Chapitre 16 - Pierre qui roule n'amasse pas mousse

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─ Oh oh ! Nom d’un asticot d’abricot ! Par les oreilles du grand frelon, il veut nous faire croire que les abeilles ont jamais bourdonné. Quel fanfaron lui aussi !

─ C’est pourtant vrai ! C’est la première fois que j’entends parler d’un « bosquet migrateur », se défendit Jilam tout en évitant la branche basse que Fanfaron venait de lui lâcher en pleine face.

─ Esprit d’la terre dans l’arbre, joli parterre. Le voilà à respirer l’églantier, y bouge le bourgeon, elle gigote la marotte du châtaignier, au boulot le bouleau, chantonne le chêne, à table l’érable, en forme l’orme. Et qu’se pointe l’été, il a migré le bosquet. Tombent les fruits secs, catapultés les éperviers, racines en vadrouille, attention ! Content de ta tambouille ?

Jilam n’avait qu’une envie : étrangler le gnome avec le premier lierre venu, ou à main nue, qu’importait, du moment qu’il ne l’entende plus.

─ Honnêtement, non.

─ Bête-bête-betterave ! Simple comme simplet. Esprit serti, arbre vit. Esprit parti, arbre pourrit. Sec-sec le bois-boit-boite. Un coup d’bosquet et roule l’été. Hiver dodo, automne pas beau, printemps à l’eau.

À croire qu’il parle dans une autre langue. Il pourrait tout aussi bien s’exprimer par onomatopées.

─ Tant que tu me conduis à ce « bosquet migrateur », ça me va.

─ Dingue, dong ! Ma farce d’abord. La tienne après.

─ Et qu’est-ce que je dois faire ? Tu ne m’as toujours rien dit.

─ Verra bien le verrat. Sent-sent-l’sentier.

─ Quel sentier ? Je ne vois aucun sentier.

Ils ne faisaient que traverser d’épais taillis. Les ronces appréciaient le manteau de Jilam, contraint de marcher tête baissée pour éviter les branches basses sous lesquelles Fanfaron passait sans mal.

─ Houa !

Gnome et humain venaient de déboucher sur une cuvette inondée, fruit des récentes averses. Les cimes des arbres dépassaient des eaux qui avaient englouti racines et troncs, offrant l’aspect d’une mangrove.

─ Trésor noyé là-dessous-sou-sou, caqueta Fanfaron, sautillant. Bébé poisson fait des bulles.

─ Pourquoi tu n’y vas pas toi-même ? se plaignit Jilam qui n’était pas très bon nageur.

─ Gnome coule, perd la boule. Dingue, dong !

L’époux de la sorcière savait qu’il ne pouvait refuser sans se retrouver dans une impasse. Il repensa à ses dernières paroles assénées à Nellis. Sur le moment, il s’était félicité de lui avoir tenu tête. Mais au bout de plusieurs heures à crapahuter en compagnie de Fanfaron, il se détestait d’avoir prononcé de tels mots. De tout son cœur, il espérait que rapporter la pierre de souvenirs suffirait à les effacer. La sorcière, après tout, entretenait une mémoire défaillante.

─ Mouille sa hulotte la mouette ?

Sans plus attendre, Jilam retira manteau et chemise et se déchaussa. La fraîcheur de l’été mourant lui arracha un essaim de frissons.

─ Où dois-je chercher au juste ?

Fanfaron pointa d’un petit doigt boudiné la ramure d’un grand orme qui dépassait ses congénères vers le milieu du lac artificiel.

─ Dans l’trou d’écureuil, les glands glandent où pousse la mousse. Allez, va pêcher ver de terre !

