Les Essaimeurs

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 Il voyait, loin devant lui, les portes d'Ob, la première cité des hommes. Du haut du plateau d'Esamir, la vue était vertigineuse malgré la tristesse qui s'offrait à ses yeux. De ses pieds à la ville abandonnée, seule la désolation s'étendait, une terre aride et grise que les vents d'Est balayaient. Sokoz se tourna vers son dernier ami et, tout comme lui, il pleurait. Leur voyage allait bientôt prendre fin et avec lui la douleur de la solitude. Deux lieues, au plus, les séparaient d'Ob et de la tour noire qui se dressait en son centre. Autour du monolithe, les maisons en ruine ressemblaient à autant de pèlerins réunis en cercle pour prier au nom d'une gloire depuis longtemps révolue. Derrière, la Mer Oubliée scintillait sous le Soleil de l'après-midi. L'astre brûlant était haut et les nuages s'éparpillaient dans le ciel de printemps, migrant rapidement vers l'Ouest, poussés par le vent. A chaque bourasque leurs corps laissaient derrière eux une ombre de poussière qui disparaissait en glissant sur leurs traces de pas. Sokoz soupira. Ils allaient devoir descendre une pente rocailleuse et peu accueillante avant d'arriver sur la plaine en dessous d'eux.

 Avant d'effectuer le premier des derniers pas clôturant son histoire, Sokoz regarda derrière lui une dernière fois pour dire adieu à celui qui les avait quittés deux heures plus tôt. Avant de mourir et de retourner à la terre, il s'appelait Edoran et était le plus jeune des essaimeurs. Il était mort sans prononcer un mot, dans un soupir de soulagement tandis que son corps s'ouvrait pour répandre les graines sur le sol aride. Sokoz plissa les yeux. Au milieu du plateau, une dizaine de jeunes arbres étaient déjà apparus autour des restes d'Edoran. Les larmes jaillirent de nouveau de ses yeux à la vue de cette renaissance et sa joie étouffa la douleur qui rongeait chaque parcelle de son être. Ils avaient voyagé, tous trois, à travers le royaume de Syr sans jamais s'éloigner l'un de l'autre de plus de quelques pieds. Ils s'étaient contés leurs histoires, du temps où ils étaient humains, et les circonstances qui les avaient amenés à entrer sous les ordres de l'Arbre Monde. Ils allaient maintenant se séparer pour toujours. Ou être rassemblés à jamais.

- Allons, lui dit son dernier ami, Parnas, avec une faible voix qui trahissait sa fatigue et son émoi.

 Ils se remirent en marche. La pente escarpée était bien trop raide pour leurs pieds nus – ils avaient tellement gonflé qu'ils avaient dû abandonner leurs chausses à mi-chemin – et ils progressaient donc avec lenteur et précaution. Arrivé à mi-parcours de sa descente, Sokoz eut le malheur de se souvenir. Il se souvint de tout ce qu'ils avaient parcouru, de tous ses compagnons retournés à la terre, et de la fatigue qui faisait trembler ce qui restait de ses muscles. Sous lui ses jambes plièrent et ses genoux heurtèrent une pierre. Il tomba en avant et dégringola jusqu'au bas de la pente. Son corps rencontra le sol gris de la plaine dans une nuage de poussière, face contre terre. Plusieurs os s'étaient brisés dans la chute et la branche qui poussait dans son bras gauche avait rompu. Sokoz voulut crier de douleur et de colère, mais seules quelques feuilles de peuplier s'échappèrent de sa bouche. Les racines dans son estomac s'étaient retournées en tout sens, le faisant souffrir plus que la raison d'un homme ne peut le supporter. Heureusement, les essaimeurs n'étaient plus des hommes depuis longtemps.

