Chapitre 4 : l'image qui ment.
Philippe arriva au café de la Mairie avec vingt minutes d'avance. Il avait passé l'après-midi à déambuler dans Paris, suivant les conseils de Mathilde pour rendre ses déplacements imprévisibles. Il était descendu jusqu'aux quais de Seine, avait traversé l'île Saint-Louis, s'était perdu dans le Marais avant de remonter vers Saint-Sulpice par un itinéraire complexe qui l'avait mené à travers une douzaine de rues différentes.
Pendant tout ce parcours, il avait eu l'impression d'être suivi. Rien de précis, aucune preuve tangible, juste cette sensation désagréable qu'éprouvent les animaux quand ils sentent un prédateur dans les parages. À plusieurs reprises, il s'était retourné brusquement, avait fait demi-tour, s'était arrêté devant des vitrines pour observer les reflets. Mais il n'avait rien remarqué d'anormal dans le flot des passants parisiens.
Le café de la Mairie était un de ces établissements typiques de Saint-Germain-des-Prés où se côtoyaient habitués du quartier et touristes en quête d'authenticité parisienne. Philippe choisit une table près de la baie vitrée, d'où il pouvait voir arriver Clara tout en gardant un œil sur la place. Il commanda un verre de vin rouge et sortit discrètement le carnet qu'Irène lui avait donné.
Il commença à écrire, de son écriture penchée et rapide :
"Soirée du 17 juin 2031. Claire et moi avions regardé le discours d'Oshen ensemble, dans mon studio du 5ème. Elle était venue réviser ses examens de fin d'année de journalisme. Nous avions commandé des sushis. Elle portait son pull bleu marine avec un trou au coude gauche. Après le discours, elle avait dit : 'Enfin un politique qui ose dire la vérité sur l'Europe.' Nous avions parlé jusqu'à 2h du matin de la nécessité de regarder l'histoire en face. Elle avait écrit un article à ce sujet pour son journal étudiant."
Il s'arrêta d'écrire et ferma les yeux, essayant de faire remonter d'autres détails de cette soirée. L'odeur du gingembre des sushis, le bruit de la pluie sur la fenêtre mansardée, l'enthousiasme de Claire quand elle parlait de l'avenir du journalisme européen. Tout était encore là, précis, intact dans sa mémoire.
— Frangin ! Tu rêves ?
Philippe sursauta et leva les yeux. Claire était là, souriante, ses cheveux châtains tirés en chignon négligé, portant ce manteau beige qu'il lui connaissait depuis des années. Elle se pencha pour l'embrasser et il huma son parfum familier, ce mélange de jasmin et de cigarette qui lui collait à la peau depuis l'adolescence.
— Excuse-moi, j'étais dans mes pensées. Tu as l'air en forme.
Elle s'assit en face de lui et commanda un café serré. Philippe observa discrètement son visage, cherchant un signe, une trace de ce qu'Irène avait appelé "l'altération de l'environnement proche". Mais Claire semblait parfaitement normale, détendue, heureuse de le revoir.
— Alors, cette chose importante dont tu voulais me parler ? demanda-t-elle en posant son sac sur la chaise voisine.
Philippe hésita. Comment aborder le sujet sans paraître complètement fou ? Comment tester les souvenirs de sa sœur sans éveiller ses soupçons ?
— Tu te souviens du 17 juin 2031 ? Le discours d'Oshen au Parlement européen ?
Clara fronça les sourcils, réfléchissant.
— Vaguement. C'était quoi, déjà ? Un truc sur l'Europe, non ? Pourquoi cette question ?
Le cœur de Philippe s'accéléra. "Vaguement" ? Clara qui suivait passionnément l'actualité politique, qui avait écrit un article sur ce discours, qui en avait parlé pendant des heures ?
— Tu ne te rappelles pas qu'on l'avait regardé ensemble ? Dans mon ancien studio du 5ème ?
— Philippe, en 2031, tu habitais déjà ton appartement du 11ème. Tu as déménagé en 2030, tu ne t'en souviens pas ? Et franchement, ce discours d'Oshen était tellement consensuel que je ne vois pas pourquoi on aurait passé une soirée à en discuter.
Philippe sentit le vertige le gagner. Clara avait raison sur un point : il avait bien déménagé en 2030. Mais ce soir de juin 2031, ils étaient dans son ancien studio, il en était absolument certain. Et ce discours était tout sauf consensuel dans sa version originale.
— Claire, tu es sûre qu'on n'a jamais regardé ce discours ensemble ? Tu n'as jamais écrit d'article sur la nécessité de regarder l'histoire européenne en face ?
Sa sœur le regarda avec une expression inquiète.
— Philippe, ça va ? Tu as l'air bizarre. De quel article tu parles ? J'ai jamais écrit sur l'histoire européenne, tu sais bien que je couvre surtout les événements culturels.
