Anne-Marie

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Il prit un tournant et passa devant les bornes en pierre chaînées entourant l’église. Il contourna la petite porte rouge sur le côté, les vitraux, les arcades, les contreforts et la lourde porte rouge de la façade. Au sortir de la petite place et presque en face de la bâtisse, il vit la silhouette familière d’Anne-Marie Gauduchot se tenant au bord du trottoir, la tête légèrement penchée dans le prolongement d’un corps courbé, comme la faucille de Perru, que l’on devinait gracile, regardant à droite puis à gauche, dorée par une lame de lumière qui longuement glissait et s’évanouissait sur elle. Sa silhouette et sa tenue étaient hors d’âge et d’un âge que personne ne s’aventurait plus à pronostiquer. Elle était habillée d’une ample jupe noire plissée comme on les portait dans la première moitié du 20e siècle. La longue jupe atteignait en les masquant à peine des petits sabots de bois. Elle portait un chemisier à manche, un peu ample, qui avait dû être blanc, mais très propre. Avec le temps, il s’était métissé d’une douce couleur crème. Le col montant se terminait en dentelle brodée. Ses cheveux blancs argentés tirés en chignon un peu sévère sur l’arrière de sa petite tête fragile et toujours baissée. Son visage évoquait la porcelaine ancienne, légèrement ridée et d’une extrême finesse. Ses yeux noirs, qui avaient dû être mobiles et vifs, s’étaient amenuisés avec le temps et ils semblaient en permanence, désormais, scruter l’océan de ses souvenirs. Elle ne parlait jamais. Alors qu’il l’avait toujours connu, Julien ne connaissait pas le son de sa voix. Anne-Marie reconnaissait tout le monde, mais avait le bonjour sélectif et saluait uniquement des connaissances de très vieilles familles du bourg dont plus personnes ne se souvenait à quand remontait le début de la relation et à partir de qui. On s’en doutait, mais ce devait être très lointain et les familles élues perduraient ce souvenir en la saluant ; en échangeant quelques mots et en lui déposant quelques légumes ou fruits du jardin. Elle louait le sien maintenant, depuis qu’elle ne pouvait plus s’en occuper. Et le temps avait passé pour Anne-Marie qui se tenait sur le bord du trottoir immobile, à regarder le vide, puis les gens, puis à nouveau le vide comme à l’intérieur d’elle-même, puis pris par une soudaine occupation, trottinait l’air affairé, se retournant derrière elle vers sa petite maison à une pièce, toujours ouverte sur la rue, et dont les dalles de pierre toujours brillantes de la salle sombre, où on percevait des reflets boisés, faisaient partie, comme l’église, l’ancienne école ou la mairie, avec sa petite silhouette silencieuse regardant de l’intérieur, des images de la conscience commune, profonde et intime, et de la vie de tous les habitants. Sans la regarder, sans la saluer, Julien dépassa l’image familière et tranquille, perpétuelle et immortelle, un peu crainte et si éternelle pour lui et ses 17 ans et demi. Mais c’était une présence discrète et apaisante qu’il dépassa. En cette fin d’après-midi, les rues qui se désertaient, annonçaient un début de soirée précoce et habituel dans ce monde rural. Il remarqua dans les rares voitures que des têtes se tournaient à son passage. Il sentit confusément l’attention se porter sur lui et son vélo vert, puissant comme une belle voiture de course.

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