Chapitre 15

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Eleonora

Oh, Anna…

Je reste figée devant ce petit test, comme si le simple fait de le regarder allait faire disparaître la possibilité qu’il dise vrai. Mais c’est bien là, posé en évidence sur la table basse. Un trait. Non. Deux.

Je m’assois lentement près d’elle, en silence.

Elle ne me regarde pas tout de suite. Son regard est flou, perdu quelque part entre l’écran de la télévision et le vide.

- Depuis combien de temps tu le sais ? demandai-je doucement.

Elle cligne des yeux. Puis baisse enfin les épaules.

- J’ai des doutes depuis une semaine. Je pensais que c’était un retard normal. Ou du stress. Mais j’ai su.

Elle esquisse un sourire nerveux.

- J’ai su, et j’ai nié, pendant une semaine. Et puis j’ai fait le test. Et ensuite… j’ai paniqué.

Elle regarde le bol de glace dans ses mains comme si c’était la seule chose qui l’empêchait de se désintégrer.

Je me penche vers elle, attrape doucement ses doigts froids, tremblants.

- Anna, tu n’es pas seule.

Elle secoue la tête.

- Je sais pas quoi faire, Eleonora. J’ai l’impression que tout est en train de m’échapper. Le mariage de la princesse… la robe que je dois confectionner en un temps record… tout le monde a déjà tant investi dans ce jour. Est-ce que ce bébé serait assez fort pour supporter la pression ?

Elle se penche contre moi, sa tête posée sur mon épaule comme lorsqu’on était adolescentes, quand elle venait dormir chez moi parce qu’un garçon lui avait brisé le cœur.

- Henrik est au courant ? chuchoté-je.

Elle souffle et hoche la tête en versant de nouvelles larmes.

- Je lui ai dit ce soir lors de notre diner.

- Je suppose qu’il n’a pas très bien réagi ?

- Exactement, il est pas prêt à être père. Il a été très dur. Il m’a demandé si j’étais sûr que ce soit lui le père.

Mes yeux s’écarquillent. Henrik, l’homme attentionné qui apportait des fleurs à ma meilleure amie a chacun de leur rendez-vous, ce même homme a osé remettre en cause la fidélité de celle que je nomme ma sœur.

-L’enfoiré… Murmure-je.

Je serre Anna dans mes bras. Je lui propose de nous faire des pancakes. Je sais qu’elle en raffole et que nous en faisons à chaque fois qu’une de nous a un coup de mou. Je dois déjà me défaire de ma robe de bal.

Je me dirige vers ma chambre et me tiens un instant dans l’embrasure de la pièce, regardant autour de moi comme si je rentrais dans une autre vie. Celle d’avant. Celle sans lustres, sans couronnes, sans regards soutenus dans une salle de bal.

Ma robe glisse sur ma peau alors que je la détache. Le bruit du tissu qui frôle mes jambes est presque trop fort dans le silence de l’appartement. Je la plie avec soin sur le bord du lit, comme si la traiter avec douceur allait prolonger un peu la magie.

Je ferme quelques secondes les paupières.

Et je le revois.

Nicolaï, dans son uniforme, les boutons dorés parfaitement alignés. Son regard bleu, posé sur moi comme si j’étais la seule personne dans cette salle pourtant remplie de monde. Sa main dans la mienne. La chaleur tranquille de sa présence.

Et cette danse.

Cette fichue danse, qui me hante déjà.

Je n’ai jamais aimé danser. Mais avec lui… c’était autre chose. Comme si mon corps se souvenait de mouvements que je n’avais jamais appris. Comme si c’était naturel, de tourner avec lui. De me laisser guider.

Et ce qu’il a dit. “Je crois que c’est la première fois que j’ai envie que la musique ne s’arrête jamais.”

Je sens ma gorge se nouer. Parce que moi aussi, j’aurais voulu rester là, suspendue dans ce moment hors du temps. Mais le monde réel m’a rattrapée. Anna. Sa panique. Sa vérité.

Et pourtant, il n’a pas hésité une seconde. Il a pris ma main. Il m’a suivie.

Je doute. Pas de lui. De ce que je représente dans son monde à lui. Je suis Eleonora Nilsson. Pas une duchesse. Pas une comtesse. Pas une princesse. Juste une fille qui organise des mariages et qui ne croit pas en l’amour.

Et pourtant…

Je repense à sa main sur ma joue. À sa voix basse. À sa façon de me regarder comme si j’étais une énigme qu’il voulait prendre le temps de déchiffrer.

J’aurais voulu rester un peu plus longtemps dans cette parenthèse irréelle. Mais Anna est là, dans le réel, et c’est elle qui a besoin de moi ce soir.

Je m’habille de mon pyjama et laisse mon téléphone sur ma table de nuit.

Lorsque je reviens dans le salon, Anna a déjà sortie tout le nécessaire pour réaliser la pate à pancakes.

Elle s’installe sur l’un des tabourets en face de moi et regarde attentivement – son esprit dans ses pensées – chaque geste que j’effectue.

- Veux-tu le garder ? Demande-je.

