- Leur enquête de proximité n’a rien donné non plus, poursuivit-elle, songeuse. Je suis donc officiellement devenue ce qu’on appelle chez moi une pupille de l’État.

- Mais ce nom que vous portez, Séréna Kellerwick, d’où vient-il ? interrogea-t-il encore. Est-ce cet État dont vous parlez qui vous l’a attribué ?

Séréna hésita, et son regard se voila. Elle retira sa main et Armand regretta immédiatement de lui avoir posé cette question.

- Je suis désolé, s’excusa-t-il. Je ne voulais pas me montrer irrespectueux ou intrusif.

- Non ce n’est pas ça... C’est juste que... Je n’ai jamais raconté cette histoire à personne, pas même à Damien. Vous vous êtes ouvert à moi sur des choses intimes de votre enfance, alors je peux bien vous le dire...

Elle inspira profondément. Comme pour aller puiser en elle la force de continuer.

- Quand après de multiples démarches, j’ai enfin pu accéder à mon dossier, j’ai découvert le rapport de l’enquête de police... Et une lettre, enfin pas vraiment une lettre, quelques mots griffonnés à la hâte et déposés dans les replis de la couverture dans laquelle j’étais enveloppée.

Armand se rendit compte qu’elle s’était mise à trembler. Il se leva pour contourner la table qui les séparait et se pencha vers elle.

- Vous n’êtes pas obligé de continuer si vous n’en avez pas envie Séréna, la rassura-t-il, de sa voix grave et rocailleuse.

- À présent que j’ai commencé, répondit-elle doucement, autant aller jusqu’au bout. Que quelqu’un au moins sache, si jamais il devait m’arriver quelque chose cette nuit.

- Alors je suis prêt à vous écouter, assura-t-il. Et à garder votre secret.

- Sur ce bout de papier il était écrit :Cette enfant se nomme Séréna Kellerwick. Personne ne peut s’occuper d’elle. Faites-en ce que bon vous semblera.

Sa voix se brisa. Armand demeura médusé. Comme ses propres tracas lui parurent soudainement futiles à côté de ceux de la jeune femme. Il avait grandi en sécurité auprès de sa famille qui, même si elle était parfois quelque peu dysfonctionnelle, s’était révélée unie par les épreuves.

Séréna, quant à elle, tout juste arrivée dans ce monde, avait dû y faire face seule. Rejetée par ceux qui auraient dû l’aimer et la protéger.

Délicatement, Armand approcha sa main du visage de la Rêveuse. Il effleura sa joue pour recueillir l’unique larme qui y avait roulé. Elle leva ses yeux indigo vers lui. La tristesse et la lassitude qu’il y lut lui serrèrent la poitrine.

- Je suis tellement, tellement désolé que la vie se soit montrée si dure avec vous Séréna. Ceux qui vous ont fait cela, ceux qui ont osé abandonner une enfant tout juste née, ils ne vous méritaient pas. Ils n’étaient pas dignes de la belle jeune femme forte et exceptionnelle que vous êtes devenue.

Il avait prononcé ces derniers mots avec force et conviction. Séréna rougit jusqu’à la racine de ses cheveux. Elle voulut détourner le regard pour lui dissimuler son émoi, mais il l’en empêcha avec sa main toujours posée sur sa joue.

- Je vous remercie pour ces gentils compliments, répondit-elle, sa voix légèrement tremblante, mais je ne suis rien de tout ça, juste une gamine paumée qui a grandi sans racine.

Ce n’était pas la première fois qu’il l’entendait se dévaloriser ainsi. Elle ne se voyait pas telle qu’elle était vraiment. À cette pensée, sa colère envers ceux qui auraient dû la rassurer et la soutenir augmenta encore, tel un feu brûlant.

- Bien sûr que si vous êtes forte, assura-t-il les yeux brillants de conviction. Malgré les coups du sort, vous n’avez jamais cessé de croire en l’humain. Vous avez choisi de venir en aide aux autres. Et sans rien savoir de mon royaume, vous nous avez apporté un espoir extraordinaire, alors que vous auriez seulement pu passer votre chemin.

Il caressa de son pouce sa pommette éclaboussée de taches de rousseur. Elle tressaillit, mais n’essaya pas de se dérober.

- Séréna, continua-t-il avec assurance, vous êtes la femme la plus courageuse que j’aie jamais rencontrée. Ce ne sont pas des paroles en l’air, je suis un prince, j’ai croisé la route de nombreuses courtisanes, magiciennes et guerrières. La lumière qui brille au fond de vous, elle vous rend exceptionnelle et rayonnante. Ne laissez rien ni personne vous persuader du contraire.

Séréna ne répondit pas, ses yeux parlaient pour elle. Il s’ancra dans son regard, se perdit dans ce bleu indigo de la même couleur que la mer du Sud. Elle sourit. Non plus les sourires tristes ou timides qu’elle lui avait adressés jusque là. Un vrai sourire qui illumina son visage de la même lumière qu’il voyait scintiller dans son âme.

Armand sut que c’était la plus belle chose au monde. Qu’il devait à tout prix chérir et protéger. Lentement, il approcha son visage du sien et elle ne recula pas, au contraire.

Leurs lèvres se trouvèrent et s’effleurèrent dans un baiser hésitant. Il s’enhardit en osant poser son autre main sur son visage. Par les Lunes ! Sa peau était aussi délicate qu’il l’avait imaginé.

Elle glissa ses doigts dans ses cheveux dans un geste naturel et instinctif et elle l’entoura de son autre bras. Séréna entrouvrit les lèvres et Armand en profita pour approfondir le baiser. Sa langue caressa la sienne, et son goût... Aussi décadent que les pensées qui se bousculaient à présent dans son esprit. Il ferma les yeux et se pressa davantage contre elle. Avide de son contact. Elle resserra sa prise autour de son cou, l’attirant plus près. Une de ses mains abandonna son visage pour se poser au creux de ses reins. Et pendant ce temps, il s’enivrait d’elle. La Tisseuse de Rêves sentait la vanille et une autre fragrance florale aux notes très douces.

Il mourrait d’envie de goûter au creux de son cou, puis à chaque centimètre de sa peau si douce et respirer son parfum jusqu’à tout oublier.

Le raclement de semelles sur les lames en bois de la terrasse les fit sursauter tous les deux. Instinctivement, Armand porta la main à son épée et Séréna fit jaillir une pointe de glace dans sa main.

Mais, c’était Lénaïc Stronghold qui se tenait devant eux. Son expression était impénétrable. Qu’avait-il vu exactement ?

- Pardonnez mon intrusion, déclara le Guetteur, qui n’avait pas le moins du monde l’air désolé. Mais, il est l’heure Séréna.

- Je suis prête, répondit cette dernière en se levant et s’éloignant du prince.

Seules quelques mèches échappées de sa tresse et une légère rougeur sur ses joues témoignaient encore que l’instant d’avant elle avait embrassé le prince. Lui-même sentait encore de légers picotements là où la Rêveuse l’avait touché.

Sans cela, Armand aurait presque pu croire qu’il avait rêvé. Le lumineux sourire avait laissé place à une calme détermination sur les traits de la Tisseuse de Rêves.

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