 Sokoz se tordit de douleur pendant plusieurs minutes avant de lever deux yeux rouges en direction d'Ob. Il pria en silence, s'adressant à Firon et l'Arbre Monde. Il pria avec force, demandant à ses pères de lui accorder plus de temps. Il pria pour que ses jambes et son esprit ne soient pas en miettes. Rassemblant le peu d'énergie qui circulait encore dans ses veines, il se tourna, dos au sol, visage au ciel. Il attendit ainsi, les bras en croix, que les nuages s'écartent et que le Soleil le baigne de sa chaleur. Ainsi, il aurait une chance de terminer son périple. Immobile, il voulut appeler Parnas, mais aucun son ne naissait dans sa gorge. Son ami n'était peut-être pas encore arrivé au bas de la pente escarpée, car il ne le voyait nulle part autour de lui.

 Les minutes passèrent, les rayons du Soleil n'arrivaient toujours pas à percer les nuages gris qui tachetaient le ciel. Sokoz n'avait plus mal, il ne ressentait de nouveau plus rien. Il entendait cependant clairement le vent souffler sur la plaine et siffler en montant sur le plateau d'Esamir. Les grosses masses cotonneuses migraient en silence devant ses yeux, défilant l'une après l'autre. Puis, enfin, le cortège de nuages prit fin et Sokoz sentit la chaleur du Soleil sur son visage. Les graines magiques se tournèrent de contentement dans ses intestins. Ce mouvement quasiment imperceptible au milieu de ses entrailles lui donna un sourire et la force dont il avait besoin. Il se sentit se redresser et se lever en un bon, bien qu'en réalité cela lui prit plus de vingt minutes. Ses jambes le soutenèrent, non sans trembler, et sa tête ne lui parut pas si lourde qu'il l'avait craint. En face de lui la pente menant au plateau d'Esamir le menaçait de ses rochers saillants. Sokoz bénit ses dieux d'avoir survécu à une telle chute.

 Une fois l'exaltation du survivant passée, il chercha Parnas des yeux. Il le trouva à sa droite, vers le Nord, non pas sur la pente escarpée mais au sol, près de lui. Sur son dos avait commencé à germer un pissenlit de Siva, que l'on trouvait autrefois en grand nombre sur les flancs de la montagne du même nom. Sa peau avait viré au vert et ses jambes n'étaient plus que poussière. Le visage contre terre, il ignorait les graines qui sortaient une à une de son corps et roulaient sur le sol aride. Certaines faisaient quelques pieds et s'enfonçaient dans le sol ou glissaient dans une crevasse, alors que d'autres allaient parcourir plusieurs lieues avant de prendre racine. Parnas avait chuté, tout comme lui, mais il ne s'était pas relevé. Comme tous les essaimeurs avant lui, il était retourné à la terre. Sokoz le sentait, tout au fond de son âme liée à tous les autres enfants de Firon : il était le dernier.

 Ses jambes l'amenèrent jusqu'au corps plein de vies naissantes de son ami. Au-dessus de lui il joint les mains et entama un chant que Firon chantait parfois, lors de leurs paisibles nuits d'étude :

Aux délices des pluies d'automne

    Il me semble entendre les hommes

    Qui marchaient avec moi le jour

    La nuit m'étreignaient avec amour.

    Les ombres et les joies se ramènent à eux

    Leur voix résonnant dans le tronc creux

    De l'arbre premier témoin de toutes vies

    Et de mon coeur pour toujours meurtri.

    Si toi, ignorante d'amour, tu vois

    Porte ton regard sur nos effrois

    Balaie nos peurs d'une pensée

    Et pour toujours nos doutes insensés.

    Il fut un temps de malheurs

    Où est né la douceur

    De connaître la souffrance

    De te perdre en silence.

    Aux délices des pluies d'automne

    Il me semble entendre les hommes

    Qui marchaient avec moi le jour

    La nuit m'étreignaient avec amour.

