La fille qui attendait
La journée avait été éprouvante, au point que, déjà dans l’après-midi, le soleil partit se coucher. Épuisé d’avoir si peu brillé, il s’effaça derrière le ciel gris de novembre.
Sur le chemin de la maison familiale, je marchais à pas lents, la tête baissée, écrasé sous la masse de grisaille d’où ne perçait aucune lumière réconfortante. En remontant l’avenue bétonnée du quartier résidentiel, suivant la ligne sans fin des maisons construites sur le même modèle, il n’y avait que le froid précoce du début de l’automne pour me pousser à rentrer dans l’une d’elles. Au numéro 232 se trouvait la maison de mes parents.
J’avais eu la chance de grandir dans une banlieue proche d’une grande ville. Quand j’ai quitté le lycée pour entrer à l’université, je n’ai donc pas eu besoin de quitter le nid familial, contrairement à beaucoup de personnes de mon âge.
« Trouver un logement en ville, ça coûte cher », me répétait souvent mon père. « Payer un loyer, c’est du gâchis. » Cette pensée devint la mienne.
En restant chez mes parents, je m’épargnais surtout de longues heures de travail dans un petit job mal payé qui ne m’aurait même pas permis de vivre correctement en ville. Ce qui m’avait semblé être un choix logique à l’époque avait aujourd’hui un goût amer : une heure de train matin et soir, une promiscuité pesante avec ma famille, et surtout, une grande difficulté à tisser des liens sociaux avec les gens de la fac.
J’avais été le seul de mes amis de lycée à choisir l’université la plus proche. Je comptais sur les nouvelles rencontres pour compenser. Mais dès le premier jour, alors que la promo organisait une sortie dans un bar pour apprendre à se connaître, j’ai dû refuser, pour ne pas rater le dernier train vers la banlieue. J’avais vu une vague déception dans leurs regards. Au bout de la troisième fois où je déclinai l’invitation, j’avais bien compris que plus personne ne ferait l’effort de m’intégrer maintenant que les groupes étaient formés.
Je sentais avec regret que mes absences m’excluaient peu à peu d’un monde qui aurait dû être le mien.
Je ne m’étais pas fait d’amis. Mais j’avais rencontré Clara.
Elle étudiait à la même université. On s’était rencontrés par l’intermédiaire de connaissances communes, lors de sessions de révision à la bibliothèque. On a échangé nos numéros, pour se revoir seul à seul. J’avais vite compris que je lui plaisais.
Tout est allé simplement : quelques rendez-vous au restaurant universitaire, au cinéma, dans un centre commercial. Puis un baiser timide, et sans m’en rendre compte, je me suis retrouvé en couple avec elle.
C’était la première fois que j’avais une petite amie. Au lycée, je n’avais jamais ressenti le besoin de partager mon quotidien avec quelqu’un. Je ne savais pas vraiment ce que j’attendais de cette expérience. Quand on voit comment cela se passe dans les films, on se réjouit d’avoir à connaître un jour ce genre de relation, et, comme tous les garçons, je fantasmais sur l’idée d’aimer une fille parfaite, surtout physiquement.
Clara était loin de cette fille imaginaire. Elle était trop petite, trop plate. Mais il y avait dans ses grands yeux quelque chose de doux, presque fragile, qu’on avait envie de protéger. Et puis, son shampoing à la fraise embaumait l’air autour d’elle.
Ce n’était pas une passion fulgurante. Tout s’était enchaîné calmement, étape par étape. Et aujourd’hui, nous étions ce qu’on définit comme un couple.
Il m’arrivait parfois de rester dormir chez elle. Clara vivait dans une résidence universitaire, sur le campus. Elle était originaire d’une province dans l’ouest du pays, il lui avait donc fallu quitter sa région pour poursuivre ses études.
La résidence me faisait envie. Dans les parties communes, bien aménagées, on croisait souvent du monde : on révisait ensemble, on discutait, on riait. On s’y faisait des amis au détour d’une rencontre.
Moi, pendant ce temps-là, je travaillais seul dans ma chambre, chez mes parents, et je me sentais un peu à l’écart du monde.
J’imaginais toujours, là-bas, une fête que je manquais. Une soirée où tout le monde se connaissait. Moi, je regardais depuis ma petite fenêtre sombre, en direction de leur lointaine tour lumineuse et bruyante d’éclats de rire. Seul, personne ne viendrait me parler pas hasard. Et même si je consultais mon téléphone, je ne trouvais que des messages de Clara, que je n’ouvrais pas toujours.
