Partie 2 : Embrasement

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   Nous ne ménagions pas nos efforts pour rejoindre au plus vite les lieux du sinistre. Malgré la dense végétation, le rythme de course ne faiblissait pas. Puis tout à coup, au plein cœur de la poursuite, le groupe s'arrêta. L’épaisse couverture forestière qui marquait une limite nette laissait place à une plaine herbacée suffisamment étendue pour apercevoir l’horizon, ce que réalisèrent mes camarades. Je sortis à mon tour de l’opacité végétale et les rejoignis. Ils s’octroyaient une halte dans ce champ de hautes herbes qui m’arrivaient presque à hauteur d’épaule. Elles étaient sèches, mais robustes, et vêtue d’une belle couleur ocre. Mais ce qui justifiait cette pause imprévue fut le panorama démoniaque qui se dévoilait par delà la forêt.

Le spectacle nous avait pétrifiés un instant. Un instant de prise de conscience. Un instant pour imaginer l’adversaire qui nous ferait face. Nous n’étions pas encore à proximité du dévoreur de forêt et pourtant l’odeur âcre de carbonisation et les prémisses de l’infernale chaleur se faisaient sentir. Des vents chauds brûlants venaient attendrir la succulente plaine dorée où nous nous étions arrêtés. Et cet horizon qui surnageait de la forêt était méconnaissable. Nous étions en pleine journée et pourtant la densité atmosphérique, plombée par l’essence cendrée, absorbait toute luminosité attendue. On se serait cru à l’aube du crépuscule. Un crépuscule anormal, terni d’une matité dévorante, elle-même contrastée par une ombre rougeoyante. Voilà ce qui peignait notre habituel ciel naïf.

De flammes voraces et rugissantes naissait ainsi un nuage d’un noir impénétrable en pleine expansion. Ce volume de gaz meurtrier ingurgitait l'espace aérien et donnait une dimension gargantuesque de notre ennemi. Les ténèbres s’abattaient sur notre forêt. La gueule crépitante et dévastatrice de cette fournaise opportuniste était sur le point d’engloutir toute forme de vie et nous étions ses proies. Son ronflement bourdonnant et lointain conquit notre portée et me fit frissonner. Mes orbites quant à eux s’étaient écarquillées pour laisser danser dans le reflet de ma cornée les impétueuses flammes insatiables et grandissantes. Je me sentis si petit que mes convictions préalables furent annihilées.

  • Camarade, dit notre meneur de groupe Caléo en guise d’introduction. À nous de jouer. En avant.

La course poursuite reprit et à nouveau pas un ne ralentit face à cette monstruosité dévoilée. Je devais moi aussi me montrer digne de mon rang et de mon destin. Je devais participer à l’extinction de ce monstre.

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Arrivé à proximité du brasier, notre meneur de groupe s’enquit de la situation auprès de nos semblables sensoriels. La disposition géographique, la végétation locale et l’orientation des courants aériens poussaient bien notre adversaire vers le sud. Une extension avait aussi lieu au nord-ouest, mais d’autres de nos camarades l'avaient déjà pris pour cible. Nous nous dirigeâmes donc vers le sens de propagation de l’ennemi.

Au front, la température était à un tout autre niveau. Je perdis mes repères habituels. Mes yeux piquaient, mon odorat était submergé par l’essence nocive, et le bruit de fond ronflant émanant des flammes assourdissait mes tympans. Quant à mon corps, il ruisselait d’une sueur épaisse immédiatement couverte de cendres aériennes. Je n’avais pas le temps de m'attarder sur mes ressentis. La confrontation devait être immédiate.

Des directives avaient été données. Les Oraï de type élémentaire concentrèrent leur force pour invoquer l’élément hydrique ou terrestre et repousser l’ennemi. Des geysers d’eau naquirent, des mottes de terre s’érigèrent. Les Oraï de type sensoriel tentaient de prédire la progression de notre ennemi et guidèrent leurs homologues du renforcement. Ces derniers créèrent des barrières naturelles de roches à l’aide des éléments locaux ou bien abattirent des arbres tout autour du front de bataille pour ralentir l’extension des flammes.