 Il fut le seul à entendre son chant, car aucun son n'était sorti de sa bouche. Sokoz aurait voulu rester plus de temps à témoigner de la renaissance de son ami, mais le Soleil descendait doucement vers l'Ouest. Se détournant alors du corps fleurissant de Parnas, il reprit sa marche à travers la plaine d'Ob. L'imperturbable muraille de la ville abandonnée qui se dressait à deux lieues de lui semblait désormais inatteignable. La plaine aride était parfaitement plate, ce qui devrait lui éviter d'autres chutes. Mais son corps arrivait à sa limite et il ne tarderait pas à se retrouver face contre terre une nouvelle fois. Il savait que la prochaine chute marquerait la fin de son voyage. Il marchait donc droit devant lui, traînant les pieds et une migraine qui troublait peu à peu sa vue. Plus d'une fois il pensa que la nuit l'avait rattrapé et que le monde plongeait dans l'obscurité, mais ce n'était que ses yeux qui se fermaient lentement sous le poids de la fatigue. Tout son corps le tourmentait, chaque geste qu'il effectuait le rapprochait de sa fin. Afin de ne pas céder à la tentation du repos, pour ne pas s'arrêter, il s'aventurait dans les méandres de ses souvenirs.

 Avant tout cela, Sokoz se souvenait d'avoir été mendiant, puis exilé, puis de nouveau mendiant. Il se souvenait de la pauvreté, de la famine et de la Grande Maladie qui mena quasiment le monde à sa perte. Il se souvenait aussi qu'à cette époque, il n'était rien, n'avait rien, et pourtant perdait toujours un peu plus de lui-même. Comme beaucoup d'autres, il avait fui le mal jusqu'à la région de Liandra où il avait maigri pendant deux années, au milieu des détritus qui avaient fleuri dans les rues d'Exil. Exil était le nom que l'on avait donné à cette ville qui s'était construite à la va-vite dans la vallée qui menait aux portes du royaume de Liandre. Là s'étaient entassés les hommes, les femmes, les enfants, et même quelques bêtes, après avoir traversé tout Syr afin d'échapper à la Grande Maladie. Les nobles y côtoyaient les pauvres, les chevaliers dormaient tout près des bandits. Les biens-chaussés et les autres allaient et venaient dans des sillons de boue creusés entre les tentes et les abris de fortune. On aurait voulu croire qu'ainsi tout le monde était sur un même pied d'égalité face à la catastrophe qui touchait le continent, mais un certain ordre s'installe toujours là où les hommes se rassemblent. L'or et la force créaient une hiérarchie naturelle qui empêchaient Exil d'imploser. Sokoz n'avait ni l'or ni la force pour vivre une vie convenable. A la fin des deux années qu'il passa à Liandra, il était aussi maigre que les cadavres qui s'entassaient dans les recoins de la vallée. Plusieurs maladies habitaient son corps alors que son esprit planait au-dessus de lui, hésitant chaque nouveau matin à lâcher prise.

 Pour lui, et pour beaucoup d'autres à cette période, tout changea lorsqu'un jeune homme du nom de Firon revint de sa quête, un froid jour d'hiver. Ses compagnons et lui-même avaient voyagé à travers tout Syr pour mettre fin à la Grande Maladie. Ils étaient revenus triomphant, mais meurtris à jamais par les horreurs et les drames qui avaient jonché leur chemin. Mais Firon n'était pas un homme comme les autres : il disposait d'un grand pouvoir et de grandes idées pour contribuer à la renaissance de ce monde. Quelques mois seulement après le retour des héros, Firon envoya des émissaires aux quatre coin du continent. Il conviait tous ceux qui le voulaient à venir le rejoindre au pied de l'Arbre Monde, au Nord de Syr. L'émissaire qui était venu à Liandra s'était rendu au coeur d'Exil pour énoncer la volonté de Firon : ceux et celles qui viendraient auprès de lui connaîtraient la paix et la félicité pour ensuite, s'ils ont assez d'amour en leur être, faire partie du grand tout. Il s'agissait d'un appel à l'aide de l'Arbre Monde qui, sur les pentes de la Montagne Korda, fut témoin de la destruction engendrée par la Grande Maladie. Des forêts pourrissant jusqu'à ne devenir que des amoncellements de ronces noires, des champs se transformant en plaines arides, des créatures terrassées par la faim et la poussière... autant de calamités dont l'Arbre Monde avait été un spectateur silencieux. Jusqu'à ce que Firon s'éveille.