Elle relève sa tête et plante son regard dans le mien.

- Je crois… je crois que oui.

- Alors, on le garde.

- On ?

- Bien sur Anna, tu es ma meilleure amie, ma sœur. Je ne te laisserais pas tomber. Je t’accompagnerais dans chaque étape de la vie de ce bébé et je serais la meilleure tata au monde.

Ses yeux se remplissent à nouveau de larmes mais une seule roule le long de sa joue. Son sourire me fait face quant à lui et je suis contente de le voir de sortie.

- C’est vrai ? Demande-t-elle comme si elle avait besoin de cette confirmation pour y croire.

- Anna, tu m’as suivie dans mon idée d’entreprise de robe et planification de mariage. Nous sommes liées jusqu’à notre mort alors oui ce bébé sera épaulé par une mère aimante et courageuse et une tata qui lui apprendra tout ce qu’elle doit connaitre sur le monde.

Elle se lève de son siège pour venir me serrer dans ses bras. Je lui rends son étreinte et termine la préparation de nos pancakes.

~

Une semaine.

Une semaine depuis le bal.

Une semaine depuis l’annonce de grossesse d’Anna.

Nous avons passé cette nuit-là à parler de tout et de rien. Depuis, je fais tout pour lui changer les idées, chaque jour, pour l’empêcher de trop penser à sa séparation avec Henrik.

Le bal est revenu plusieurs fois dans nos conversations. Chaque fois, je détourne habilement la discussion.

Elle a assez à gérer avec sa propre vie pour ne pas s’embarrasser du chaos de la mienne.

Et puis, il y a lui.

Nicolaï.

Je n’ai pas répondu à son dernier message.

Trois mots. Simples. Presque anodins : “Tu es bien rentrée ?”

Et moi, je l’ai lu. Trois fois. J’ai failli répondre. Trois fois. Et je ne l’ai pas fait.

Pas parce que je ne le voulais pas.

Mais parce que je ne sais pas ce que je veux.

Est-ce que c’était une parenthèse ? Une bulle ? Un instant volé à une vie qui ne m’appartient pas ?

Ou est-ce que c’est le début de quelque chose que je n’ai pas le courage d’imaginer ?

Je suis assise dans la cuisine, une tasse de thé refroidie entre les mains, quand l’écran de mon téléphone s’allume.

Un nouveau message.

Nicolaï – 20 : 42

Je sais que vous avez beaucoup à gérer.

Mais j’aimerais vous revoir.

Pas pour parler du bal. Juste… vous voir.

Je reste là, les yeux rivés sur ces mots.

Il ne parle pas de royauté. Pas de convenances. Pas de ce que je suis censée être.

Il parle de moi. De nous. De quelque chose de simple, de réel.

Et ça me fait plus peur que tout le reste.

Je repose le téléphone sans répondre.

Anna entre dans la pièce, les cheveux attachés à la va-vite, un pot de yaourt à la main.

- Tu fais une drôle de tête. Il s’est passé quoi ?

Je secoue la tête, esquisse un sourire.

- Rien. Juste… des pensées trop bruyantes.

Elle s’installe en face de moi, me regarde en silence quelques secondes.

- C’est lui, hein ? Le Prince.

Je la fixe, surprise.

Elle hausse les épaules.

- Tu détournes le sujet dès que je le mentionne. Et ton regard devient flou quand tu regardes ton téléphone. Je te connais, Eleonora.

Je ne réponds pas. Pas tout de suite.

Puis je murmure, presque à contre-cœur :

- Il veut me revoir.

Elle pose son pot de yaourt.

- Et toi ? Tu veux le revoir ?

Je baisse les yeux vers ma tasse. Le thé est froid. Comme moi, peut-être.

Mais… est-ce que je veux le revoir ?

Je souffle, puis je lâche enfin, sans chercher à faire jolie :

- J’en sais foutrement rien.

D’un côté, j’en ai envie.

Mais mes convictions me rattrapent très vite.

Anna ne répond pas tout de suite. Elle me regarde comme on regarde quelqu’un qu’on aime et qu’on sait un peu paumée.

- Tu veux fuir avant d’y croire… ou tu veux y croire avant de fuir ?

Je souris malgré moi. C’est bien elle, ça. Toujours à mettre le doigt là où ça pique.

- Je veux juste que tu sois heureuse. Pas que tu passes à côté de quelque chose, parce que tu te convaincs que tu ne mérites pas l’amour. Ajoute Anna.

Je détourne les yeux. Ce genre de phrases, elles ont toujours l’air simples. Mais elles tombent comme des pierres dans l’eau. Et la vérité, c’est qu’elle a raison.

Je freine dès que ça devient un peu trop sérieux. Dès qu’un homme s’approche trop près. Je ne veux pas qu’on me parle d’amour et je ne veux pas me permettre d’aimer. Tout le monde autour de moi semble maudit en amour. Alors pourquoi j’y échapperais ?

Je ne veux pas souffrir.

Je refuse qu’on brise les fissures plus ou moins stables de mon cœur.

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