Chapitre 38 (troisième partie)

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Ce jour d'été, dès le matin, le temps était lourd et brumeux. Le ciel était bas, chargé d'humidité. La pluie menaçait, mais les eaux du loch étaient calmes, la mer presque étale. Comme je craignais un orage, j'interdis aux enfants de sortir, ce qui agaça Roy. Lui, Gowan, Galyn et Ervin se mirent à se chamailler et à tourner en rond, au point qu'on les renvoya chacun de leur côté. Tobias et les deux petites s'étaient installés dans la salle, près de la cheminée éteinte et lisaient tranquillement. J'aimais le côté placide de mon deuxième fils, qui savait si bien calmer les deux fillettes, un temps énervées elles aussi. Eilidh l'écoutait lire, les yeux rivés à son visage. Elle avait toujours un tel air admiratif quand elle regardait Tobias que je ne pouvais que me sentir profondément émue quand je les observais ainsi.

Lowenna leva les yeux du livre et me sourit, agitant un instant ses boucles rousses. Dieu comme elle ressemblait à son père à cet instant ! Puis elle reporta son attention vers Tobias. Marie était à la cuisine, avec sa mère et Madame Lawry. Je songeai qu'il faudrait ménager Clarisse dans les prochaines semaines, pour lui éviter une nouvelle fausse couche. Puis je m'approchai d'une des grandes fenêtres de la salle et regardai au-dehors. Le ciel était si bas qu'on ne voyait pas la rive en face et je vis s'écraser les premières grosses gouttes de pluie, éclatant sur la poussière de la cour. Un coup de vent agita les branches du chêne et poussa la balançoire qui ne verrait sans doute pas de petites fesses enfantines aujourd'hui. Je pensai à nouveau à Kyrian, si heureux de l'avoir installée, après la naissance de Roy... Depuis, les cordes avaient été changées et renforcées, mais c'était toujours la même planche de bois.

La pluie tombait maintenant bien dru. Désormais, c'était le loch lui-même que j'avais du mal à distinguer à travers le rideau d'eau que le ciel déchargeait sur nous. Même les contours des maisons du village devenaient flous. Il me sembla soudain voir bouger quelque chose sur le chemin et je finis par distinguer une voiture remontant du village. Qui pouvait bien venir jusqu'ici en ce jour ? Par ce temps ? Je craignis une mauvaise nouvelle ou encore la visite d'un de ces représentants de la Couronne venant réclamer des taxes.

La voiture passa l'entrée et je m'approchai de la porte. Je l'ouvris et soudain, je vis Hugues descendre. Je restai pétrifiée sur le perron, inconsciente de la pluie qui commençait à tremper ma robe. Puis je portai la main à ma bouche, tant j'étais surprise par cette apparition, au point que je me demandai un instant s'il ne s'agissait pas là d'un esprit venu nous hanter, de son fantôme voulant revoir une dernière fois les lieux où il avait passé une partie de sa vie et où il avait été heureux.

Les chevaux renâclèrent, je vis un des cochers, debout à l'arrière en descendre d'un bond souple. Déjà Hugues se tournait vers l'intérieur de la voiture comme pour aider quelqu'un à en descendre, mais je n'attendis plus et me précipitai vers lui en criant :

- Hugues ! Tu es vivant ! Où est Kyrian ?

Une silhouette s'avança alors vers moi sans que je reconnusse de qui il s'agissait. Toute mon attention était tournée vers Hugues. La voix de Kyrian se fit entendre :

- Tu ne me reconnais pas ?

Je tournai mon visage vers l'homme qui me tendait les bras, aux cheveux et à la longue barbe sombres. Mais aux yeux d'un vert éclatant et au sourire que j'aurais reconnu entre mille.

Debout sous la pluie, l'eau ruisselant sur mon visage, sur ma gorge, je sentis la tête me tourner et mon cœur s'arrêter de battre, avant de repartir en de monstrueuses pulsations. J'eus une dernière vision, une dernière sensation : celle de ses bras se refermant autour de moi et de son souffle effleurant mon visage.

Je repris connaissance l'instant d'après, Kyrian me tapotant la joue pour me faire revenir à moi. J'éclatai en sanglots qui se mêlèrent bien vite à la pluie. Il riait :

- Ah, quel effet ! Reviens à toi, mon amour, que je puisse t'embrasser !