 Sokoz ne connaissait de l'histoire de Firon que ce qu'il avait bien voulu leur raconter, et il faisait nul doute que ses récits devaient être en grande partie modifiés afin de capter son auditoire, mais aussi pour que certains secrets le restent. Il paraissait évident cependant que Firon était un être voué à la lumière. Son lien inaltérablement avec l'Arbre Premier lui avait valu, dès sa naissance, une place particulière dans le monde. Dans la grande majorité des croyances peuplant Syr, on aurait dit que c'était sa destinée que d'être le sauveur des hommes. Mais en réalité - Firon insistait sur ce point - tout ceci n'avait résulté que d'un choix, et non d'une force quelconque ou d'un narrateur lisant à haute voix les lignes d'un manuscrit fini. Ce fut sur une position semblable que débuta son enseignement au pied du grand arbre. Chacun des pèlerins présents face à lui avait fait le choix de se retrouver en ce lieu et chacun devait faire le choix de rester ou de s'en aller. Dans la mémoire de Sokoz, personne ne s'était détourné de Firon et de sa proposition. Mais il était certain que beaucoup d'entre les pèlerins n'avaient nulle part d'autre où aller, lui le premier. Presque tout le continent était encore aride et dangereux pour ceux qui y vivaient seuls. Déjà, pour se rendre jusqu'à Firon, nombre d'entre eux avaient frôlé cent fois la mort. Quelques uns n'avaient pas eu la chance de pouvoir terminer leur voyage comme ils le souhaitaient et leurs espoirs s'étaient mêlés à la poussière de Syr.

 Lorsque chacun fut complètement sûr que personne ne quitterait ces lieux, Firon les rassembla autour d'une pierre taillée, rectangulaire et couchée en son long, semblable au cercueil d'un enfant. Ils étaient une centaine, réunis en cercle dans l'enceinte de ce qui devait être les ruines d'un temple très ancien. Il ne restait que de vieilles pierres grises formant un mur d'enceinte haut de dix pieds couvert par la mousse. L'herbe au sol était aussi verte que les feuilles habillant les branches immenses au-dessus de leurs têtes. Tous, depuis leur arrivée, n'en finissait pas d'être étonné et ravi par autant de vie et respiraient à plein poumons l'air pur régnant à cet altitude. Les flancs de la Montagne Korda paraissaient ne pas avoir connu la souffrance engendrée par la Grande Maladie. Firon lui-même se montrait à eux avec un visage lumineux, bien que d'une blancheur peu commune, et une jeunesse inépuisable irradiait de son être. Il avait l'air aussi sérieux que bienveillant, et sa jeunesse apparente n'enlevait rien à l'aura grave et respectable qui faisait vibrer l'air autour de lui. Sokoz, malgré son immense fatigue, avait cette impression que tout ce qui l'entourait lui était devenu d'une intime sensibilité. Il se sentait enveloppait par un souffle mystique venu de la terre et portant son âme jusqu'aux branches les plus hautes de l'Arbre Monde. L'air ambiant était habité par des murmures apaisants.

 L'Arbre, quant à lui, était aussi grand qu'il l'avait rêvé durant son pélerinage. Il s'était dessiné très tôt sur le flanc de la montagne, alors que Sokoz avait encore une centaine de lieues à parcourir vers le Nord. Veillant sur le plateau d'Apola de sa silhouette sombre, l'Arbre Monde se découpait sur le ciel gris lointain comme une excroissance du mont Korda. A cette distance, on aurait pu croire à un rocher sombre prêt à glisser vers l'Ouest. Mais au fil des jours, l'Arbre se faisait de plus en plus précis et son léger balancement trahissait sa nature. Aussi, alors que Sokoz s'approchait peu à peu, il se rendait compte de la véritable taille de l'Arbre. Il ne ressemblait à aucune espèce que connaissait Sokoz, mais s'il devait le nommait, il s'agirait pour lui d'un chêne. Un chêne à nul autre pareil, quatre fois plus haut que ses congénères. Ses branches tendant vers tous les recoins du ciel et de la terre portaient un feuillage dense et impénétrable, si ce n'est par les rayons du Soleil car, étrangement, seule une fine pluie de lumière filtrait à travers les feuilles et tombait sur les visages de l'assemblée. Personne ne se souvenait du chemin escarpé qui les avait mené jusqu'ici, ni même du village qui se trouvait en contre-bas des ruines. Les yeux qui s'étaient posés sur l'Arbre depuis le plateau d'Apola n'avait rien pu voir d'autre. Ou du moins, rien ne semblait être aussi réel que le chêne millénaire qui recouvrait de son ombre la fin de leur voyage. Sokoz et les autres pèlerins ne remarquèrent même pas l'agitation qui, autour d'eux, animée le vieux village.

