Chapitre 41 (première partie)

9 minutes de lecture

Inverie, printemps 1748

- Mais elles ne s'arrêteront donc jamais ?

Le soupir excédé de Kyrian me fit sourire, mais je soupirai également et me levai. Notre petite Deirdre, âgée de trois semaines, réclamait son dû. Et moins d'une heure plus tôt, nous avions été réveillés par les pleurs de Jeanne, la fille de Clarisse, âgée d'à peine 5 mois. Elle était née deux jours après l'anniversaire de Gowan. Quant à Fiona, la fille de Bethany, je pouvais déjà avec certitude annoncer qu'elle se mettrait à réclamer le sein à peine la mienne serait sustentée.

Avoir trois petites filles en un si faible écart de temps n'était pas une mince affaire à vivre. D'autant qu'elles réclamaient toutes le sein à des heures différentes, ce qui faisait qu'il y avait continuellement l'une d'entre nous avec la poitrine découverte. Si Laura avait eu une nourrice attitrée et que Bethany n'avait pas nourri sa fille aînée, il en allait différemment avec la petite Fiona. Car si Hugues et Bethany avaient eu l'intention de retourner à Dalcross une fois la belle saison revenue, les temps troublés que nous connaissions encore les avaient fait hésiter. Même protégée par son statut d'Anglaise, elle était désormais l'épouse d'un Ecossais et cela pouvait d'emblée les faire passer pour suspects. Ils demeuraient donc encore avec nous, à Inverie.

Les épreuves avaient marqué Hugues, mais l'amour de Bethany, la présence adorable de Laura et cette nouvelle petite vie, sa propre enfant, Fiona, lui offraient des jours heureux. Il demeurait fidèle à lui-même, à l'homme que j'avais toujours connu, depuis ce lointain jour où je l'avais vu pour la première fois, sur le pont menant au château d'Eilean Donan. Veillant toujours sur nous, même sans en avoir l'air, aussi discret que pouvait l'être Alex Gordon, mais d'aussi bon conseil. Les seuls changements que je pouvais relever chez lui étaient la tristesse qui voilait son regard quand nous parlions des Anglais, de notre situation actuelle ou, au contraire, l'infinie tendresse qu'il déployait envers sa femme et ses filles, puisqu'il considérait désormais Laura autant comme sa fille que l'était Fiona. La petite le lui rendait d'ailleurs bien et, plus d'une fois, Bethany me raconta combien Laura, encore bébé, était déjà proche d'Hugues, alors convalescent.

Autant l'attitude de Kyle lors des naissances de ses enfants restait mémorable, autant Hugues ne s'était pas départi de son calme habituel alors que Bethany était entrée en travail. Madame Lawry, Jennie et moi-même l'avions assistée. J'avais interdit à Clarisse de nous aider, car son propre accouchement était proche, et je ne voulais pas qu'elle fatigue inutilement. Elle était demeurée tranquillement dans la grande salle, avec les enfants, alors que Bethany affrontait les douleurs de l'enfantement.

Mon amie avait fait preuve de beaucoup de courage et de force pour mettre son enfant au monde. Le travail avait été un peu long, mais tout s'était bien passé. La naissance de Fiona fut peut-être une des naissances les plus aisées auxquelles il me fut donné d'assister. Et, après la terrible épreuve qu'avait représenté la naissance et la mort de la petite fille de Jennie, cette première naissance au sein de notre famille, depuis ce triste jour, fut une première victoire sur l'adversité. Mais si Hugues était demeuré serein et calme, avec les hommes, au salon, il me fit venir les larmes aux yeux quand il entra dans la chambre pour retrouver sa femme et son enfant. Comme pour les autres naissances, j'avais tu le sexe de l'enfant, voulant toujours laisser à la mère le soin de l'annoncer au père. Je n'oublierai jamais le visage marqué de rides se penchant vers le jeune visage de Bethany, l'enveloppant d'un voile de douceur et d'amour, avant de se porter vers la petite œuvre de chair et de sang qu'elle tenait contre son sein. Et quand Bethany lui avait annoncé que l'enfant était une petite fille, il lui avait simplement demandé : "Pouvons-nous l'appeler Fiona ?" Elle avait souri et accepté.

