Panthera

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À ma grande déception, nous ne reparlâmes jamais de cette après-midi que nous avions passée à demi nus, enlacés sous la couette. J’étais finalement reparti après le film, rien ne se profilait de plus.

La vie avait repris son cours normal. On continua à se voir tous les trois. Don nous raconta la soirée de son point de vue, et on aurait dit qu’il parlait d’une tout autre fête. J’expliquai avoir été malade et être rentré tôt, et ce fut tout ce qu’il resta de ma nuit avec Blue.

Je retournai voir Clara, parce que le courage que j’avais eu en refusant de l’accueillir à la gare s’était dissipé, sans la motivation de Blue pour me retenir d’y aller. Il fallut un moment pour qu’elle me pardonne, et je ne savais pas si le froid entre nous venait de mon attirance pour une autre, ou de son propre désintérêt pour quelqu’un qui ne la respectait pas.

J’espérais pouvoir bientôt succomber ou me défaire de cette attirance pour Blue avant qu’il ne soit trop tard, avant de perdre Clara. C’était lâche, je le savais, mais j’étais déjà trop profondément enfoncé dans ce piège.

Avec la reprise des cours et mes résultats catastrophiques au premier semestre, je dus me réinvestir sérieusement dans mes études. Cette nouvelle discipline m’éloigna naturellement de Don. Il devait être dans le même état d’esprit, car aucune nouvelle soirée ne fut organisée. On passa plusieurs semaines sans se voir, à simplement s’échanger des messages.

Blue nous annonça qu’elle partait en Italie quelque temps et cela sembla tomber de nulle part, comme à chaque fois avec elle. Je ne sus même pas quand elle était revenue, tant l’ambiance n’était plus à la fête. Alors, comme elle, je passai lentement à autre chose.

Ce calme inattendu adoucit ma relation avec Clara. J’en vins même à retrouver un certain plaisir à ses côtés, en l’absence prolongée de Blue. Je proposai à Clara de regarder Retour vers le futur, que j’avais découvert récemment. À ma surprise, cela lui plut, ou peut-être faisait-elle semblant. En tout cas, ça nous rapprocha, et j’eus l’impression qu’elle aimait voir en moi une tentative de partage.

Je sentis que les dernières semaines avaient provoqué en moi un certain changement. J’avais gagné un peu de confiance, je m’exprimais mieux, j’étais moins timide et plus ouvert en général.

Un soir, Clara et moi sortîmes dîner avec une amie à elle et son copain. Je pris un plaisir sincère à faire leur connaissance, à découvrir ces gens qui faisaient partie de sa vie.

Je devenais plus agréable à côtoyer et plus positif. Ma propre famille le remarqua et m’en félicita.

Jusqu’au début du printemps, ma vie redevint celle d’avant ma rencontre avec Blue, mais en mieux. Je pensais rarement à elle, qui semblait une fois de plus avoir disparu de la circulation.

J’appris par Don qu’elle avait fait une dépression et qu’elle ne sortait plus beaucoup. J’étais de nouveau déçu qu’elle ne m’ait pas parlé de tout ça, comme si elle s’évertuait à maintenir une distance entre nous, sans que je comprenne pourquoi.

Don comprit mon désarroi, mais il était bien incapable de répondre à sa place. Je finis par envoyer un message à Blue, début avril, auquel elle ne répondit jamais. Je me sentais illégitime de venir toquer chez elle pour avoir une franche discussion, mais sans action de ma part, rien ne changerait.

Et puis, alors que tout allait mieux, poussé par un désir masochiste que son silence et son indifférence avaient réveillé en moi, je décidai de remonter à elle pour faire face une dernière fois à ce désir jamais vraiment éventé, jamais complètement consommé.

Je pourrais aller la trouver dans ce club où elle travaillait, et, par hasard, la confronter et avoir une discussion sérieuse sur cette barrière qu’elle tenait entre nous. S’ensuivirent de longues heures de recherches infructueuses sur internet pour trouver ce lieu. Je persévérais, convaincu que je finirais par tomber sur des indices, comme elle aimait disséminer autour d’elle. J’essayai de trouver sur internet tous les sites des bars situés dans le quartier. Puis j’abandonnai. Et je repris. Plusieurs fois.