Et il n'attendit plus, prit mes lèvres et je retrouvai cette chaleur délicieuse qui alluma aussitôt un violent incendie dans tout mon corps. Je nouai mes bras autour de son cou alors qu'il me soulevait doucement en me serrant plus fort contre lui. Etait-ce possible ? Etait-ce seulement possible ? N'étais-je pas en train de rêver ? N'était-ce pas la pleine nuit ? Mais ces bras aimants, ces lèvres douces, cette barbe un rien piquante, ce regard brûlant... C'était Kyrian. C'était bien lui.

Mon époux.

Mon amour.

Kyrian.

**

Décrire les instants qui suivirent était difficile. Jennie avait retenu tant bien que mal les enfants dans le château, ne voulant pas qu'ils se retrouvent trempés avant même d'avoir pu nous rejoindre. Je n'avais pas vu Hugues conduire rapidement Bethany à l'abri, et encore moins Julia emporter la petite Laura. Non, je n'avais rien vu de tout cela tant tout mon être n'était tourné que vers un seul.

Je n'avais pas souvenir d'avoir retraversé la cour, mais seulement de m'être retrouvée trempée, dégoulinante, devant la cheminée dans laquelle Lorn s'était empressé d'allumer un feu. Lowenna, Roy et Tobias assaillaient leur père qui n'avait pas trop de ses deux bras pour les tenir contre lui. Je tremblais et pleurais, incapable de calmer le flot d'émotions que je ressentais. Je parvenais tout juste à ne pas m'évanouir une fois de plus et c'était déjà beaucoup me demander. Jennie me soutenait comme elle le pouvait, mais ce fut le regard un peu goguenard de Kyle qui me remit d'aplomb et me permit de prononcer quelques mots, même si je perçus bien aussi la forte émotion du géant. La façon dont il étreignit Hugues, puis Kyrian une fois que les enfants l'eurent un peu laissé tranquille, allait bien me le prouver.

Kyrian regardait tout son petit monde. Il s'extasiait sur les changements survenus pour les enfants, comment les uns et les autres avaient grandi. Je fus certaine, cependant, qu'il avait remarqué aussi le regard différent de Roy, comme je l'avais moi-même ressenti lorsque je les avais retrouvés à Dunvegan. Même si du temps avait passé, Roy ne serait plus jamais un enfant. Il avait définitivement franchi cette frontière vers l'âge adulte.

- Où est Alex ? demanda soudain Kyrian avec un soupçon d'inquiétude dans la voix.

- Il est mort, répondit Kyle. On te racontera tout cela plus tard.

- Oh ! fit-il simplement et je vis son regard se voiler de tristesse.

Comment allait-il réagir quand il apprendrait dans quelles circonstances Alex avait trouvé la mort ? L'émotion serait alors toute autre... Il essuya ses yeux du plat de la paume et son regard s'attarda sur Eilidh. Il s'accroupit pour être à la hauteur de la fillette, se demandant bien qui elle était. Sans doute avait-il cherché aussi un tout jeune enfant, pensant à son neveu ou à sa nièce né après leur départ pour Glenfinnan. Mais il ne s'attendait pas à trouver une fillette de six ans.

- Bonjour, jolie demoiselle. Comment t'appelles-tu ?

- Je suis Eilidh.

- C'est ma fiancée, papa, dit Tobias qui se tenait près d'elle.

Kyrian leva un regard étonné vers son fils et j'ouvris moi-même de grands yeux. Jamais Tobias n'avait utilisé ce mot encore et même s'il était très proche de la fillette, je les considérais plus comme frère et sœur.

- Enchanté, Mademoiselle Eilidh.

Puis il se redressa et posa la main sur l'épaule de son fils :

- Très beau choix, mon garçon.

Et Tobias lui rendit un regard plein d'assurance et de fierté, et un éclat de bleu s'alluma dans ses yeux verts.

**

Mon regard faisait le tour de la pièce et la salle me parut soudain trop petite. Tout le monde était là ; Clarisse, Madame Lawry et Marie avaient abandonné la cuisine en entendant les cris de joie des enfants. Les garçons avaient quitté leurs chambres et s'étaient précipités dans la salle. Mais il y avait aussi les domestiques de Bethany. Et Bethany elle-même qui me regardait, souriante et heureuse. Abandonnant le soutien de Jennie, je fis quelques pas vers elle, laissant derrière moi un sillage humide sur le sol de la grande salle. Je lui pris les mains, ne voulant pas la mouiller de mes vêtements trempés, mais elle n'en eut cure et me serra fort dans ses bras.

