Prendre le risque

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J’avais progressivement mis de la distance avec Blue.

Intérieurement, je ne lui avais jamais vraiment pardonné son comportement. Je faisais tout pour l’éviter, espérant qu’elle disparaisse enfin de ma vie. Mais, bien sûr, elle ne me laissa pas m’éloigner aussi facilement. Mais, maintenant que je voyais clair dans son jeu, elle avait bien du mal à me faire revenir chez elle.

Je m’étais défait de son emprise, sans pour autant avoir le courage de mettre un point final net à cette histoire. Alors, c’est avec le temps et l’éloignement qu’elle finit par s’effacer, lentement, comme une fleur qui fane. Je la sentais perdre prise sur ce petit monde qu’on avait partagé.

Don me confia un jour qu’elle avait tenté de lui faire croire que je l’avais lâchement rejetée, jouant à fond la carte de la victime. Mais lui aussi avait vécu sa propre expérience avec elle. Il en était arrivé, au fond, aux mêmes conclusions que moi. Nous parlâmes longuement de tout cela, et ce fut difficile d’admettre combien de fois nous étions tombés dans ses pièges. D’ailleurs, ni lui ni moi ne l’appelions plus « Blue » ou « Hélène », mais « Blueberry », comme dans son pseudo d’escorte. Puisqu’au fond, c’était celui qui lui correspondait le mieux.

C’est le cœur plus léger que je finis ma dernière année d’études. Ma relation avec Clara s’était apaisée, et mon cercle d’amis avait grandi. Beaucoup de ces liens n’étaient que passagers, mais, après tout, toutes les relations ne sont pas faites pour durer. Je regardais les bons souvenirs avec une douce nostalgie, sans m’y accrocher.

Dire que je ne pensais plus à Blueberry serait mentir. Mais elle était devenue pour moi un exemple de ce que je devais fuir : une attirance mêlée de frustration et d’illusions. Je ne connus personne qui l’ait connue et qui en parle avec bienveillance, preuve que son emprise s’était éteinte.

Ma colère s’était effacée avec le temps. Et puis, un jour, j’eus de ses nouvelles. Elle avait repris ses études dans une ville à l’est du pays, et vivait avec un nouveau compagnon. Pour marquer ce nouveau départ, elle organisa une grande fête, invitant tous les anciens amis qu’elle avait connus. J’acceptai l’invitation, en l’honneur du bon vieux temps, et par ce que je n’avais plus de rancune. Don aussi était de la partie, nous avions fait la route ensemble.

La fête réunit une centaine de personnes, des gens qu’elle avait rencontrés d’un peu partout et de tout âge. Le compagnon de Blueberry nous accueillit, un petit homme trapu, plus âgé, du genre bon vivant. Il nous serra la main comme s’il écrasait des noix. Blueberry nous salua, ravie de voir « la bande » réunie. Il n’y avait plus de tension, plus de colère. En tout cas, on ne parlait plus de ces choses-là.

La soirée était amusante. Avec Don, nous avons parlé avec plein de monde, des visages connus et inconnus, venus des différents chapitres de la vie de Blueberry. Elle tenait vraiment à montrer qu’elle avait plein d’amis, qu’elle avait réussi sa transition, sa fuite en avant. Tout ça avait un goût de mise en scène, mais après tout, c’était du Blue tout craché. Quand on connaissait le personnage, on n’était pas déçu, on le voyait simplement pour ce qu’il était. Et nous n’étions pas les seuls à être lucides.

La fête avait battu son plein jusque tard dans la nuit. Quand les lumières se sont tamisées, que la musique a baissé et que les gens sont rentrés petit à petit, il ne restait plus que quelques irréductibles. Don et moi n’avions rien prévu pour dormir, juste des sacs de couchage jetés à même le sol de la grande salle.

Blue n’était pas restée. Elle était partie avec son nouveau copain, le petit bonhomme trapu et jovial. On l’avait finalement peu vu de la soirée, c’était une hotte bien trop occupée.

Un peu éméchés, nous décidions de prolonger la nuit autour d’un feu improvisé dans le jardin. On voulait une dernière discussion, rien que nous d’eux, pour boucler tout ça une bonne fois pour toute. Mais alors qu’on s’installait, Don me désigna quelqu’un du menton.

— Hé, regarde, me fit-il.

— Qui c’est ?

— Tu le reconnais pas ?

Je plissai les yeux. Une silhouette seule, un peu en retrait, tournait autour du jardin comme un chien perdu.