Un soir, alors qu’on regardait une émission de télé-réalité avec Clara, un souvenir me revint. Je pensai à chaque détail de la fameuse soirée, et je ne sais pourquoi, mais j’étais obsédé par ce gros type qui était venu parler à Blue.

Il avait prononcé ce mot, « Panthera ». Je n’avais pas compris, mais peu être avait-il un lien avec Blue ?

Je devais essayer sans tarder. Alors, je prétextai devoir vérifier un mail important pour m’isoler sur mon ordinateur, et je lançai une nouvelle recherche.

C’est le cœur battant que j’ouvris la page. Je tombai sur le site d’un club d’escorte en ville. Dans la présentation des filles qui y travaillaient, les photos masquaient volontairement leurs visages. L’une d’elles, pourtant, attira mon attention. Une silhouette banale, sans trop de formes, la peau pâle, loin du cliché de la fille de joie excentrique.

Tout avait été fait pour dissimuler son identité. Mais moi, je n’avais aucun doute, c’était elle, celle qui se faisait appeler Blueberry.

À cette découverte, impossible de me calmer. La Blue que je croyais connaître, que je désirais et oubliais à tour de rôle, s’imposa à nouveau dans mon esprit. Telle une tempête, j’étais submergé par une fureur jalouse, presque absurde, et je repensai aussitôt à ce gros gars de la soirée, celui qui avait prononcé ce nom, Panthera. Il devait être l’un de ses clients, peut-être un habitué, peut-être plus.

Je retournai dans le salon, le souffle court. Clara me regarda, surprise, en me voyant tourner comme un lion en cage.

— Qu’est-ce que t’as ? me demanda-t-elle.

Bien sûr, je ne pouvais rien lui dire. Je n’avais jamais parlé de Blue à Clara, et mon agitation trahissait trop de choses. Je prétextai une urgence, quelque chose à faire dehors, et sortis.

Devant la porte de Blue, j’hésitai longuement. Est-ce que je devais lui demander des explications ? Je n’étais même pas sûr qu’elle soit là.

Mais tout s’éclairait, ou plutôt tout devenait confus avec plus de précision. Son aisance, ses silences, ses mystères. C’était normal pour elle. Et moi, pauvre con, j’avais cru qu’elle m’aimait.

Je ne voulais plus de petit jeu, plus d’indices jetés au hasard de conversation, je voulais savoir.

Je pris la direction de l’appartement de Don, décidé à obtenir des réponses. Il m’ouvrit, surpris de me voir dans un tel état.

— Qu’est-ce qu’il y a ? me lança-t-il, inquiet.

— J’ai découvert le travail d’Hélène, annonçai-je gravement.

Il baissa les yeux, gêné.

— Ah…

— Tu étais au courant ? demandai-je, la gorge serrée.

Il resta silencieux un moment. Puis, à contrecœur il avoua :

— Elle m’a fait promettre de ne jamais te le dire…

— Donc c’est vrai. Mais c’est quoi son problème, hein ? Pourquoi elle veut jamais rien me dire ? Pourquoi elle me tient à l’écart ?! criai-je en quittant l’appartement.

— Attends ! supplia Don.

Mais j’étais déjà parti, coupant court à tout argumentaire inutile.

Je retournai devant la porte de Blue et frappai violemment. Je me fichais à présent que Clara me voie ou m’entende. Je devais savoir. Immédiatement. Pourquoi elle jouait ainsi avec moi, ce jeu malsain ?

Je m’attendais à rester là, comme un idiot, devant une porte fermée. Mais elle ouvrit. Et à son expression, je compris qu’elle savait pourquoi j’étais là, et que ça ne lui plaisait pas.

— Qu’est-ce que tu veux ? dit-elle sèchement.

— Je crois qu’il faut qu’on parle, Hélène.

— Depuis quand tu m’appelles comme ça, toi ?