Le jeune homme jeta au gnome un regard mauvais, puis s’enfonça, à contrecœur, dans l’eau froide que recouvrait une pellicule de brindilles et de lichen. Il serra la mâchoire afin d’empêcher ses dents de claquer. D’une brasse maladroite, il se dirigea vers l’imposante silhouette de l’orme, s’aidant des branches émergées sur son passage. L’écho des encouragements de Fanfaron lui parvenait distordu, si bien qu’il arrivait presque à les comprendre. Ayant atteint sa cible, il se reposa quelques instants contre l’épais tronc de l’orme. Puis il prit une grande inspiration et plongea ; ou plutôt, se tortilla dans un battement de jambes hasardeux. En-dessous, il ne voyait rien, du moins presque. Saletés en tout genre formaient un épais nuage de vase qui lui rentrait dans les yeux. La douleur l’obligea à remonter. Les tentatives suivantes se soldèrent par d’autres échecs. Un instant, il manqua même de se noyer.

─ Bon sang de vampire ! Cul-de-troll !

À bout, il décida finalement d’y aller à l’aveugle, en s’aidant des lignes noueuses du tronc de l’orme. Ses doigts suivaient la douce moiteur de la mousse. Ils dénichèrent plusieurs trous, mais aucun ne contenait de trésor, ni le moindre de gland. Plusieurs fois, il dut l’opération. L’épuisement le gagnait dangereusement lorsque sa main s’enfonça jusqu’au poignet dans une étroite fissure. Il referma le poing sur ce qu’il identifia comme un petit sac en toile. Ses doigts engourdis tâtèrent le contenu. Quand il voulut retirer sa main, celle-ci resta coincée. La panique referma sur lui ses mâchoires et l’eau força la barrière de sa trachée, expulsant l’air de ses poumons écrasés par des pieds invisibles. Durant plusieurs secondes, qui parurent une éternité, Jilam se débattit, parvenant au prix de ses efforts à se décoincer. Le poignet douloureux, il voulut remonter, mais découvrit avec effroi qu’il ignorait par où était la surface. La vase était trop épaisse pour distinguer quoique ce soit. Sa poitrine menaçait d’éclater. Il se noyait. Dans un dernier sursaut de conscience, il battit des pieds au hasard. Quelques instants plus tard, il flottait à la surface, à moitié dans les vapes, toute sensation éteinte. Quand elles revinrent, ce fut pour le torturer. Une vive douleur mordait son poignet. Il se rendit compte avec horreur que sa main gonflait en prenant une teinte de plus en plus violette. Ses jambes lui faisaient un mal de chien. Dans sa panique, il s’était écorché les deux genoux. Mais la pire douleur logeait dans sa poitrine. Il avait l’impression d’avoir ses poumons déchirés.

À bout mais heureux d’être en vie, l’époux de la sorcière observa le petit sac entre ses doigts mauves enflés.

─ Ça a intérêt de valoir le coup.

À peine avait-il touché la rive qu’il s’effondra à genoux, étouffant une plainte au contact des épines avec ses plaies. Fanfaron sautilla jusqu’à lui, la frimousse ravie, et sans s’enquérir de son état, lui chipa le sac.

─ Ohé ohé ! Réussi qu’il a le colibri. Dingue, dong ! s’exclama-t-il tout en défaisant les lanières.

Des étoiles étincelantes se déposèrent au creux de sa minuscule paume quand il renversa le sac. Jilam, l’esprit oscillant dangereusement au bord du précipice, ne parvenait pas à voir de quoi il s’agissait exactement.

─ Maintenant...

Sa voix n’était qu’un remugle.

─ Maintenant, Fanfaron, tu vas me conduire au bosquet migrateur.

Le regard du gnome se détacha de sa paume et se posa sur le jeune homme, tanguant sur ses genoux. Un sourire malicieux étira ses joues rouge cerise. Sans un mot, il plongea sa main libre sous son vêtement de mousse et en sortit une bille saphir. Les orbites de Jilam s’écarquillèrent.

─ Voleur ! Rends-moi ça !

Dans sa tentative pour attraper la gemme, il s’affala lamentablement dans une plainte rauque.