Titania entre autres, s'attella à cette tâche, et sa puissante force fut un atout non négligeable. Sa majestueuse natte brune virevoltait dans ce flot de flammes infernal. Sa tunique près du corps était faite pour ne pas la ralentir. Des lanières de cuirs et de tissus sombres couvraient son buste, mais ses épaules étaient libres. Ses jambes étaient couvertes d’un pantalon serré et court s'arrêtant à mi-cuisse, alors qu’un tissu épais pourpre faisant guise de ceinture se prolongeait en arrière pour la couvrir jusqu’aux genoux. En outre, des anneaux dorés cerclaient ses chevilles et ses biceps découverts. Sa détermination et sa pugnacité faisaient ressortir cette beauté naturelle dont elle n’était pas consciente.

Je l’admirais. Quant à moi, dans tout ce tumulte, j’utilisai les prémices de mes capacités physiques pour déplacer des rochers d’envergure modérée ou bien pour participer à la réalisation de tranchées. Si mon corps avait été chamboulé par la chaleur, il s’adapta vite et je fus en mesure de m’approcher de l’opposant plus que je ne l’aurai cru. Tout le monde était empreint d’un courage sans réserve. Je devais les imiter.

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  Le combat durait et la dévastation progressait tragiquement. Peu récompensés par nos efforts, nous cédions petit à petit du terrain, mais notre acharnement ne faiblissait pas. Nos corps continuaient de s’animer d’une volonté de fer et si nos actions ne semblaient pas avoir d’effets, ils impactaient au maximum l’avancée du brasier.

Pourtant l’air se raréfiait, et la fatigue s’accumulait. Redoublant d’efforts, mon énergie déclinait. Je ne ralentis pas la cadence pour autant, prenant exemple sur mes aînés. Mais mon souffle s'accélérait, quand mes muscles se tendaient ou que mon acuité s’amenuisait. Titania m’avait suggéré un temps de repos en retrait, mais je ne pouvais pas, je ne voulais pas montrer ma faiblesse. Je continuais. Nous continuions ce combat perdu d’avance. Nous n’étions pas capables d’éteindre un feu de forêt de cette envergure dans ces conditions. Je m’en rendais compte désormais. Nous ne pouvions qu’au mieux le ralentir. Je songeais à ma sœur et je sussurai : « Fais attention à toi Lune. »

Tout à coup, alors que la situation persévérait dans sa médiocrité, une énergie folle atterit lourdement non loin de ma position. Je ne fus pas le seul surpris de cette entrée en scène, et la vision obscurcie, je ne reconnus pas la masse qui venait de se réceptionner avec fracas. Je n’avais pas la prétention de posséder des capacités telles que mes frères de type sensoriel, mais je percevais un peu mieux les essences qui pouvaient m’entourer, et je conclus qu’une telle concentration d’énergie était plutôt hors du commun si moi-même j’étais capable de la percevoir.

Puis la poussière formée par l'atterrissage s’estompa et dévoila l’identité de cet être imposant. C’était Intercrus, le grand, qui genoux et bras à peine fléchis par sa réception, tenait son bâton irrémédiablement dans la main gauche. Il nous devança tous et vint se positionner en première ligne pour lancer sa riposte. Il gonfla son thorax, épaules en arrière et rachis en extension. Son corps semblait s’être dilaté tant ses abdominaux étaient saillants et ses pectoraux bombés. Puis il se contracta d’un seul mouvement pour relâcher toute cette tension insufflée. De sa bouche pincée surgit ainsi une violente bourrasque d’un vaste rayon d’action et d’une pression sans pareille qui balaya avec profondeur les flammes de notre périmètre. Le feu avait reculé pour la première fois d’une distance notable. Pendant un instant, son intervention avait abasourdi notre petit groupe. Il nous encouragea avant de faire un bond au-delà de la mesure et de disparaître dans la végétation encore feuillue pour aider le reste du front. L’ardeur nous envahit de plus belle et la bataille se poursuivit. Je venais de découvrir l’élément affin de notre grand-père, et d’assister à une démonstration de force sans pareille.