 Dépeuplé bien avant l'arrivée de la Grande Maladie, le village avait vu sa population dépasser de loin celle qui l'avait abandonné autrefois. Des quatre coins de Syr avaient afflué des centaines de survivants à qui était parvenu l'histoire de Firon. Certains avaient même quitté leur maison et leur titre pour vivre à l'ombre de l'Arbre Monde. Beaucoup s'attendait à trouver un refuge, une arche qui avait déjà su résister à la Grande Maladie et qui les protégerait contre tous les ennemis de l'Homme. Sokoz et les pèlerins ne voyaient pas les choses ainsi. Ils ne voyaient pas non plus ces nouveaux résidents qui fêtaient la fin de leur voyage. Leurs yeux étaient entièrement tournés vers le chêne et, par là même, vers toutes les terres de Syr et au-delà de ses frontières.

- Que vois-tu ? lui demanda au dixième jour Firon, pointant l'horizon d'un doigt blanc et fin.

 Sokoz lui répondit qu'il ne voyait rien à l'horizon, mais en disant cela il sut que ce n'était pas la vérité. Firon le lui fit remarquer et lui posa la question une seconde fois. Ils étaient tous deux assis sur un rocher couvert de mousse à l'Est de l'Arbre, plus haut sur le flanc de la montagne. Ils surplombaient ainsi la masse verte du chêne et avaient une vue imprenable sur le plateau en dessous. Syr s'étendait partout où portaient leurs yeux, et Sokoz pensait pouvoir distinguer la mer par dessus le dense feuillage qui se balançait doucement. Le bruit de ces millions de feuilles se frottant les unes aux autres, dans une inlassable danse que n'interrompt ni l'hiver ni la fin du monde, était devenu en peu de temps une mélodie apaisante aux oreilles de Sokoz.

- Je te vois, dit-il. Et je me vois... C'est idiot ?

- Si c'est la vérité, ce n'est pas idiot.

- Tout ce que je vois ne peut être nécessairement la vérité ! s'exclama Sokoz.

- Cette vérité qui anime ta pensée n'est pas celle qui coule dans les veines du monde. Bien sûr tu es lié à elle, mais elle ne t'appartient pas et te définit encore moins.

 Sokoz fixa ses yeux dans ceux de Firon et avoua ne pas comprendre.

- Parler n'a jamais été mon fort, dit Firon. J'ai encore beaucoup à faire si je veux prétendre à enseigner quoique ce soit.

 Même s'il savait que Firon traitait tous ses "élèves" de la même façon, Sokoz ne put s'empêcher de se sentir satisfait et privilégié d'être seul au côté de son maître en cet instant. Après un long silence durant lequel de légers nuages s'étaient invités tout près d'eux, Firon dit :

- Si tu le souhaites, raconte-moi ton histoire.

 Les yeux de Sokoz s'écarquillèrent et les larmes lui montèrent. Il ne savait pas pourquoi mais une joie qui lui était jusqu'ici inconnue le brûla de l'intérieur. Tentant de garder le contrôle de cette émotion, il retint ses mots durant quelques minutes.