**

Ainsi donc, en cette dernière heure sombre de la nuit de mai, ma propre fille avait-elle faim et venait-elle de réveiller son père à peine rendormi. Je comprenais cependant le soupir excédé de Kyrian : nous avions appris l'arrivée prochaine du représentant de la Couronne à Inverie et se retrouver à l'accueillir en ayant eu une courte nuit n'était pas la situation la plus avantageuse qui fût.

Ce fut en fin de matinée que Sir Walter Fleming nous fit l'honneur d'arriver à Inverie. Kyrian s'était posé la question de savoir où il serait logé et il en avait déduit bien vite que ce serait à nous de l'héberger, le village ne possédant pas la moindre demeure assez confortable pour que le représentant de la Couronne britannique puisse y demeurer.

Walter Fleming était à peine plus jeune que Kyrian et dès que je le vis, je compris que les relations n'allaient pas être faciles. Il tenait sa charge de lord du roi lui-même et ne connaissait strictement rien à l'Ecosse. Pour lui, nous étions des sauvages à peine plus civilisés que les hommes préhistoriques et il fallait à tout prix nous inculquer bonnes mœurs et pratiques mondaines. Il ignorait que les petits Ecossais avaient pour la grande majorité accès à une éducation de qualité alors que la plupart des jeunes Anglais ne savaient même pas écrire leur nom. Que les Highlanders aient vécu au cours des siècles passés en mettant en place un système précurseur de ce que serait dans le futur un régime démocratique lui paraissait totalement impossible. Et que dire du fait que la grande majorité d'entre nous étions catholiques... Ce devait être la tare suprême.

Malgré ses préjugés, nous allions cependant bien devoir accepter sa présence et si Kyrian fit preuve au fil des semaines d'une patience surprenante, plus d'une fois, je dus me retenir de jeter quelques propos bien sentis au visage de notre hôte imposé.

Walter Fleming arriva donc par une fin de matinée bien printanière, au moins nous n'eûmes pas le bonheur de l'entendre se plaindre du climat pluvieux. Encore un auquel j'aurais bien aimé pouvoir dire qu'il n'avait qu'à s'en retourner chez lui si notre pays ne lui plaisait pas... quoique je doutais fort qu'il fasse meilleur à Londres, la capitale étant déjà bien réputée pour ses brumes montant de la Tamise, ses ruelles coupe-gorge et ses cohortes de va-nu-pieds. Peut-être que les Highlands étaient des terres pauvres, mais elles avaient nourri leurs habitants et si des famines sévissaient, elles n'étaient pas dues au climat ou aux terres, mais à l'occupation anglaise.

Le roi George, dans sa grande mansuétude, avait décidé de mettre en place le système de la propriété terrienne. Ainsi, les chefs de clan qui ne se revendiqueraient pas comme propriétaires de leurs terres s'en verraient privés au bénéfice de la Couronne. Il va sans dire que les chefs morts à Culloden ne pourraient jamais revendiquer quoi que ce soit, que leurs familles n'en auraient pas plus le droit, et qu'aucun serment n'ayant été autorisé à être prononcé après la défaite, bien des clans se retrouvèrent sans guide. Dès lors, il fut aisé aux Anglais de s'emparer de terres qu'aucun chef ne pouvait revendiquer en son nom, à défaut de s'en dire le représentant. Ces terres furent ensuite données à des proches du roi ou à des nobles ayant bien mérité à ses yeux. La colonisation anglaise fut alors effective.

Pour le cas de Kyrian, comme pour Manfred et quelques autres clans dont le chef n'avait pas été tué ou arrêté après la défaite, ou qui n'avait tout simplement pas pris part à la rébellion comme ce fut le cas de Logan Campbell, la situation fut un peu différente. Manfred se vit devenir propriétaire terrien d'une grande partie de l'île de Skye, et les hommes du clan des MacLeod de Skye devinrent alors des fermiers ou des métayers à son service. Pour beaucoup, cela ne changeait pas grand chose dans l'esprit, mais les générations passant, il en serait alors tout autre.