Je poussai un peu pour entrer, espérant qu’on puisse parler sans risque d’être surpris. Elle me laissa passer.

— Tu es une prostituée ? balançai-je sans détour.

Elle se redressa, outrée.

— Je te permets pas. Déjà, ça ne te regarde pas. Et puisque t’as l’air de tant vouloir fouiller dans ma vie, sache que je n’ai pas honte.

À ces mots, une chaleur brutale me traversa. Une violence sourde qui s’exprima de la façon la plus vile possible. Je savais qu’en réponse, je voulais la détruire et frapper le plus durement que je le put.

Je voulais la blesser, comme elle venait de me blesser.

— Très bien. C’est quoi ton prix ? Je te veux tout de suite.

Ses grands yeux noirs se remplirent de fureur.

Mais, contrairement à moi, elle ne céda ni aux cris ni aux larmes. Elle resta droite.

Et moi, je sentis mon air satisfait se dissoudre en tristesse. J’étais allé trop loin. Elle comprenait bien que j’essayais de la détruire pour mieux la posséder.

— Dégage, cria-t-elle d’une voix glacée.

Je voulus rester, m’expliquer, mais je savais que c’était fini.

Il n’y avait plus rien à dire, je devais repartir. Et je ne la revis pas pendant très longtemps. Et, dorénavant, sans avec cette douce incompréhension qui m’avait protégé.

Quelque temps plus tard, j’entendis parler de Blue par Don. J’avais compris qu’ils continuaient à se voir, mais que je n’étais plus invité. J’en voulais à Don, injustement. Je savais qu’il n’y était pour rien. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de croire qu’ils s’étaient ligués contre moi. Est-ce que c’était juste de la paranoïa ? Peut-être.

Un jour, Don finit par me dire que j’avais été stupide. On eut une longue conversation, et il décida enfin de me raconter tout ce qu’il savait, tout ce qu’il s’était interdit de me dire jusque-là. Comme il le précisa : « De toute façon, maintenant que tout est fini, je peux t’en parler. » Quand il eut dit ça, je sentis qu’on m’arrachait quelque au fond de moi.

Il m’avoua qu’il était le confident de Blue. Qu’elle lui avait parlé de moi bien avant même qu’on se rencontre, lui et moi. Et puis il ajouta, en précisant que ce n’était qu’une interprétation, car elle ne l’avait jamais formulé en ces termes :

— Elle t’aimait, je crois.

Elle n’avait jamais osé me le faire savoir. Parce que j’étais en couple, et parce qu’elle savait que je ne supporterais pas son activité.

À ce sujet, Don me confia que Blue n’était pas farouche, c’est vrai. Mais qu’elle ne couchait pas pour de l’argent. Elle tenait compagnie à de vieux types qui la payaient grassement pour qu’elle vienne chez eux, leur donne des ordres, joue un rôle. C’était tordu, elle le reconnaissait elle-même, mais ça lui plaisait.

Elle disait garder son intégrité. Ce qu’elle redoutait, c’était ma réaction. Elle avait senti le lien qui se tissait entre nous et savait que je le briserais net si je découvrais cette part d’elle.

Et c’est exactement ce que j’avais fait.

Don me raconta qu’après ma scène chez elle, elle avait été dégoûtée. Qu’elle avait pleuré trois jours d’affilée. Qu’elle n’avait plus repris son travail, et qu’elle pensait même à partir de la résidence.

Quand il eut fini ses révélations, je le remerciai. Stoïque. Je gardai le contrôle. Puis je partis, sans dire un mot de plus.

À peine avais-je franchi le pas de sa porte que je m’écroulai en larmes. Je comprenais enfin qui était Blue, maintenant que je l’avais perdue. Et je compris que je l’aimais, maintenant qu’elle me détestait.

Ça me sembla être la plus dure épreuve de ma vie. Et je crus que jamais je ne pourrais m’en remettre.

Ce soir-là, je suis rentré chez moi le cœur lourd. Conscient que les choses ne seraient plus jamais les mêmes à partir de ce jour.

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