─ C’est toi qui l’avais tout ce temps.

Le regard noir transperçant le gnome, il cracha un torrent d’insultes en même temps qu’un mélange de terre et de bile sanglante.

─ Déso pas déso p’tit zosiot. Pouf ! Partie avec les pies la pierre de la sorcière. Que d’poire de sa mémoire, sont allés s’faire frire les souvenirs.

Les paupières de Jilam se mirent à battre frénétiquement. Il luttait de toute sa volonté pour ne pas sombrer. C’est avec horreur qu’il découvrit des clones de Fanfaron se multiplier tout autour de lui. Non. Ce n’était pas une hallucination. Des dizaines de gnomes semblaient avoir surgi de terre et l’encerclaient telle une meute vorace.

─ Dingue, dong ! Bonjour aux esprits ! le salua Fanfaron avec une note sardonique sur la langue.

La pierre de souvenirs brillait entre ses affreux doigts boudinés. Tandis que le gnome traître demeurait en retrait, ses congénères s’approchèrent d’un pas lent, fatidique. Jilam gisait à terre, tel un ver, impuissant.

─ Tu leur diras toi-même !

La voix, sortie de nulle part, figea les gnomes. De l’orée du bois émergea Nellis. L’ire affichée sur son visage jurait d’ouvrir le ciel en deux. Sur son épaule, Mú offrait le même regard. Les gnomes, pétrifiés de terreur, ressemblaient à des statues grotesques. Lorsque leur instinct les réveilla, il était trop tard. Du sol sortirent des vipères. Les reptiles sautèrent à la gorge des gnomes. Leurs petites jambes se dérobèrent en essayant de détaler. Dans une cacophonie de hurlements, ils tombèrent comme des mouches, les uns après les autres, étranglés par le venin. De la bave coulait de leurs lèvres, tordues par l’atroce douleur mêlée d’effroi. Bientôt, leurs faces écarlates s’immobilisèrent à jamais.

Nellis enjamba sans un regard de côté les petits corps recroquevillés et rejoignit Jilam qu’elle aida à se remettre sur pieds.

─ Comment te sens-tu ?

─ Beaucoup mieux, grimaça son époux.

La sorcière, l’ire légèrement apaisée, releva la tête.

─ Il en reste un.

Fanfaron courait, ou plutôt se dandinait, en direction du val inondé. Sa démarche était d’un comique frôlant le ridicule. Il se retrouva bientôt acculé entre les eaux et un furet enragé qui, dressé sur ses pattes arrières, atteignait presque sa taille.

─ S’cusez, S’cusez, S’cusez... C’est un malentendu. On peut surement s’arranger, gémit le gnome qui avait perdu sa verve insupportable.

─ Bien sûr, siffla Nellis. Remets-moi ma pierre et je t’autoriserai à traverser le lac.

─ Mais, mais... Je ne sais pas nager, s’affola Fanfaron.

La sorcière resta de marbre à l’écoute de ses suppliques, dépourvues de la moindre fanfaronnade. En dépit du poids de son mari sur son épaule qui lui donnait une allure tordue, on l’aurait aisément confondue avec une divinité du bois, que la colère menaçait à tout instant d’embraser.

Une lueur féroce anima les traits du gnome.

─ Que les démons t’emportent, sorcière !

Et avant que Nellis ait pu réagir, il balança au loin la pierre de souvenirs. L’éclat bleuté vola par-dessus la canopée du bois immergé, avant d’être avalé par les eaux kaki. Le sourire cruel triomphant de Fanfaron s’effaça à la seconde où Mú se jeta sur lui et commença à lui lacérer le visage. Le gnome trébucha et s’étala dans une gerbe d’éclaboussures. Depuis la berge, elfe, humain et furet observèrent passivement la misérable créature se débattre dans l’eau.

─ S’il te plaît, gémit Jilam. Fais le taire.