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  Jour ou nuit ? Nuit ou jour ? Je ne savais plus. Adossé contre un arbre à distance du combat, je toussais. La chaleur et la fumée me brûlaient autant la gorge que les yeux. Mon crâne était algique, et mes muscles étaient pris de crampes. Tandis que j’avais consommé l’intégralité de mon lumen, le combat s’éternisait. Je devais donc respecter un temps de repos ou un malaise se serait chargé de le faire. J’étais encore loin du niveau auquel j’aspirais. Moi qui étais voué à un destin sortant de l’ordinaire, voilà que j’étais restreint à me reposer. Titania, elle, n’avait pas faibli. Son lumen semblait inépuisable.

La fournaise continuait de brondir et s’empiffrait petit à petit de notre habitat. Assis contre un arbre sauf, j’étais dépité, dégouté, exténué. Puis tout à coup, une présence se fit sentir sur mon thorax. Je réalisai que j’avais toujours ma pierre d’âme autour du cou. Je l'attrapai et la sortis de ma chemise. Elle était chaude et luisante. À la différence du brasier à qui je tournais le dos, elle dégageait une tiédeur protectrice. Je me rappelais alors les paroles de Père, et je pris une posture spirituelle. J’étais épuisé, mais je devais me concentrer autant que possible. Après un court instant, cet artefact ancestral me délivra sans difficulté une partie de l’énergie contenue. Cette force emmagasinée, c'était la mienne, celle qui pouvait me submerger, celle qui m’avait fait vaciller lors des mes débuts. Ainsi, en ce moment désastreux, je réclamai mon dû et mon corps fut envahi par ma propre lumière intérieure.

  • Brasier, me revoilà.

De retour face à l’horreur, la situation n’avait pas changé. La destruction gagnait du terrain. À force de persévération, nous avions pu stabiliser la progression sur la portion sud-ouest, mais c’était une maigre réussite comparée à l’étendue d’action de notre ennemi. Je poursuivis mon travail de petit astéroïde, en confectionnant des tranchées ou en érigeant des barrières naturelles de roche. Je continuais.

  • Tu as repris du poil de la bête, s’exclama Titania en me croisant.

D’un geste dirigé vers mon thorax, je lui soulignais l’origine de ce second souffle. Elle comprit.

  • Je vois.

Elle souffla avant de poursuivre : « Prélève cette énergie avec parcimonie, elle marqua un temps, sinon ton corps exténué ne pourra l'assumer. »

Elle m'avait fait cette recommandation tout en entamant le tronc d’un arbre en proie aux flammes à l’aide de plusieurs coups du plat ou du tranchant de la main. Après avoir repris ses distances pour prendre de l’élan, elle finit de l’abattre grâce à un violent coup de pied circulaire qui sectionna la base résiduelle du tronc. Avec l’aide de nos camarades, elle finit par déplacer directement cet être d’écorce au contact de la fournaise, évitant ainsi qu’il ne diffuse ses flammes voraces à ses congénères en retrait. Enfin elle recula à bonne portée de l’ardent adversaire. Elle respira bruyamment et avec amplitude.

La désillusion s’évapora. Titania s’était courbée et s’appuyait sur ses genoux. C’était la première fois que je la voyais dans cet état. Ses muscles étaient dessinés comme jamais, contractés par ces efforts prolongés. Ses épaules s’étaient striées, ses biceps et ses triceps étaient congestionnés prêts à exploser et les tendons de ses mollets et de ses coudes se dessinaient telles des cordes tendues. À l’image de son corps déshydraté, son crâne rasé dégoulinait de sueurs. Quelques gouttes perlaient de ses sourcils épais alors que sa respiration reprenait petit à petit une profondeur ralentie. Elle s’essuya d’un geste du poignet. Elle s’épuisait. Elle respira ainsi une poignée de secondes avant de retourner à la tâche.