- Je suis né laid mais riche. J'ai grandi laid et riche. Mon père était juge et il était peu de dire que je l'estimais plus que moi-même, ou que ma mère. Elle était laide alors que lui était beau, honorable et adroit. Elle ne travaillait pas alors que lui travaillait sans cesse. J'étais leur seul enfant et notre maison se situait aux abords d'une ville qui n'existe plus aujourd'hui. La maison ne me manque pas, mais la ville oui. Comme je le disais, mon père était juge et travaillait beaucoup, néanmoins il s'arrangeait pour passer son temps libre avec moi. Nous sortions souvent, au théâtre ou en balade, et il m'écoutait lui expliquer combien mes journées étaient à la fois pleines et ennuyantes. Mais je parlait vite et allait à l'essentiel. Ce sont ses récits à lui qui me fascinaient et que j'espérais avec impatience. Ses "affaires", ce fut ainsi qu'il les nommait, étaient pour moi tels les contes qui faisaient frémir les autres enfants. Il me parlait de ces gens qui avaient subit des affronts, et des gens qui avaient semé le mal. Il me parlait de son combat pour la justice et pour l'avenir des hommes, poétisait sur notre glorieux royaume et les lois qui le régissaient. Il disait chaque soir à quel point il aimait ses pairs comme des fils, qu'ils soient bons ou mauvais. Parce que, affirmait-il, le mal n'existe pas réellement. Les hommes étaient faits de bonté, mais ils étaient très maladroits. Je pense que c'était là sa vérité à lui.

 Comme je le disais, mon père était beau. Il était grand et son regard brillait de certitudes. Même s'il était un peu rond, cela n'enlevait rien à sa prestance. J'ai hérité peu de lui à cet égard. Aussi était-il respecté par toutes les nobles gens qu'il côtoyait, et inutile de préciser qu'il en côtoyait beaucoup. Il était aisé de comprendre qu'à cette époque je voulais devenir tout ce qu'était mon père. Seule son énorme moustache me déplaisait chez lui, et je m'étais juré de rester imberbe.

 Sokoz rit en touchant sa longue barbe. Firon resta silencieux.

- Il m'aimait aussi, continua-t-il. Je le sais parce qu'il me le disait. Sans doute ne l'a-t-il jamais dit à ma mère. J'ai toujours pensé qu'il la haïssait, mais en réalité, il s'en fichait. Elle avait su lui donner un fils, et pour ça il lui était reconnaissant. Cela me fait un peu mal de l'avouer, mais je n'éprouvais pas d'amour particulier pour ma mère, si ce n'est l'attachement inévitable qu'un enfant éprouve pour celle qui l'a mis au monde. Quoi qu'il en soit, elle n'a pas grande place dans mon histoire.

 Comme je le disais, j'étais fils unique et comme tout fils unique je ne voyais que par mes propres yeux. Ce que je veux dire c'est que, malgré moi, mon égo m'empêchait de prendre conscience des cas de ce monde. Je vais m'expliquer, rajouta Sokoz lorsqu'il croisa le regard interrogateur de Firon. Le soir de mon treizième anniversaire, mon père me dit ceci : "Sokoz, je sais que le temps que je passe avec toi est insuffisant. Puisque mon travail sera un jour le tien, je voudrais que tu sois présent lors de mon prochain procès". En effet, il avait été décidé, et j'en étais le premier heureux, que je suivrais les traces de mon père. Je travaillais donc dur à l'école et, dans peu de temps, mes études allaient gagner en difficulté. Quelle joie lorsque mon père me convia au tribunal ! Les jours qui précédèrent le procès, l'impatience me tordait l'estomac et m'empêchait de suivre en classe.

 Le matin du procès, mon excitation était telle que j'avais beaucoup de mal à comprendre ce que l'on me disait. Puis cela a commencé, moi assis sur un banc au fond du tribunal, mon père de l'autre côté de la pièce, siégeant au-dessus de tous. Entre nous, des hommes et des femmes dont j'ignore encore aujourd'hui le rôle. Et au milieu, un homme, debout alors que nous sommes tous assis, les fers aux poignets et la tête basse. Avant cela, j'avais toujours cru que le juge était le centre de toutes les attentions lors d'un procès, mais en réalité, c'était lui, l'homme debout, que tout le monde regardait. Nous étions une trentaine autour de lui qui était seul. Un goût désagréable me vint en bouche. Puis je pensais à la raison qui avait amené cet homme devant la court. S'il était là, c'était pour le mal qu'il avait fait, et si nous étions là, c'était pour protéger la société. Bien sûr, ces mots étaient ceux de mon père, mais en ce temps, je les croyais entièrement. Maintenant j'en viens à ce qui a tout fait basculer. Le procès se déroula sans encombre mais je ne pouvais détacher mes yeux de l'accusé. Après seulement une vingtaine de minutes de délibération, la conclusion : l'homme était coupable. C'est alors que mon père prononça les mots qui changeraient ma vie. Sans que son visage n'esquisse le moindre sentiment, le moindre doute, il dit : "je vous condamne à la mort par pendaison", et tout le monde acquiesça. C'est alors qu'il frappa sur le bois de son pupitre à l'aide d'un marteau finement taillé. Le choc me fit sursauter et je me levais d'un bon, alors que tous étaient resté assis. Mon père me regarda droit dans les yeux, un large sourire sur les lèvres. Il devait penser à ce moment-là que je m'étais dressé d'émotion et de fierté, alors qu'en réalité, je tentais de me retenir de vomir devant l'assemblée.

