Chapitre 3 : Entre les lignes de leurs voix
Quand j’ai vu la silhouette de mon père sur le parking, il était déjà un peu plus de dix-huit heures. Ma journée était similaire à celles précédentes. Et moi, j’étais rincée. Pas de fatigue glorieuse, non ? juste cette lassitude douce des journées qui se ressemblent, où le plus grand frisson, c’est de cocher la dernière case d’une to-do liste inutile.
Mais ce soir, j’étais contente. Vraiment. Parce qu’un dîner en famille, c’est un peu comme retrouver un vieux pull : ça gratte parfois, mais ça réchauffe. Et Elise allait être là. Ce qui relevait presque de l’événementiel, vu qu’elle avait récemment trouvé un petit ami avec lequel elle vivait dans une sorte de bulle temporelle.
« Salut Aline ! Comment ça va ? Ta semaine se déroule bien ? » Voilà, la voix de mon père. Forte. Rassurante. Un peu trop forte pour mes tympans fatigués, mais suffisamment douce pour me rappeler qu’il est là. Toujours. Avec cette joie franche qui ne demande rien en retour.
« Oui, ça va très bien… Beaucoup de travail, le quotidien, tu sais… » La réponse automatique. Celle qu’on a tous dans la poche quand on ne sait pas trop par où commencer, et qu’on n’a pas l’énergie de déballer le sac.
Sur le trajet, dix petites minutes de route, à peine le temps de faire monter une vraie conversation, il m’a parlé de mille choses comme s’il avait attendu toute la journée de me les raconter. De son envie d’ouvrir un restaurant, de ses entraînements de sport de combat et de son boulot actuel.
Dans ma famille, les silences sont une espèce en voie de disparition. On parle. Beaucoup. Fort. On coupe la parole, on se relance, on s’exclame, on dramatise le moindre plat raté et on transforme une discussion météo en débat existentiel.
Moi ? Je suis l’infiltrée. L’unique version silencieuse d’un clan de bavards patentés. Mais je m’améliore. Avec le temps, j’ai appris à poser ma voix entre deux éclats, à glisser mes mots comme on glisse une cuillère dans une mousse au chocolat : avec précaution mais détermination.
Je parle, oui. Mais pas trop. Je ne raconte pas tout. Pas comme eux. Eux, ils déroulent leur quotidien comme une série Netflix. Moi, je garde mes épisodes pour plus tard. Juste au cas où quelqu’un voudrait vraiment écouter.
Cela faisait plusieurs semaines que je n’avais pas vu Elise. Pas parce qu’elle avait disparu, non, elle était simplement... en vadrouille émotionnelle permanente. Depuis qu’elle sort avec Tiago, on dirait qu’elle vit dans une bulle faite de textos miellés, de photos de cappuccinos et de week-ends improvisés. Et pourtant, officiellement, elle vit encore chez mes parents. Mais son cœur, lui, a visiblement changé d’adresse.
Quand elle est entrée dans le salon, j’ai eu un mini bug : ses cheveux blonds, désormais longs jusqu’au bas de son dos, flottaient derrière elle comme si elle sortait tout droit d’une publicité pour shampooing. Une sirène adolescente. À seize ans. Ma petite sœur. Celle que je regardais encore comme une enfant...
Elle est mature, Elise. Trop, parfois. Une vieille âme dans une enveloppe de lycéenne. Et Tiago... il est déjà majeur. Un an de moins que moi. Ce qui, soyons honnête, me déclenche un mélange d’inconfort et de réflexions existentielles du type : est-ce que je suis maintenant officiellement une adulte qui juge les couples par leur intervalle d’âge ? Peut-être.
Parce que oui, ça me dérange un peu. Pas assez pour le dire à voix haute. Mais juste assez pour sentir un pincement au cœur chaque fois que je les vois se regarder comme si rien d’autre n’existait. Comme si l’écart n’était pas là. Comme si moi, à leur âge, j’avais été à côté de la plaque, ce qui était probablement vrai.
Mais au fond, ce qui compte vraiment, c’est qu’elle ait le sourire dans les yeux quand elle en parle. Que sa voix se teinte d’un bonheur calme. Parce qu’elle est heureuse. Et parfois, aimer quelqu’un, c’est juste accepter d’être un peu bousculée dans ses repères.
Nous étions tous les quatre affalés dans le salon, comme des figurines familières dans une scène rejouée des centaines de fois. Le canapé en tissu nous accueillait sans broncher, avec cette loyauté fatiguée propre aux meubles qui ont entendu trop de secrets de famille et de fous rires impromptus.