Ce n’était pas que je ne l’aimais pas. Quand j’étais avec elle, j’appréciais la plupart du temps passé ensemble. Mais être en couple avec Clara me laissait peu d’espace. Elle était très enthousiaste, et je me sentais un peu étouffé.
Je n’avais pas un caractère très prononcé, j’avais du mal à m’imposer, et il était dur pour moi de le lui faire comprendre. Alors, parfois, j’aimais être seul, pour souffler.
Et pourtant, dans ces moments-là, la solitude me pesait. Je n’avais pas de véritable ami. Hormis Clara. Le doux parfum de fraise avait fini par s’éventer.
En arrivant chez moi, je cherchai mes clefs dans le fond du sac, puis j’entrai. En retirant mes chaussures dans l’entrée, j’aperçus celles des autres membres de la famille, toutes entassées les unes sur les autres dans un coin.
Mais à l’écart de ce tas, une paire de baskets féminines que je ne reconnaissais pas avait été soigneusement posée.
Elles n’étaient pas à ma mère, elle ne portait jamais ce genre de chaussures, ni à ma sœur, car elles étaient bien trop grandes pour une enfant. Clara ? Il n’y avait qu’elle, pourtant venir sans prévenir ne lui ressemblait pas. Elle n’était même presque jamais venue chez mes parents, puisque je dois l’avouer, je le lui avais rarement proposé. Nous n’aurions évidemment pas eu plus d’intimité ici que chez elle.
Je vérifiai notre dernière conversation par message. Rien, à part un :
« Coucou :) Tu me manques… »
Envoyé une dizaine de minutes plus tôt. Rien à propos d’une visite, alors même qu’on ne l’avait pas prévu.
L’idée de ne pas être tranquille ce soir me perturba. Et, pour la première fois, je m’avouai à moi-même que je préférais ne pas voir Clara. Ce n’était pas le moment. J’étais déjà trop affecté par cette solitude rampante, et notre relation en était aussi, paradoxalement, une cause.
En traversant le salon, mes parents me regardèrent d’un air interrogateur. Ma petite sœur fut la première à m’informer :
— Grand frère ! Il y a une fille qui t’attend dans ta chambre. Elle a dit que c’était une amie à toi.
Aucun doute. Clara avait osé venir à l’improviste.
Sans un mot, je traversai le salon et montai les escaliers en direction de ma chambre. J’ouvris la porte lentement, l’angoisse au ventre.
À demi allongée sur mon lit, ses longues jambes nues élégamment croisées, s’échappant d’un minuscule short en jean, Blue m’observait calmement.
Ses cheveux noirs, détachés, retombaient en souples vagues sur ses épaules. Ses yeux sombres me fixaient, comme si elle ne s’attendait pas vraiment à ce que j’arrive.
Je restai figé, le souffle coupé. L’angoisse fit place à une joie honteuse.
— Te voilà enfin, monsieur le détective. me lance t’elle.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Tu me manquais. Je voulais te voir.
— Ici ? Chez mes parents ? Comment t’as fait ?
Elle s’approcha lentement, d’un geste félin. Elle se pencha vers moi, et dans un souffle à mon oreille :
— J’avais un petit cadeau pour toi.
Mon esprit s’enflamma immédiatement. Mille scénarios me traversèrent l’esprit, aucun très sage.
Mais elle y coupa court :
— Comme tu as mis du temps à arriver, je l’ai caché quelque part dans ta chambre. À présent, je dois y aller.
Et elle se dirigea réellement vers la sortit. Toujours aussi déroutante dans ces actions. Avant de franchir la porte, elle se tourna et me fit son sourire charmeur.
— Jolie chambre au passage.
Je baissai les yeux, honteux. Elle avait vu ma chambre d’enfant, avec les posters Pokémon placardés aux murs.
J’avais rencontré Blue quelque temps auparavant, et depuis, elle n’avait cessé de me troubler. C’était une fille impossible à cerner, libre et insaisissable. Elle avait sur moi un pouvoir magnétique, et, chaque fois que je croyais l’avoir oubliée, elle trouvait un moyen de revenir. De s’imposer dans mon esprit.
Je ne compris jamais ce qu’était ce cadeau qu’elle disait m’avoir laissé, mais elle avait réussi son coup : son parfum flottait sur mes draps, sa présence hantait mes pensées. Je passai la nuit à la désirer.
Je voulais connaître le goût de l’amour avec elle, et j’avais honte de cette attirance incontrôlable.
Je l’ignorais encore, mais Blue allait bientôt disparaître de ma vie.
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