Je regardai alors la scène tout autour de moi. L’ensemble de mes camarades montrait des signes d'épuisement, et il y avait même des blessés. Je m’étais persuadé du contraire, mais mes aînés pouvaient faiblir eux aussi, et ils ne s'arrêtaient pas pour autant. Je songeai à nouveau à Lune. Puis je retournai à l'œuvre, motivé par l’envie de soulager mes semblables, je dépasserais mes limites et je puiserais dans mes derniers retranchements.

Ainsi, je continuai de faire ce qui était en mon pouvoir. Mais le temps semblait narquois. Il restait figé dans sa gravité. Il n’y avait rien que nous puissions faire pour atteindre le monstre goulu et les conséquences de ses actes nous assommaient de leur fatalité. Et alors que j’avais consommé la totalité de mon énergie spirituelle à nouveau, la chaleur redoubla d’intensité. Les flammes sautèrent d’arbre en arbre poussées par le vent malin, les gaz toxiques se densifièrent et les cendres nous aveuglèrent. Et malgré tout, je m’entêtai. L’embrasement perdurait quand mes alliés souffraient et alors que la végétation se consumait. Des questions sans réponse me venaient à l’esprit. Pourquoi ne suis-je pas à la hauteur ? Pourquoi Père n’était-il pas à nos côtés ? Impuissant et faible que j’étais, je décidai de prélever à nouveau dans ma pierre d’âme sans restriction.

Tous, nous continuions tous de dépasser nos limites. Et ce fut dans le tumulte et l’angoisse viscérale de cet affrontement que je dépassai un point de non-retour. Une vague d’énergie intense provenant de mon pendentif m’envahit. Elle me transcenda d’abord, et pendant un bref moment je fis des choses que je n’aurai jamais imaginées. J’avais pénétré la barrière de flammes et je me débattais sans tenir compte du danger. Ce fut à ce moment précis que je basculai dans un état plus confus que conscient. Le vrombissement constant s’était mué en un son caverneux lointain. Mon épiderme ne ressentait plus rien, ni chaleur, ni douleur. Une nouvelle fois, mon esprit était sonné, étourdi et aveuglé. Mes yeux ne virent donc pas l'arbre, victime de l’incendie, s'écrouler sur moi, quant, en une fraction de seconde, une poignée puissante m'agrippa par la chemise, me tracta et me projeta en arrière. Je compris que j’avais évité de justesse une lourde masse résineuse. Une autre personne me rattrapa à la retombée et m’allonga au sol tout en maintenant mon buste et ma tête relevés. Elle activa ma pierre d’âme. Mon excédent d’énergie y fut aspiré et l’essence ardente que j’avais absorbée malgré moi fut relâchée.

Lorsqu’on me relâcha, mon corps s’effondra sur lui-même pour se retrouver couché sur le flanc face à la scène chaotique. Mes sens reprirent peu à peu une certaine acuité et j’entendis des voix s'exclamer. Plusieurs Oraï s’activaient pour repousser le brasier à l’endroit où je m'étais trouvé plus tôt. Leurs efforts furent vains, le dévoreur de forêt était féru et têtu. Il ne laisserait pas échapper sa victime. Au sein de la danse incandescente de flammes impénétrables, j’entrevis un être écrasé par l’arbre flamboyant qui avait chu. Ma poitrine sursauta, ma vision s’affina et je reconnus cette personne. C’était Amento. Le feu l’avait englouti à jamais, et au milieu des cris de déni alors que mon corps désarticulé ne pouvait bouger la moindre extrémité, mon cœur brûlait.

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