 Comment cet homme pouvait-il abaisser si aisément son marteau pour condamner un de ses semblables ? La mort ? Je ne comprenais pas. Tout ce que je pensais comprendre n'avait plus d'importance en cet instant. Celui que j'aimais le plus au monde, celui sur qui toutes mes illusions reposées venait de décider de la fin d'un homme. Il l'avait regardé droit dans les yeux et avait prononcé la sentence comme s'il clôturait une conversation au sujet du beau temps. La légèreté et l'indifférence de son regard me donnait la nausée et j'éprouvais soudainement une chose que je pensais impossible. Une haine brutale surgit dans mon coeur, une haine ardente envers celui que j'aimais le plus au monde. C'est à ce moment que je fus certain d'une chose, pour la première fois de ma vie : cette justice-là n'avait rien de juste et rien de bon. Et mon père, du haut de son pupitre en bois, en était l'inquisiteur, le maître absolu. Aussi me dégoutai-je d'avoir été si ignorant et naïf durant mes jeunes années, d'avoir aimé cet homme qui pratiquait le meurtre comme travail. Parce que oui, toute cette mascarade ne servait qu'au meurtre. On avait décidé entre ces murs de l'assassinat pur et simple d'un être. Qu'il soit coupable ou innocent, cela importait peu puisque rien ne saurait rendre juste l'administration de la mort. En tous cas, ce fut ma conviction à ce tournant de mon existence et j'en suis toujours aussi certain aujourd'hui.

 Quelques années plus tard, cette conviction m'a amené à quitter la maison, à abandonner mes amis et mes parents, sans doute par faiblesse. Je ne pouvais plus supporter la présence de mon père, et la passivité de ma mère était devenu pour moi exaspérant. Mon père me déshérita sur le champ et je connus une grande pauvreté. Ils n'entendirent plus jamais parler de moi, ni moi d'eux. Jusqu'à mon arrivée à Exil. J'y suis entré dans un état déplorable et y ai vécu dans un état pire encore. C'est trois mois après mon arrivée que je croisais mon père. Je ne l'ai pas reconnu de suite. Son embonpoint avait disparu et sa moustache s'était mêlée à une barbe hirsute. La fatigue l'avait rétréci et avait gonflé ses yeux. Il était seul. Si je l'ai aperçu dès son arrivée à Exil, lui ne m'a remarqué qu'au bout de quelques semaines. Dès lors qu'il m'a reconnu, il a détourné le regard et je peux jurer l'avoir entendu ricaner. J'ai appris peu de temps après, par des réfugiés de ma ville natale, que ma mère était morte et que mon père s'était retrouvé sans une pièce. Seule sa stature l'avait aidé à surmonter ses dettes, mais comme tous les autres, il avait finalement dû fuir les régions du Nord. Puis il est mort à son tour.

 Sokoz avait terminé. Il retint sa respiration en scrutant l'horizon à travers les nuages qui s'étaient regroupés autour d'eux. Il ne s'autorisa à respirer que lorsque Firon brisa le silence qui s'était installé à la fin de son récit.

- Lorsque viendra la cérémonie du départ et le début de la transformation, tu oublieras la plupart de tes souvenirs. Cette histoire, ainsi que toutes celles que tu voudras me conter, je les garderai précieusement en ma mémoire.

- Il ne faut pas s'embêter avec ça, dit Sokoz. Ce n'est qu'une histoire banale d'une vie banale.