Alors Nellis immergea la pointe de son pied et l’eau se mit aussitôt à bouillir comme une marmite sur le feu. Une fumée enveloppa Fanfaron dont les hurlements redoublèrent avant de s’éteindre définitivement.

─ Merci, souffla le jeune homme, à la fois soulagé et nauséeux.

La sorcière saisit le sac aux étoiles que lui tendait Mú, et le jeta dans le lac redevenu placide. Elle s’occupa ensuite des blessures de son sot de mari. Allongé sur un lit de feuilles de vigne, Jilam contemplait avec mélancolie le disque flou de la lune dans sa robe du couchant.

─ Je suis désolé, finit-il par lâcher dans un soupir dolent.

─ Pourquoi ça ? demanda pensivement Nellis.

─ Pour tout. Mes mots. Mes actions. Ma stupidité en général. J’ai perdu ta pierre. Tu me l’avais confiée et je l’ai perdue.

Son mépris de lui-même étouffait ses sanglots.

─ Non, Jilam. C’était le destin.

La surprise s’afficha sur le visage du jeune homme. La sorcière lui souriait, d’un sourire mystique, mélange de tendresse et de tristesse.

─ Ce passé... J’aurais dû l’abandonner il y a bien longtemps. Tu as abandonné le tien, pour moi. Il est juste que j’en fasse autant. Je gardais cette pierre par peur et ce faisant je m’empêchais de vivre. Car c’est ensemble que nous forgerons nos souvenirs.

Leurs larmes coulèrent à l’unisson. Chacune d’elles contenait leur serment. Un vieux proverbe du bois dit : « Ce que la terre accueille jamais ne disparaît. »


Au retour de la déesse estivale sur le trône des saisons, la terre acheva de boire toute l’eau du val inondé et ne tarda pas à se dessécher. Le bosquet migrateur apparut alors et ses racines se plantèrent dans les crevasses désertiques, remontant à la surface l’eau des profondeurs. La flore ressuscita. La faune revint. Puis les esprits retournèrent à la terre et les arbres mouvants moururent. Leurs enfants prospérèrent après eux, grandissant jusqu’à dépasser la grandeur de leurs aînés.

Parmi les créatures qui vinrent s’établirent dans le val ressuscité se trouvait une communauté d’êtres du dessous, ceux que les gens du bois nomment « petit peuple ». Pour ces consciences évoluant sur le plan du microcosme, le temps agit différemment que chez les grandes gens qu’ils appellent « géants ». Un jour dans le monde des géants se vit en centaines d’années dans l’univers cellulaire. L’unique point commun réside dans les rêves que partagent les deux dimensions.

La communauté du petit peuple élut résidence parmi les racines d’un jeune orme. Elle y bâtit une cité splendide, entrelacs complexes d’architecture à la majestueuse simplicité. En son centre se dressait un temple gigantesque, édifié à la base même du tronc de l’orme protecteur. Le matin, ses tours blanches reflétaient les baisers de la Reine Lumière. Sa nef s’agençait autour d’un immense menhir sphérique taillé de main de géant dans le saphir pur. Le maire de la cité et grand pontife du temple y présidait à un culte bien particulier, dédié à une déesse sans nom dont la sphère sacrée renfermait, selon les dires des anciens, la mémoire de tous les mondes. Durant les cérémonies et les fêtes, le haut prêtre touchait la surface saphir qui se mettait dès lors à briller en inondant la cité toute entière d’une vive aurore bleutée. Des souvenirs habitaient la pierre, fantômes indigo et turquoise, témoins du passé révolu d’un monde inaccessible.

Quand les grandes gens du bois craignaient la sorcière qui vivait parmi eux, le petit peuple, sans la connaître, la vénéraient, et plus encore, l’aimaient, d’un amour ardent mais dépourvu de fanatisme. Ses souvenirs les guidaient en temps de doute et les accompagnaient dans les moments de félicité.

Oui, juré, un tel endroit existe.

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