— Mais... ton journal étudiant... tes examens de journalisme...
— Philippe, j'ai jamais fait d'études de journalisme. J'ai fait une école de commerce, tu as perdu la mémoire ou quoi ? Je travaille dans le marketing depuis cinq ans, je te l'ai dit cent fois !
Le monde se mit à tourner autour de Philippe. Claire, journaliste ? Elle avait toujours travaillé dans le marketing. Elle n'avait jamais étudié le journalisme, n'avait jamais écrit d'articles politiques. Comment avait-il pu se tromper à ce point sur la vie de sa propre sœur ?
— Excuse-moi, balbutia-t-il. Je... je confonds avec quelqu'un d'autre.
Claire le scrutait avec attention, visiblement inquiète.
— Philippe, tu es sûr que ça va ? Tu as l'air complètement perdu. Tu travailles trop, c'est ça ? Ces histoires d'archives, ça te monte à la tête.
Il hocha la tête mécaniquement, essayant de retrouver son calme. Mais une terreur sourde montait en lui. Si Claire n'était pas journaliste, si elle n'avait jamais étudié le journalisme, alors qui était cette femme passionnée de politique avec qui il avait passé cette soirée de juin 2031 ?
— Tu as raison, dit-il finalement. Je travaille trop. Je confonds tout.
Ils parlèrent encore une demi-heure de choses banales, du travail de Claire dans son agence de communication, de ses projets de vacances, de leurs parents qu'ils voyaient trop rarement. Philippe acquiesçait, souriait, posait les bonnes questions, mais son esprit était ailleurs. Il observait sa sœur comme s'il la découvrait, cherchant dans ses gestes, ses expressions, ses mots, la trace de la femme qu'il croyait connaître.
Quand elle partit, après l'avoir embrassé et lui avoir fait promettre de prendre soin de lui, Philippe resta seul face à son verre de vin. Il sortit son carnet et y nota fébrilement :
"Claire ne se souvient de rien. Elle prétend n'avoir jamais étudié le journalisme, travailler dans le marketing depuis 5 ans. Elle ne se rappelle pas de la soirée du 17 juin 2031. Soit ma mémoire me trahit complètement, soit 'ils' ont commencé à altérer mon environnement proche. Mais comment peut-on changer les souvenirs d'une personne sur sa propre vie ?"
Il referma le carnet, les mains tremblantes. Dehors, la nuit tombait sur Paris. Les réverbères s'allumaient un par un, projetant leurs halos jaunâtres sur la place Saint-Sulpice où quelques passants attardés rentraient chez eux.
Philippe paya ses consommations et sortit du café. Il avait besoin de marcher, de réfléchir, de remettre de l'ordre dans ses souvenirs. Mais surtout, il avait besoin de comprendre comment on pouvait voler la mémoire d'une personne sans qu'elle s'en aperçoive. Il sourit en pensant à l’ironie de cette réflexion.
Il remonta la rue de Tournon, puis tourna dans la rue de Vaugirard. Ses pas l'entraînaient machinalement vers le Luxembourg, ce jardin où il aimait se promener quand il avait besoin de solitude. Mais arrivé grille du parc, il réalisa qu'elle était fermée. Il était plus de vingt heures.
Il rebroussa chemin et prit la direction du boulevard Saint-Michel. Au niveau de la fontaine Saint-Michel, il s'arrêta et sortit son téléphone. Il avait besoin de vérifier quelque chose, de s'assurer qu'il ne devenait pas fou.
Il appela le numéro de ses parents.
— Bonsoir maman, c'est Philippe.
— Bonsoir mon chéri ! Quelle surprise. Tu vas bien ?
— Oui, très bien. Dis-moi, tu peux me rappeler ce qu'a étudié Claire ? Ses études supérieures, je veux dire.
Un silence au bout du fil.
— Philippe, qu'est-ce qui t'arrive ? Clara a fait une école de commerce, HEC, elle est sortie major de sa promotion. Tu étais à sa remise de diplôme, tu as même fait un discours ! Tu ne t'en souviens pas ?
— Si, si, bien sûr. Excuse-moi, j'avais un trou.
— Tu travailles trop, mon chéri. Tu devrais prendre des vacances.
Philippe raccrocha, le cœur battant. Lui, faire un discours à la remise de diplôme de Claire ? Il n'avait aucun souvenir de cet événement. Aucun. Comment était-ce possible ?
Il appuya son dos contre la fontaine et ferma les yeux. Deux hypothèses s'offraient à lui : soit il était en train de perdre la raison, soit on était en train de la lui faire perdre. Dans les deux cas, le résultat était le même : il ne pouvait plus faire confiance à sa propre mémoire.