Pour Kyrian, en revanche, il fut procédé différemment : il avait participé à la rébellion et même si l'intervention de Lord Byron et surtout celle de Duncan Forbes lui permirent d'éviter un emprisonnement ou même pire, il ne fut pas possible de garder toutes les terres au sein de notre famille à défaut de les garder au sein du clan. La Couronne britannique, par l'entremise de son représentant Sir Walter Fleming, allait s'emparer d'une grande partie du territoire du clan des MacLeod d'Inverie, réduisant, après d'âpres discussions, ce qui allait devenir notre propriété aux terres entourant le Loch Nevis. Celles du nord furent données à Logan Campbell et nous ne tardâmes pas à voir venir vers nous John Delaery et quelques familles ne voulant pas devenir les esclaves de Logan. Parmi eux se trouvaient Fillan et celle qui était devenue son épouse, la sœur de Torquil, Shona. Ils s'installèrent un temps à Inverie, avant de partir quelques années plus tard pour Glencoe et s'installer ainsi sur les anciennes terres du clan des MacDonald.

Mais je me dois de revenir à cette fin de matinée qui vit l'arrivée de Sir Walter Fleming. Il était escorté d'une troupe de soldats d'une bonne vingtaine d'hommes, ostensiblement bien armés. Son carrosse entra dans la cour et les soldats prirent place tout autour. Pour Kyrian et Jennie, c'était comme un lointain, mais terrible rappel de la première visite de Luxley, et pour Kyle et moi, de la mort d'Alex.

Kyrian et moi-même, avec Kyle et Jennie derrière nous, les attendions en bas du perron. Nos hommes se tenaient bien droit et Jennie et moi-même aussi. Nous étions vêtues avec une certaine élégance, afin de faire une impression favorable. Mais je crois qu'aucun effort n'aurait permis d'y parvenir. Les enfants avaient tous été confinés à l'intérieur, sous la garde de Lorn et de Clarisse, de Hugues et de Bethany.

Sir Walter Fleming sortit de la voiture et jeta un regard ennuyé tout autour de lui avant de se tourner vers nous. Kyrian fit quelques pas pour s'approcher. Il le dépassait d'une bonne tête, presque de deux. A vrai dire, Sir Fleming n'était guère plus grand que moi et peut-être ressentait-il une certaine frustration à être petit.

- Sir Fleming, je suis Kyrian MacLeod, dit mon mari en se présentant respectueusement.

Et dans ma tête, je ne pus m'empêcher de penser : "laird du clan des MacLeod d'Inverie, fils de Roy et Soa MacLeod, et cousin de Manfred MacLeod, laird du clan des MacLeod de Skye".

- Hum, fit Sir Fleming. Me voilà donc arrivé. Enfin. Les routes sont déplorables pour venir jusqu'ici.

- Mais les chemins sont sûrs pour qui vient en ami, déclara Kyrian d'un ton affable.

Sir Fleming haussa les épaules, Kyrian se tourna alors vers moi et dit :

- Permettez, my lord, que je vous présente mon épouse, lady Héloïse d'Inverie.

Il me regarda d'un air condescendant, mais je pus distinguer une lueur d'étonnement lorsque Kyrian prononça mon prénom. Il prit la main que je lui tendais et me fit un baise-main tout à fait respectueux. Puis Kyrian lui présenta Kyle et Jennie, avant de lui proposer d'entrer dans la maison.

Madame Lawry s'était activée à la cuisine et je devais bien reconnaître que si notre hôte ne fut pas des plus faciles à vivre, au moins, il appréciait la nourriture que nous lui proposions et cela nous enlevait une grande difficulté. Il ne put se faire cependant au porridge écossais, mais ce fut bien l'un des seuls plats qu'il n'appréciât pas.

Nous avions préparé la chambre d'amis pour Sir Fleming, mais comme nous ignorions combien de soldats l'accompagnaient, il ne fut pas aisé de tous les loger au manoir et certains demeurèrent au village, eux aussi présence imposée aux nôtres.

Après le repas du midi, Kyrian s'enferma dans son bureau tout l'après-midi avec Sir Fleming et ils n'en ressortirent qu'avant le dîner. Je compris que les discussions avaient été serrées et difficiles, à l'air fermé qu'affichait Kyrian. Son visage ne s'éclaira un peu qu'en voyant Lowenna venir vers lui pour lui demander un petit câlin ce qu'il lui accorda bien volontiers. Le dîner se déroula dans une ambiance un peu lourde, personne n'osant trop parler, y compris les enfants. Et ce fut seulement lorsque nous nous couchâmes que Kyrian put m'exposer la situation.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0