À cet instant, alors que l’inattendu se produisit, nous nous concertâmes d’un regard. Nos corps étaient amochés et nos tenues écharpées, et malgré l’absence d’échange verbal la décision fut pourtant évidente et unanime.

Nous avions combattu comme jamais. Mon frère avait laissé ressurgir l’étendue de son lumen et de sa noirceur. Des tremblements spirituels le parcouraient et le maintien de son évanescence était précaire. Ses pupilles s’étaient assombries et je présumais que son esprit n’était plus d’une très grande clairvoyance. Il fut pourtant tout aussi convaincu que moi que notre combat n’était pas terminé.

J’entendis une voix grinçante à l’opposé de la course que nous empruntions. Je n’en fis cas. Nos réponses se trouvaient devant nous. Nous courrions à la poursuite des Atlants.

D’innombrables êtres sans âme étaient couchés sur la terre de combat que nous parcourions. Je reconnus le visage de mon partenaire Ross. Il pouvait être fier. Il avait combattu avec courage et il rejoindrait sans regret son petit-frère. Le sentiment qui me traversa n’était pas nouveau et mêlait tristesse et résolution. Nous devions trouver des réponses à toute cette immondice. Alors je ne ralentis pas et le souvenir de Ross rejoindrait celui de tant de mes proches perdus par le passé.

Parmi les corps, seules quatre créatures aquatiques sur leur trentaine en faisaient partie. Les quelques-unes qui avaient été grièvement blessées avaient été épaulées par leurs sœurs pour s’évader de l’affrontement. Nous espérions qu’elles fussent ralenties, car c'étaient nos cibles.

Le champ de bataille était derrière nous et nous traversions à nouveau la dense végétation avec célérité pour avoir une chance de rattraper nos précédents adversaires. J’avais quelques difficultés à suivre la cadence de mon frère dont le regard écarquillé semblait obnubilé par cet objectif. Je doutais qu’il fût attentif à toute remarque de ma part. Je sentais bien qu’il était à demi-maître de lui-même. Sa volonté inflexible de vengeance aveuglait son discernement et rendait son évanescence caduque de contrôle. Son énergie se diffusait sans mesure dans l’environnement et il absorbait une quantité d’essence naturelle indécente. Mais je supposais que c’était nécessaire. Son lumen sombre et agité le dévorait. Je craignais un point de non-retour et malgré tout je ne pouvais pas l’empêcher de poursuivre sa course. Il me restait une dernière carte à jouer si la situation se dégradait, mais le moment était mal choisi.

• Mars, m’entends-tu ?

Sa vigilance ne fit grande attention à mon appel. Il était inarrêtable et bientôt nous aperçûmes ce pour quoi nous courrions et voltigions avec tant de hâte. Deux Atlants isolés. L’un soutenant son homologue qui avait dû recevoir un tir foudroyant de canon à en juger par son état.

Tout se passa très vite. Heureusement pour nous, nos deux adversaires étaient coupés du reste de leur groupe. Mars bondit sans hésitation avec l'aide de sa fureur légendaire. L’Atlant valide laissa choir son confrère pour réceptionner l’attaque. Il bloqua le poing de mon frère avec son avant-bras et le choc résonna.

Ils débutèrent un combat sans ménagement dans cet espace parsemé d’obstacles résineux qui subirent les ébats de leur affrontement. Mars engageait toujours plus son lumen, et chose rare il le couplait à la force de son élément affin qui virevoltait d’étincelle. Mais je voyais bien qu’il ne maîtrisait plus ni l’un ni l’autre. Son corps tout entier semblait s’embraser et son lumen se consumait à vitesse stellaire. Certains Oraï doués d’un bon contrôle spirituel pouvaient se permettre de se battre de la sorte en combinant leur essence élémentaire à leurs enchaînements martiaux. Ils étaient la plupart du temps de type élémentaire et pour quelques-uns de type sensoriel. En l'occurrence, pour pouvoir le maîtriser, Mars usait habituellement de son élément affin de manière isolée et en dehors de tout mouvement superflu.

Je présageais de la suite et je devais me mêler de l'issue de cette confrontation. Je m’immisçai dans l’altercation, et mon frère et moi-même perpétuâmes notre duo combatif qui avait bien fonctionné jusqu’à présent, à la différence que cette fois-ci il n’avait plus aucune considération à mon égard. Je dus éviter autant ses attaques que celles de notre ennemi tout en essayant d’atteindre sa cuirasse d’écailles. Mais notre adversaire était vigoureux. Il nous confrontait tous les deux sans que nous puissions l’atteindre. C’était bien un Atlant de rang supérieur. Son énergie spirituelle ne mentait pas et nous n’étions plus en état de rivaliser.

Il ne fallut pas plus d’attente, pour que mes craintes se réalisent. Mon frère chancela l'espace d’un instant, ce qui était suffisant à un adversaire tel que celui-ci pour lui ôter la vie sans hésitation.