— Oh merde… C’est Damian !

Le gros garçon blond aux cheveux bouclés. Celui qui sortait avec Blue au moment où ma relation avec elle devenait la plus ambiguë. Celui dont je ne savais pas quoi penser, sinon que, comme moi, il avait dû souffrir.

Il s’était beaucoup amaigri. Il portait un vieux pull informe et gardait les mains dans les poches. Il avait cet air de ceux qui sourient peu, mais regardent beaucoup. Don se leva et l’appela :

— Hey, Damian ! Viens par là, on fait griller des chamallows !

À ma grande surprise, il nous rejoignit sans hésiter. Il avait l’air content qu’on le reconnaisse. Il s’assit près du feu, tendit les mains vers les flammes.

— Je vous connais bien, vous savez. Elle m’a souvent parlé de vous deux, dit-il d’un ton calme. Toi surtout, ajouta-t-il en me regardant.

— Elle parlait de moi ? dis-je, surpris.

— J’étais un peu jaloux, à l’époque. Elle t’idéalisait beaucoup.

J’en fus secrètement fier, mais je n’en laissai rien paraître. Don, lui, resta silencieux.

— Comment c’est de sortir avec Blueberry alors ? demanda Don.

— Hélène, tu veux dire. Je n’aime pas ce pseudo. Il me ramène à de mauvais souvenirs.

— Helene, si tu veux, on n’a pas vraiment l’habitude de l’appeler comme ça, excuse-nous, fis je compatissant

— Vous savez, je crois que je suis celui qui l’a connue le plus longtemps et le plus intimement. Même si ça ne veut pas dire grand-chose avec elle.

Il fit une pause, cherchant ses mots.

— Elle venait d’un milieu très catholique, très conservateur. Elle avait des idées très arrêtées sur le sexe, l’amour, le mariage… Et puis elle est partie étudier dans le sud, elle a rencontré d’autres gens, plus extrêmes. Ça a tout chamboulé. Elle me parlait sans cesse de désir qu’elle en parvenait plus à contrôler. Un soir, elle m’a appelé en pleurs. Une fille l’avait draguée et elle ne savait plus quoi penser. Elle disait avoir envie de coucher avec, mais elle se sentait pécheresse. Vous imaginez ça, votre copine vous appelle pour se plaindre de son désir pour quelqu’un d’autre, j’étais blessé.

Nous écoutions Damian déverser son histoire au rythme du feu qui crépitait. Silencieux.

— Elle qui m’avait promis un mariage et un avenir plein d’enfants, elle se retrouvait maintenant à enchainer les rencontres Tinder. Elle prenait rendez-vous avec des inconnus dans leur propre voiture sur le parking des super marché. Elle s’abandonnait à ses plaisirs et repartait comme si de rien n’était. Comme elle était pieuse, elle se sentait obligée de tout me raconter, dans les moindres détails. Cela me détruisait à petit feu, et elle me le reprocha. Elle pensait que son honnêteté pardonnait tout, et que j’étais trop faible pour tenir ces confessions.

Il regarda fixement les flammes.

— On s’est séparés. Mais elle ne l’avait pas supporté. Mon psy m’avait conseillé de ne plus la fréquenter et j’ai eu le malheur de lui dire. Si bien que, le lendemain matin, elle était devant chez moi à me forcer de me réconcilier avec elle. J’ai été faible, je n’allais plus voir mon psy et je m’étais remis avec elle. Mais les problèmes ne se sont pas arrêtés, au contraire. C’était peu de temps avant votre arrivée. Après votre dispute, elle était plus sombre et me le faisait sentir. Finalement, comme vous le savez, elle est partie s’installer ici, à Strasbourg. Elle fait toujours ça. Des choix radicaux, irréversibles, qu’elle présente comme des libérations.

Il sourit tristement.

— Aujourd’hui, elle fait mine d’avoir changé. Son copain a l’air solide. Mais je dois vous avouer que, lorsque je suis arrivé chez eux pour me préparer à cette fête, elle est entrée dans la salle de bain où j’étais en train de me rafraîchir, et puis elle s’est déshabillée devant moi. Elle était nue à me regarder et elle m’a dit « tu m’as déjà vu comme ça, ça ne devrait pas tellement te déranger. » Puis elle m’a tiré la langue de son air malicieux. Elle n’a pas changé, je ne suis pas dupe. Même si elle fait tout pour prouver le contraire.