Mon père, fidèle à lui-même, trônait au bout du canapé, le pied posé sur la table basse en bois. Son genou droit lui faisait toujours des caprices depuis cette foutue opération, une sorte de rappel quotidien que même les héros domestiques ont leurs failles. Il ne s’en plaignait pas, bien sûr, mais son froncement de sourcils parlait à sa place.
Ma mère tenait son verre de Pastis. Un rituel anisé qu’elle buvait en petites gorgées, avec l’élégance d’une femme qui connaît ses habitudes et qui ne laisse jamais personne y toucher. Mon père avait le sien aussi. Elise sirotait son jus de pomme, les jambes croisées, comme si elle jouait à être grande mais ne voulait pas trop en faire. Et moi, ma bière trônait devant moi, perlée de condensation, seule et honnête.
C’était notre moment. L’apéro familial. Cet espace-temps où le monde pouvait s’arrêter de tourner, tant que nous avions nos verres, notre canapé, et nos sujets de conversation plus ou moins sensés. On parlait de tout. De la météo et des trucs qu’on avait vus à la télé, de ce collègue un peu trop mystérieux ou de la recette de gratin ratée de la semaine dernière. On passait du sérieux à l’absurde avec l’aisance d’un groupe de jazz qui improvise, chacun ajoutant sa note, son commentaire, son exagération.
Mon père parlait de son sport avec l’enthousiasme d’un enfant qui découvre que les dinosaures ont vraiment existé. Les yeux pétillants, les mains qui mimaient des coups, une anecdote à chaque articulation. Il s’était lancé dans des arts martiaux au nom imprononçable, mélange subtil de technique, discipline et testostérone tardive. Et franchement, ça lui allait bien. Il avait cette lueur dans le regard que seuls les gens passionnés connaissent. Celle qui dit “je suis encore vivant, tu vois ?”
Et c’est là que ma mère, en mode ninja de la suggestion passive, a sauté sur l’occasion :
— Aline, que dirais-tu de t’inscrire avec moi au cours de Tai-chi ? C’est le jeudi soir à 19 h. Ce serait sympa de faire une activité ensemble, non ?
J’ai bu une gorgée de bière avant de répondre, comme si l’alcool m’aidait à digérer le mot “activité”. C’est que ce genre de phrase vient parfois avec des engagements émotionnels non inclus dans le prix. Mais là… je l’ai regardée, ma mère, et j’ai vu dans ses yeux cette envie simple : qu’on fasse quelque chose ensemble. Rien de spectaculaire, juste elle et moi, hors de la cuisine, hors des silences maladroits, hors de l’historique compliqué.
Alors j’ai haussé les épaules, la version modeste du oui.
— Pourquoi pas ? C’est une bonne idée. Je vais voir si je peux commencer plus tôt le jeudi pour finir à 18 h.
Et là, son sourire. Pas un sourire de victoire, non. Un sourire doux, rond, presque fragile. Celui des mamans qui espèrent encore un “je t’aime” dans un “oui, pourquoi pas”. On a toujours eu cette relation un peu bancale elle et moi. Trop d’attentes, trop de silences, trop d’amour maladroit. Mais on apprend. On avance. Et peux être qu’entre deux gestes lents de Tai-chi, on construira un truc qui ressemble à du lien.
Mon père, bien sûr, ne pouvait pas rater une occasion de nous rappeler qu’il était le Yoda de la famille. Il a ajouté, avec la voix du sage du salon :
— C’est un excellent art martial, le Tai-chi. Ça harmonise l’énergie du corps, ça assouplit, ça renforce sans brutalité.
J’ai hoché la tête comme une bonne élève un peu dissipée, puis j’ai filé dehors pour griller une cigarette avant le dîner. Parce que oui, chez nous, on ne fume plus dedans depuis que mes parents ont rangé leurs Lucky strike au rayon des souvenirs. Alors moi, je m’exile sur la terrasse, avec ma clope de pré-réflexion, pendant que les autres mettent la table.
Et à cet instant, entre la fumée, le ciel en dégradé de soirée, et le son étouffé des voix familières qui passaient à travers la fenêtre ouverte, je me suis dit que peut-être, juste peut-être, on était tous en train de se reconstruire doucement.
Je me suis installée sur le banc en bois, celui qui grince un peu quand on s’y assoit trop vite et qui garde la chaleur du soleil comme un secret d’enfance. Mon dos contre le mur de la maison, les jambes étendues devant moi, cigarette entre deux doigts, comme si j’avais gagné ce moment de paix à la sueur de mes pensées.
À l’autre bout du banc, dans une posture digne d’un vieux sage en pleine méditation, Fripouille s’était avachi avec cette grâce nonchalante propre aux chats qui n’ont plus rien à prouver à personne. Un matou grisonnant, au poil court et aux paupières tombantes, qui semblait porter sur ses épaules toutes les années du monde et un ou deux secrets de famille.