Un tremblement résonna dans ma poitrine. Mars était sur le point de se faire tuer. J’avais tout vu, tout perçu et tout anticipé. Il allait tituber et relâcher son renforcement alors que l’Atlant allait lui asséner un coup meurtrier sans un investissement spirituel adéquat.

Des souvenirs remontèrent dans mon esprit. Des souvenirs de notre enfance. Des souvenirs heureux. Comme lorsqu’une fin tragique est sur le point de survenir. Comme un rappel de notre inconscient qui refuse un tel dénouement.

Ce fut à ce moment qu’un état de transe me prit. Mes tympans devinrent réfractaires à toute source sonore, ma vue s’occulta d’une noirceur impénétrable, ma peau insensible se teinta d’une matité sombre et mon goût et mon odorat devinrent stériles. Je ne percevais plus que les essences d’énergie qui m’entouraient dans un noir infini d’anesthésie. Cet étrange état déconnecté de la réalité était une première et à l’encontre de ma volonté. Je réagis pourtant en une fraction de temps en me guidant grâce aux fluides qui m’entouraient. D’une vive impulsion, je me glissai au travers de l’attaque mortelle de notre adversaire et me trouvai sur son flanc droit. Et de mes doigts contractés tel le plat d’une lame, je vins lui sectionner dans une volte face rotative les tendons de l’épaule et de la cheville du même côté avant qu’il ne touche Mars. Son bras en question, qui perdit une partie de son tonus, se relâcha et frappa lourdement l’espace vide qui les séparait quand au même moment il concéda un genou à terre. Ma pupille n’avait rien vu de ce qu’il s’était passé, mais j’avais tout perçu. Malgré moi, la mission était une réussite, Mars était sauvé. Et au milieu de ce trio rapproché je retrouvai d’un coup tous mes sens qui s’étaient évaporés dans cet infime laps de temps aussi inconscient qu’éphémère. J’étais redevenu moi-même, mais mon corps avait atteint ses limites. Je tombais sur le postérieur aux côtés des deux gladiateurs acharnés.

Le malaise de mon frère ne s’attarda pas plus longtemps. Il reprit sa folie frénétique et il conclut mon offensive avec une rage incontrôlée qui provenait aussi loin de ses entrailles que son hurlement fut sidérant. Il infusa tant d’énergie dans les coups qu’il porta que je ne savais pas si c’était les os de ses poings ou ceux de l’Atlant qui émirent des fêlures auditives. Un dans la face de la créature amoindrie et un dans son abdomen avant qu’il n’additionne un coup de genou latéral sur la tempe de celle-ci. Elle chut à courte portée et se rattrapa tout juste de son seul bras valide avant que Mars ne vienne lui écraser le crâne face contre terre de ses deux poings entremêlés. Le choc me fit trembler, aussi bien par la secousse que par le frisson qui me prit face à sa sauvagerie.

Nous étions à bout. Autant lui que moi. Mais pas de la même manière. L’Atlant, lui, n’avait pas survécu à la dernière attaque.

Mars se tenait sur le thorax de sa victime inanimée. Son regard était saccadé et sa respiration irrégulière. Il hyperventilait. Je me demandais s’il réalisait vraiment ce qui venait de se passer, mais je savais ce qu’il me restait à faire si je voulais éteindre sa démence.

Je me levai avec précaution et m’approchai avec lenteur de sa position jusqu’à ce qu’il tourne son flaire vers moi. Son aura était sinistre, son attitude féroce et son regard exorbité était aliéné et empli de colère. J’étais convaincu que sa belligérance allait m'épargner, mais devant son animosité je ne pus retenir une nouvelle secousse et je stoppai mon avancée.

Il me toisait. Je le sondais. Il semblait vouloir communiquer, mais en dehors de contractions pharyngées il ne put émettre aucun son et me fit une forme de non succincte du museau. Nous restâmes immobiles, distants de quelques pas l’un de l’autre. Lui, dans une agitation désordonnée et invariable, dominant la carcasse sans vie de sa prise. Moi, dans une position figée de mouvement.

Je devais user de mon arme secrète. Je me mis donc à chantonner un air qui nous était familier à tous les deux. Dès les premières notes, les yeux de Mars roulèrent pour se poser avec indifférence sur le sol labouré. Une esquisse de relâchement s’afficha sur son faciès et sa posture alors que je repris mon avancée et poursuivis mon fredonnement. Je grimpai sur le large buste de notre ennemi et me trouvai aux côtés de mon jumeau. Les effluves de son lumen me déstabilisèrent. La tension était plus intense que je ne l’imaginais. Il ne fallait pas tarder, tant pour lui que pour moi. Je me collai contre son dos dénudé ensanglanté et l’enlaçai. À son contact, je compris ce que Mars endurait. Il suffoquait.