On resta tous les trois autour du feu un moment, en silence. Chacun pensait à sa version de Blue. À ce qu’elle avait été pour nous, insaisissable, aucun de nous trois n’avait pu vraiment prétendre la comprendre. Ce brave Damian en avait bavé lui aussi.

Les chamallows fondaient lentement au bout des bâtons, et nous les mangions de bon cœur, compatissant chacun de la peine des autres.

Petit à petit, je grandis.

Je suis resté en contact avec Donovan un moment. Mais lui, il avait cette envie de fête dans le sang, et il a fini par suivre une trajectoire que je ne comprenais plus tout à fait. Je crois qu’il a continué à traîner avec le type qui nous avait invités dans le garage de ses parents, celui des débuts. Des soirées de plus en plus floues, de plus en plus nocturnes, du genre où l’on prend des drogues avec des noms compliqués. J’ai parfois de ses nouvelles, et je repense a lui avec tendresse. J’espère sincèrement qu’il va bien.

Clara et moi avons fini par rompre, définitivement. Ce n’était plus à cause de Blueberry. C’était simplement la vie, les chemins qui s’achèvent, laissant place à d’autres qui commencent. Je ne lui avais plus menti, mais ça ne suffit pas à surmonter nos différences. Je garde un souvenir joyeux de cette relation, et infiniment de reconnaissance pour la patience qu’a eu cette première petite amie.

Un beau jour je n’ai plus du tout pensé à toute cette histoire. Les vestiges et les témoins de cette époque n’étaient plus dans ma vie. Comme l’aurais dit Blueberry, il ne fallait pas laisser les choses cassées, ce à quoi je lui répondrais aujourd’hui que si. Soit plein de gratitude pour ce que tu as eu et avances. C’était chouette le temps que ça a duré, et le chemin continu. Il faut être en paix avec cette idée.

Aux dernières nouvelles, elle était partie faire un tour du monde, à ce qu’indiquait son profil sur les réseaux. Son credo s’y affichait fièrement : « Prends le risque. » C’était tout elle. Libre et spontanée. Elle n’avait pas changé, elle ne changerait jamais.

Je quittais la maison de mes parents quelque temps plus tard. J’avais trouvé un petit boulot et un appartement en ville. Je tournais la page de mon adolescence.

C’est en vidant ma chambre de jeune garçon que le souvenir de Blueberry me rattrapa une dernière fois. En décollant un vieux poster de jeu vidéo, une enveloppe jaunie tomba au sol. Il y avait écrit dessus :

« Pour un futur toi. »

Je souris à l’audace de ce geste que je reconnus, c’était bien ce qu’il y avait de plus plaisant avec elle, et je ne voulais pas oublier les bons côtés. Je m’en souvenais, le jour où elle était venue à l’improviste chez mes parents. Elle m’avait dit qu’elle m’avait laissé un cadeau, et j’avais fini par croire qu’elle parlait d’elle-même. Mais non, c’était cette lettre, comme dans le film. Une lettre qui dit les mots à une personne importante, quand elle sera prête à les recevoir. Cette enveloppe, restée là des années, tapie derrière un morceau de jeunesse collé au mur.

Je l’ai ouverte par curiosité. Un papier plié en deux ou été inscrit une phrase griffonnée d’une main appliquée.

« Mon cher monsieur Détective, je suis sûre que faire l’amour avec toi a été trop bien, parce que je sais qu’on aura fini par le faire quand tu ouvriras cette lettre. Si quelque chose casse entre nous, ne le laisse pas casser trop longtemps. Viens me chercher. Embrasse-moi. Je comprendrai. »

Je souris, amer. Dans un film romantique, je me serais levé d’un bond, j’aurais pris un billet d’avion, je l’aurais retrouvée sur une plage d’Amérique du Sud pour lui dire que je n’avais jamais cessé de penser à elle. Peut-être qu’elle m’aurait attendu, pieds nus sur le sable blanc, un collier de pierres aigue-marine autour du cou.

Je restai assis un moment sur le lit de mon enfance, à regarder les murs, les traces, les petits restes du garçon que j’étais. Puis je pris une profonde inspiration. Je mis la lettre dans un carton plein de vieilles affaires que je n’ouvrirai plus.

— Je crois que je vais prendre le risque de t’oublier maintenant. Bon voyage à toi. Et ne reviens pas.

Je sortis mon dernier carton de la chambre, et je refermai la porte. Derrière moi, je laissais ma chambre, mes rêves d’enfance et tout mon monde d’adolescent dans ce lieu, où, dorénavant, s’effaceront les souvenirs.

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