Même quand il est arrivé chez mes parents, il avait déjà cette allure de patriarche fatigué. Comme s’il était né avec ce dos voûté, ce soupir discret, et cette capacité à s’endormir dans n’importe quelle position dès qu’on commence à parler trop fort.
Je lui ai caressé la tête, du bout des doigts, doucement, avec la tendresse qu’on réserve aux vieilles âmes. Il a ronronné ou grogné, allez savoir, un son rocailleux, mi-moteur de mobylette, mi-vibration céleste.
« À table, sinon ça va refroidir ! » lança ma mère depuis la cuisine avec ce ton mi-doux mi-militaire que seules les mères maîtrisent à la perfection. Ce n’était pas une invitation. C’était une convocation amoureuse.
Je me suis levée et dirigée vers le salon, traînant mes chaussettes sur le parquet comme un enfant qu’on extirpe de sa bulle, et je me suis laissé tomber à ma place habituelle.
Face à moi, mon père, fidèle au poste, digne gardien de la sauce maison, et à ma droite, Elise, toujours parfaitement coiffée, les jambes repliées comme si elle était chez elle (spoiler : elle l’était toujours un peu, malgré son amour nomade).
Et là, j’ai souri. Sourire vrai, doux, rempli d’une reconnaissance tranquille. Il avait fait le plat. Le poulet à la crème et aux olives, avec son riz basmati qui sentait la tendresse mijotée. Ce plat que je réclame sans oser le réclamer. Celui qui me fait penser à l’enfance, aux dimanches trop calmes, et à ce moment précis où tout paraît à sa place, même quand ce n’est pas le cas.
Les olives ? Je n’en raffole pas, non. Mais j’aime ce qu’elles laissent derrière elles : ce goût salé et confit qui rend la viande plus réconfortante. Je les pousse sur le bord de l’assiette, comme un caprice que mon père connaît par cœur.
« Je t’ai préparé ce plat, parce que je sais que tu l’adores… et ça faisait longtemps. » Il l’a dit avec sa voix un peu grave, son regard un peu fier, et ce soupçon de tendresse qu’il réserve uniquement à la cuisine et aux déclarations qu’il n’ose pas faire autrement.
Quand je viens, mes parents veulent prévoir, préparer, me faire plaisir avec des plats qui n’existent que pour les grandes tablées, ceux qu’on ne cuisine pas juste pour soi parce qu’ils ont un goût trop intense pour la solitude.
Ma mère me demande régulièrement ce que je veux manger avant de venir. Par SMS. Et moi, je réponds toujours des trucs simples, légumes, gratin... Et ça n’échappe jamais à Elise, qui lève les yeux au ciel dès qu’elle voit apparaître un légume vert dans son assiette. Elle, elle a l’âme poulet-frites. Moi, je suis du genre courgettes au four.
Une fois nos assiettes vidées, ce moment béni où l’on se cale confortablement contre le dossier de la chaise, l’estomac heureux, ma mère est apparue avec le fameux plateau familial, fidèle au poste. Il n’avait rien de sophistiqué, juste un vieux récipient blanc qui avait vu passer des générations de festins. Dedans, un assortiment de fromages.
Chez nous, le plateau familial, c’était une institution. Quand on avait des invités, on faisait les choses bien : on sélectionnait les plus beaux morceaux, on les alignait comme des petits bijoux sur une assiette immaculée, et toujours, toujours, on ajoutait ce détail qui rendait la présentation digne d’un dîner en plein air, quelques brins de lierre chapardés dans le jardin.
Il était déjà plus de vingt-deux heures quand ma mère me déposa devant chez moi. Le trajet avait été rythmé par une discussion, ou plutôt un monologue de sa part. Le permis de conduire. Elle en avait fait son cheval de bataille ces derniers temps.
— Imagine si tu avais ton permis, tu serais tellement plus libre ! Plus besoin de demander autour de toi…
Je laissai échapper un soupir discret, fixant les lumières de la ville qui filaient derrière la vitre. Elle avait raison, évidemment. Comme souvent. Mais ce soir, je n’avais pas l’énergie d’y penser, encore moins de débattre. Alors, j’hochai vaguement la tête, espérant qu’elle se contente de ça.
Arrivés en bas, face à cette petite rue familière qui menait à mon appartement, je lui déposai un baiser sur la joue avant d’ouvrir la portière. Elle me sourit, ce sourire tendre qui contenait toujours trop de choses. Un mélange d’amour, de fierté, mais aussi cette pointe d’inquiétude maternelle qu’elle ne savait jamais vraiment cacher.
Je lui fis un dernier signe avant de tourner les talons.
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