Son téléphone vibra. Un message d'un numéro inconnu :
"Regardez votre boîte mail. Dossier spam. - I."
Philippe ouvrit son application mail et alla directement dans le dossier des indésirables. Un seul message, arrivé il y a quelques minutes, avec pour objet : "Photos de famille". L'expéditeur était une adresse Gmail anonyme.
Il ouvrit le message. Pas de texte, juste une pièce jointe : une photo JPG.
Il la téléchargea et l'ouvrit.
C'était une photo de remise de diplôme. On y voyait Claire, souriante, en toge et toque d'HEC, tenant son diplôme. À côté d'elle, un homme en costume sombre qu'il reconnut immédiatement : lui-même, dix ans plus jeune, applaudissant et souriant fièrement.
Une photo qu'il n'avait jamais vue. D'un événement dont il n'avait aucun souvenir.
Mais ce qui le glaça vraiment, c'est qu'en zoomant sur son propre visage dans la photo, il pouvait voir qu'il avait l'air parfaitement naturel, parfaitement heureux d'être là. Comme s'il avait réellement vécu ce moment.
Il examina la photo plus attentivement. Quelque chose clochait dans la lumière, dans les ombres. Et là, dans le coin supérieur droit, presque invisible, il aperçut quelque chose qui le fit frémir : un petit logo, une signature numérique qu'il reconnut.
Le logo des Instances.
Cette photo était un faux. Un faux si parfait qu'elle aurait pu tromper n'importe qui, y compris lui-même s'il n'avait pas su ce qu'il cherchait.
Ils ne se contentaient pas d'effacer les souvenirs. Ils en créaient de nouveaux. Ils reconstituaient des pans entiers d'existence fictive, avec photos à l'appui, témoins complices, preuves matérielles.
Philippe effaça immédiatement la photo et le message. Puis il sortit son carnet et écrivit, de ses mains qui tremblaient :
"Photo de remise de diplôme de Claire. Fausse. Logo Instances détecté. Ils fabriquent de faux souvenirs. Ils ne se contentent pas d'effacer, ils remplacent. Comment distinguer le vrai du faux dans ma propre vie ?"
Il referma le carnet et regarda autour de lui. Paris continuait sa vie nocturne, indifférente à son drame personnel. Les voitures glissaient silencieusement sur l'asphalte humide, les néons des magasins clignotaient leurs promesses de bonheur artificiel, les couples d'amoureux se promenaient main dans la main le long des quais.
Mais pour Philippe, cette réalité rassurante venait de basculer définitivement. Il évoluait désormais dans un monde où le passé était malléable, où les souvenirs pouvaient être volés, altérés, remplacés. Un monde où il ne pouvait plus faire confiance à personne, pas même à sa propre mémoire.
Il remonta le boulevard Saint-Michel d'un pas rapide, pressé de rentrer chez lui pour vérifier ses archives personnelles. Il avait besoin de s'ancrer dans ce qui restait de tangible, de vérifiable, d'indiscutablement réel.
Mais au moment où il tournait dans sa rue, une pensée terrible le frappa : et si ses archives aussi avaient été modifiées ? Et si tout ce qu'il croyait avoir découvert n'était qu'une construction destinée à le manipuler ?
Il s'arrêta au milieu du trottoir, pris de vertige. Un passant le bouscula sans s'excuser, le tirant de sa stupeur.
Non. Il avait ses carnets manuscrits. Il avait l'enregistrement d'Oshen. Il avait des preuves physiques, impossibles à altérer numériquement. Il devait s'accrocher à cela, faire confiance à l'encre sur le papier plutôt qu'aux pixels sur les écrans.
Il monta les quatre étages jusqu'à son appartement, ouvrit la porte et se dirigea immédiatement vers sa table de travail. Ses écrans étaient éteints, ses disques durs silencieux. Mais quelque chose avait changé.
Sur son bureau, à côté de son clavier, était posé un petit objet qu'il n'avait jamais vu : une clé USB noire, sans marque, avec une étiquette manuscrite sur laquelle était écrit : "Pour Philippe - La vérité sur votre sœur".
Philippe recula d'un pas, le cœur battant. Quelqu'un était entré chez lui. Quelqu'un avait déposé cette clé USB en sachant qu'il découvrirait l'anomalie concernant Claire.
Il observa l'objet sans oser le toucher. C'était un piège, évidemment. Mais un piège qui contenait peut-être des réponses aux questions qui le torturaient.
Dehors, Paris s'enfonçait dans la nuit. Et dans son appartement du 11ème arrondissement, Philippe Marchant contemplait cette clé USB qui allait peut-être lui révéler des vérités qu'il préférerait ne pas connaître.
Ou lui mentir si parfaitement qu'il ne pourrait plus jamais distinguer le réel de l'illusion.
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