Dans cette atmosphère des enfers, régi par le lumen infernal de mon frère, je dus lutter. Malgré mon état, j’absorbai une partie de cette folle énergie étouffante, et couplée à mon murmure, je sentis l’effet sur son corps qui se détendit d’un cran à nouveau. Ce fut à ce moment que, de mes bras enroulés autour de son torse, j’heurtai de l’index la pierre d’âme encore pendue à son cou. Celle-ci emmagasina son excédent avant d’équilibrer son évanescence. Son corps accusa l’intensité de ce qu'il venait de subir et Mars respira amplement, comme essoufflé par un effort trop intense. Sa lumière intérieure était plus noire que jamais, mais elle venait d’être absorbée. Quant à moi, ma pupille se referma et je m’évanouis.

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La situation était inédite. Sauf en ce qui me concernait. J’étais une nouvelle fois chancelant, ma mémoire me faisait défaut, et des images intermittentes de ce qui venait de se dérouler pulsaient dans mon esprit. Ma tête était lourde et bourdonnante. Mon corps tremblotait et l’intégralité de mes muscles était courbaturée de crampes oppressantes. Je secouai ma gueule crispée pour tenter d’éparpiller le brouillard qui occultait tant mes pensées que ma vue. Et puis je réalisai la scène dont j’étais l’acteur. Perché sur le cadavre d’un Atlant, la tête entre les mains, je vis le corps de Lune, inconsciente, couchée aux côtés de la créature. Un battement douloureux se contracta dans ma poitrine et mon crâne écervelé. Et bientôt j’eus l’impression que mon corps ne m’appartenait plus, mais je n’ en avais que faire quand un doute aussi viscéral qu’effrayant accaparé mon attention.

Je m'accroupis avec douleur aux côtés de ma jumelle. Je relevai sa tête et son buste. Elle était vivante, mais en proie à de la fièvre. Je me rappelais tant bien que mal les évènements et le combat que nous avions mené jusqu’ici. Mais des bribes de souvenirs me manquaient. Je savais que j’avais perdu le contrôle. Que je combattais à ses côtés. Sans savoir tout ce qu’il s’était produit, je culpabilisais sur l'origine de ses blessures.

Une nouvelle fois, je n’avais pas pu assumer le fardeau qui pesait sur mes épaules. Ce fardeau si lourd. Cette force qui m’habitait et qui me rongeait.

La vision d’horreur sur le champ de bataille avait fait ressurgir de vieilles images que je m’étais efforcé d’oublier. Des images qui, je le savais, auraient fragilisé ma stabilité mentale et auraient aiguisé mes pulsions. Et puis la débâcle grandissante du combat avait annihilé tous mes efforts. Rien n'avait eu plus d’intérêt pour moi sur le moment que de laisser exploser ma rage et ma frustration. La frustration d’être faible, la frustration d’avoir tout perdu, la frustration de l'incompréhension. Ces Atlants devaient en payer le prix, quel qu'en fût le coût. Ou peut-être étais-je dans l’erreur, c’était eux qui avaient été sur le point de me faire payer le tribut de ma misérable existence et qui auraient pu me délivrer de mes chaînes mortelles.

À ce moment-là, mes humeurs avaient basculé. J’avais désamorcé ma pierre d’âme et je m’étais laissé envahir par mon lumen enragé. Sans pouvoir le maintenir convenablement. Je n’étais pas comme Lune. Et de mon évanescence médiocre, j’avais tenté de compenser et d’équilibrer cette énergie sombre qui m’avait envahi avec brutalité. Mais c’était à double tranchant. J’étais incompétent. Moi, Mars, fils de Neptune le fuyard. Cela s’était confirmé jour après jour et une nouvelle fois lors de nouveau combat. Incapable de me maîtriser. Incapable de protéger ma sœur.

Alors j’étais là, l’esprit empreint de brume, le corps endolori, soutenant ma sœur fébrile et inconsciente qui respirait avec difficulté. Son corps était bouillant et ruisselant de sueurs. Quelque chose semblait l'étouffer. C’est alors que je compris. Je reconnaissais les symptômes et l’aura morbide qui semblait la contraindre. J’arrachai ma pierre d’âme qui pendait sur mon torse et la déposai sur son sternum.

Cette pierre, tout comme ses sœurs, était comme nulle autre. Ovale, luisante d’une lueur mouvante mêlant opacité et transparence, il s’agissait d'un héritage de nos ancêtres. Un cadeau des astres.

Mon corps était lourd et mon lumen bien affaibli, mais je devais être habile. Je plaquais ma main sur la pierre et le buste de ma sœur. Un bref temps de concentration me fut nécessaire. Puis l’artefact s’activa et purga Lune de son poison. Sa respiration redevint calme et son corps se ramollit.