- Ne dis pas de sottises, répondit Firon en secouant la tête. Ce que je vous demande en ces temps de reconstruction est un sacrifice entier. La vie de chacun d'entre vous a plus d'importance que celle des rois. Votre histoire a plus de valeur pour moi que celle des dieux anciens. Je vous aime comme mes fils car vous êtes mes fils et lorsque vous avalerez les graines de l'Arbre Monde, vous aurez plus de pouvoir que moi.

 Ils restèrent sur le rocher au-dessus du chêne jusqu'à la nuit tombée, sans dire un mot de plus, sans faire un geste de trop.

 Sokoz se souvenait maintenant clairement. Pas de tous les événements de sa vie, mais au moins des plus décisifs. Cet effort de l'esprit et ce voyage dans les miettes de son passé lui avaient permis d'avancer sans éprouver ni douleur ni difficulté, d'oublier un moment les gestes mécaniques de son corps en décomposition. Le voilà désormais à quelques centaines de pieds des portes d'Ob. Il se traînait lentement, mais avec régularité, et s'il avait passé les deux lieues l'esprit bien occupé par son voyage intérieur, les derniers pas qui le séparaient de sa destination lui semblaient insurmontables. Il hésita à se laisser tomber là, face à la haute muraille de la ville fantôme, le Soleil dans le dos et la terre contre le visage. Son corps avait indéniablement atteint sa limite et Sokoz se rendit compte qu'il avait perdu un de ses bras. Il ne se retourna pas pour voir où reposait son membre puisqu'il était sûrement déjà redevenu poussière. Sokoz ne ressentait plus rien si ce n'est les graines germant dans son ventre, ainsi qu'une mélancolie teintée de regrets. Même s'il ne savait pas quels regrets s'étaient installés dans son coeur, des larmes coulaient sans cesse sur ses joues creusées par la fatigue. En réalité, elles ne coulaient pas réellement, mais disparaissaient presque immédiatement dans les pores asséchés de sa peau. Son visage était tordu en tout sens, si bien que ceux qui l'avait élevé ne pourrait le reconnaître aujourd'hui. Son corps était terriblement déformé par la vie qui grandissait en lui et de ses plaies s'écoulait plus de sève que de sang. Malgré son état, Sokoz avançait toujours, porté par sa mission et par une magie errant dans ses entrailles.

 Le Soleil avait commencé à baisser du côté du plateau d'Esamir et si Sokoz ignorait combien de temps il avait marché dans la plaine, la journée quant à elle touchait à sa fin. Sentant la fraîcheur de la mer du soir l'envelopper, Sokoz s'arrêta. Ou plutôt son corps s'arrêta, puisque cela n'était pas de son fait. Il ne pourrait faire un pas de plus, il le sentait. Alors il se retourna face au Soleil qui était maintenant une orbe rouge posée sur le plateau d'Esamir, puis se laissa tomber en arrière. De nouveau le voici les yeux rivés sur le ciel de printemps. En touchant le sol, son corps s'abima plus encore et la plupart de ses os se brisèrent net. Au coin de son oeil venait le caresser une feuille de chêne. Partout à travers sa peau naissaient des herbes et quelques fleurs, et dans son dos perçaient des racines qui le liaient à tout jamais à la plaine. Au-dessus de sa tête, à seulement quelques pieds, il pouvait deviner les portes d'Ob et la muraille qui le protégeait du vent. Il avait réussi. Lui, le dernier des essaimeurs, avait voyagé jusqu'à la frontière la plus lointaine de Syr. Il avait cheminé dans la douleur jusqu'à l'origine des hommes et allait connaître un repos souverain. Les nuages défilant sur la voûte obscurcie amenèrent avec eux jusqu'au dernier de ses souvenirs. Sokoz ne connaissait plus son père et oublia la pauvreté. Exil s'échappa de sa mémoire et ses camarades devinrent des fantômes lointains. Alors qu'elle s'effaçait à l'horizon, sa vie devenait histoire. Enfin, à l'abri du vent, il oublia son nom, ferma les yeux et plus jamais ne mourut.

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