7 - Coeur

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Kerri s’était réveillée de bonne humeur, pour une fois que l’animation du quartier ne l’avait pas empêchée de dormir, sans parler de la fichue pendule des voisins. Cette horreur ne cessait de perdre des rouages et de faire un boucan impossible, sans que ses propriétaires n’y changent quoi que ce soit. Kerri aurait depuis longtemps bazardé ce truc, mais eux y tenaient. Elle était bien obligée de faire avec : ce quartier était trop bien placé pour qu’elle aille vivre ailleurs.

Dormir tranquillement lui avait donc donné l’espoir que cela annonce une agréable journée, mais elle avait vite connu la désillusion lorsque le livreur mécanique de journaux lui avait accidentellement envoyé un exemplaire en pleine poire et que le titre lui avait sauté aux yeux, écrit en grosses lettres agressives.

"UNE NOUVELLE FILLETTE RETROUVÉE AVEC LE CŒUR ARRACHÉ"

Kerri avait justement eu un haut-le-cœur face à cette affreuse annonce. Déjà plusieurs victimes en si peu de temps… Le premier cas l’avait déjà horrifiée, comme beaucoup de monde en ville, mais elle avait eu à peine le temps de songer qu’il s’agissait d’un acte isolé que déjà cela se transformait en meurtres en série.

Elle ne se sentait pas capable d’ignorer cette histoire. Elle n’avait pas d’enfant pour qui s’inquiéter, ni même de petite soeur sur qui veiller : la sienne était bien à l’abri au palais impérial. Pour autant, cela la révulsait profondément. Elle comprenait parfaitement le supplice par lequel les petites victimes étaient passées.

Le souvenir d’un couteau affuté se refléta dans son esprit, et cela lui fit presser le pas, non pas vers l’allée des horlogers, mais vers un autre quartier, plus huppé. Elle devait se rendre d’urgence à la Parfumerie de Madame Tellet. Cette dernière avait sûrement des réponses ou, du moins, un début de piste.

Elle eut beau faire comme si cette visite la laissait de marbre, la vérité était que l’anxiété gagnait en puissance tandis qu’elle regardait défiler les rues depuis le tram dans lequel elle était montée. La machine était en bout de course vu le bruit tonitruant de ses rouages, mais l’avantage était que le transport coûtait moins cher et que cela empêchait Kerri de trop penser et même d’entendre un autre cliquetis, plus délicat mais bien présent, qui l’animait depuis ses six ans. Celui de son propre cœur mécanique que l’Empereur lui avait construit afin de lui sauver la vie et de remplacer celui qu’on lui avait arraché.

Le couteau affûté qui renvoyait des reflets cuivrés, le manche fermement maintenu dans la main de sa mère, et qui se rapprochait…

« Tiens-toi tranquille, ma chérie, ça ira vite. Nous devons le faire pour l’Empire ! »

- Terminus ! annonça la voix grinçante de l’automate conducteur, ce qui la sortit brusquement de ce souvenir que le tintamarre du tram n’avait finalement pas réussi à étouffer.

Avec une petite poignée de passagers, tous mieux vêtus qu’elle, Kerri descendit du vieux véhicule en ignorant les regards réprobateurs des femmes sur ses bottes à talons plats, son pantalon coupé grossièrement aux mollets et maintenu par des bretelles, son haut raccourci au-dessus du nombril, et ses cheveux roux qui tombaient librement sur ses épaules. Voilà longtemps qu’elle ne prêtait plus attention aux jugements de ce genre.

Elle longea une rue animée en évitant de lever les yeux. Elle ne voulait pas voir l’affiche de la Parfumerie où était peint le portrait de sa mère tenant des flacons colorés dans ses mains. Des mains qu’elle avait d’abord taché du sang de sa fille pour ensuite pouvoir les tremper dans des extraits, essences et arômes, et ainsi faire fortune grâce à ses compositions. Beau geste maternel : Kerri s’était vu offrir des flacons, mais elle ne pouvait pas les ouvrir sans sentir l’odeur de son propre sang.

Elle bifurqua aussitôt pour entrer dans le Pub du Chat Noir, voisin de la Parfumerie. Elle avait besoin de forces avant de faire face à Madame Tellet, qu’elle n’avait plus vue depuis bien longtemps. Elle côtoyait plus l’Empereur que sa propre mère, lui qui n’était même pas son père mais avait fait plus pour elle que ses deux parents réunis.

« C’est à se demander où il est allé, ce con… », songea-t-elle au sujet de son géniteur, tout en commandant la boisson emblématique du Pub, un Chat Noir.

Elle le but d’une traite et ignora les prédictions qui allaient de pair avec chaque cocktail, puis en commanda un autre, qu’elle prit le temps de savourer. Le feu du whiskey la requinqua, rehaussé par le sirop d’ortie, la liqueur d’anis et les feuilles de sauge. Elle ferma les yeux pour mieux s’imprégner de ce bouquet et se sentit un peu mieux.

- Tu veux goûter mon nouveau cocktail, Kerri ? Je l’ai appelé Soleil & Fumée, proposa le barman.

- Non, ça va. Je veux juste être grisée, pas complètement bourrée. Une prochaine fois, peut-être, répondit-elle en déposant des pièces de cuivre rouge sur le comptoir en bois parfaitement lustré.

- Bon… Et surtout, n’oublie pas la prédiction ! Le croisement de la lune du…

- Oui oui…, l’interrompit-elle en sortant de l’établissement pour se rendre d’un pas vif vers la Parfumerie.

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