- Héloïse ! J'ai eu si peur pour vous... Nous avons tant pensé à vous tous !

- Merci de me le ramener... Bethany, merci... Je crois que vous allez avoir beaucoup de choses à nous raconter !

- Oui, et vous aussi ! me sourit-elle.

Nous relâchâmes notre étreinte et je m'aperçus seulement à cet instant qu'elle était enceinte. Mais je ne me posai pas plus de questions à ce sujet, la vérité viendrait en temps et en heure.

Car pour l'heure justement, il fallait remettre un peu d'ordre dans tout cela.

L'aide de Madame Lawry ne fut pas de trop pour calmer les enfants, offrir une chambre à Bethany pour qu'elle puisse se changer et prendre un peu de repos, préparer des bains pour les hommes qui en avaient bien besoin. Kyrian allait s'acharner un bon moment sur sa chevelure pour tenter de lui faire retrouver sa couleur d'origine, mais il lui faudrait quelques temps avant de pouvoir effacer totalement le voile graisseux et terne qui l'assombrissait encore par endroits. Il en profita aussi pour couper sa barbe et je vis au sourire de Lowenna qu'elle était rassurée de retrouver vraiment son père. Je m'étais moi-même changée et séchée, et, déjà, la table était dressée et je rejoignis les femmes en cuisine pour préparer un repas digne de ce nom.

Le dîner fut très animé, les questions se succédaient sans laisser place aux réponses des uns et des autres. Kyrian voulait tout savoir de ce que nous avions vécu et nous de même. Ce fut Kyle qui trancha en disant :

- Toi, d'abord, Kyrian. Je suis certain que tu en as moins que nous à raconter.

- Pas sûr...

Il fut assez bref et concis, rappelant toute la chance dont il avait bénéficié et Hugues également. Je fus effrayée à l'idée que Hugues était passé si près de la mort et je compris sans qu'il l'ait dit que Kyrian aurait préféré mourir lui aussi que de l'abandonner sur le champ de bataille. Moi qui avais imaginé au fil des semaines que Hugues veillait sur Kyrian, que mon Kyrian était peut-être blessé gravement, mais que Hugues était parvenu à le mettre en sécurité et qu'ils ne pouvaient pas quitter l'endroit où ils se trouvaient, ce qui aurait largement expliqué leur silence... et bien, c'était le contraire qui s'était produit. Mais jamais au grand jamais je n'aurais pu imaginer que leur refuge avait été le château de Dalcross.

A ce moment du récit de Kyrian, Bethany prit la parole et me demanda :

- N'avez-vous pas reçu mes lettres, Héloïse ?

- J'en ai trouvé deux à notre retour de Dunvegan.

Et ce fut ainsi que Kyrian apprit que nous avions été contraints de quitter Inverie et de trouver refuge sur Skye, ce qui expliquait aussi notre propre silence.

- Je vous ai répondu dès notre retour ici, mais cela fait peu de temps.

- Votre lettre nous a sans doute croisés sur le chemin... me sourit-elle.

- Nous avions convenu de ne pas révéler notre présence à Dalcross dans les courriers, tant que nous n'aurions pas reçu de vos nouvelles, dit Kyrian qui me tenait la main.

Il avait repris naturellement sa place au bout de la table et j'étais assise à ses côtés.

- Nous ne voulions prendre aucun risque. Mais Bethany aurait usé d'un subterfuge pour vous faire comprendre à mots cachés que nous étions en vie et en sécurité, autant que cela était possible. Mais, maintenant, c'est à vous de me raconter ce qui s'est passé ici depuis mon départ.

Je poussai un long soupir. Mon regard se fit vague et lointain. Il y avait tant à dire ! Et la fatigue me tomba dessus d'un coup, ce que Kyrian remarqua aussitôt, et Jennie aussi.

- Si je peux me le permettre, dit Jennie, je crois que tu attendras un peu avant d'avoir les détails de ce récit. Héloïse est épuisée. Et il serait bon que vous vous retrouviez un peu tous les deux, ajouta-t-elle avec sérieux, coupant ainsi l'herbe sous le pied de Kyle qui se serait bien permis une remarque plus audacieuse.

Kyrian hocha simplement la tête et déclara :

- Alors, tout le monde au lit !

Et comme par enchantement, une volée d'enfants se précipita vers les chambres et, pour une fois, nous n'eûmes aucun mal à les coucher...

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