Chapitre 3.3 : Retour

7 minutes de lecture

Natali :

La voiture roulait lentement à travers Paris. La lumière du soir s’accrochait aux façades grises, accentuant encore le poids d’une ville que le temps semblait avoir abandonnée. Les rues étaient sales, mal entretenues, et chaque virage offrait un spectacle plus dégradé que le précédent. Trottoirs fissurés, façades taguées, panneaux tordus. Une capitale en lambeaux, mais debout malgré tout.

Mais ce que je notais surtout, c'était la violence du contraste. Certains quartiers, ceux des affaires, des commerces de luxe, arboraient une propreté presque clinique. Façades neuves, éclairages soignés, pavés refaits. Les devantures de marques de luxe brillaient dans la lumière artificielle, et les rares passants semblaient tout droit sortis d’un catalogue. Ici, Paris se voulait encore capitale.

Puis, à quelques rues seulement, la déchéance reprenait. Immeubles lépreux, files de sans-abris, tags rageurs sur les murs écaillés. Comme si une fine membrane séparait deux réalités, l'une faite pour être montrée, l'autre pour être cachée. Ce n'était pas une fracture. C'était une dissimulation.

Nous passâmes devant plusieurs monuments, dont l’Arc de Triomphe, baigné par une lumière dorée. Les touristes s’y agglutinaient encore, insensibles à ce qui se tramait à quelques rues de là. Je ne pus m’empêcher de murmurer, plus pour moi-même que pour Jérémy :

"Un monument à la gloire des morts... alors que les vivants s'effondrent autour."

De l’autre côté des vitres teintées, les visages que je croisais n’étaient pas hostiles, juste… éteints. Les regards étaient lourds, absents, comme si chacun portait le monde sur ses épaules. Beaucoup marchaient en silence, sans hâte, les traits tirés, parfois accompagnés d’enfants sans expression. Des files d’attente devant des administrations, des guichets fermés, des vitrines cassées.

Je restais droite, en retrait dans mon rôle, mais chaque image me frappait. J’avais connu Paris autrement. Plus vive. Plus digne.

Jérémy, de son côté, gardait les yeux fermés. Il ne dormait pas, je le savais. Il écoutait. Il ressentait. Et je ne doutais pas que ce paysage, ce silence, et cette détresse nourrissaient quelque chose en lui.

Il avait signé un traité. Obtenu ce qu’il était venu chercher. Mais ce qu’il laissait derrière lui n’était pas une victoire. C’était un avertissement. Une leçon. Peut-être même une responsabilité.

Le véhicule prit enfin une voie plus dégagée. L’aéroport approchait. Encore quelques kilomètres.

Je posai brièvement les yeux sur lui. Il n’avait toujours pas parlé. Et moi, je n’en avais pas besoin. Le silence valait mieux que tous les bilans. Il racontait ce que Paris ne pouvait plus cacher.

Lorsque nous atteignîmes les abords de l’aéroport, une nouvelle foule nous attendait. Encore des journalistes, certains plus insistants, d’autres clairement envoyés pour provoquer. Les grilles de sécurité retenaient à peine l’agitation. Des micros jaillirent, des flashs s’accrochèrent à nos visages.

"Prince Chapi, est-ce vrai que vous avez obtenu un morceau de territoire français ?"

"Est-ce que les habitants de cette zone vont être expulsés ?"

"Quel est votre vrai objectif ? Créer une cité fermée ? Une zone franche ?"

"Y aura-t-il des forces de sécurité sur place ?"

"L’Atlantide a-t-elle joué un rôle dans cette prise de contrôle ?"

Je vis la mâchoire de Jérémy se contracter légèrement, mais il n’interrompit pas son pas. Pas un regard. Pas un mot.

Il monta dans la voiture noire qui nous attendait sur le tarmac. Je le rejoignis sans mot dire, et les portes se refermèrent, coupant net les voix et les projections.

La rumeur s’était propagée trop vite. Il était évident qu’une fuite avait été organisée. Peut-être même délibérément orchestrée par les autorités françaises elles-mêmes, pour faire passer le projet sous un jour polémique, voire illégitime.

Je le regardai, puis soufflai doucement :

"Ce n’est pas normal que les journalistes aient déjà cette information. Ils n’auraient pas pu la sortir aussi vite sans une main derrière. On veut dénigrer ce que vous venez de signer."

Il détourna lentement les yeux de la vitre, l’air las mais lucide.

"Ils font toujours ça. Depuis des décennies. Ils n’ont jamais eu besoin de guerre pour semer la haine… Il leur suffit des caméras."

Je n’avais rien à répondre. Car il avait raison. Et cette fois, c’était lui la cible.

Je posai les yeux sur sa main gauche. Elle tremblait encore. Il la cachait avec soin, mais je la connaissais trop bien pour l’ignorer. Cette faiblesse discrète, cette douleur constante qu’il dissimulait sans jamais s’en plaindre. Ce n’était pas de la fierté, c’était une forme de discipline. De refus de se laisser atteindre.

Je ne comprenais toujours pas pourquoi il avait voulu que je revienne avec lui, ni pourquoi Atlas avait tant insisté pour que je sois à ses côtés. C’est vrai, après tout : Jérémy n’était qu’un homme, un homme avec ses douleurs, ses maladresses, et un passé visiblement marqué par l’absence des bonnes manières et une ignorance totale des codes politiques.

Peut-être... peut-être que c’était justement pour cela. Peut-être que c’est pour ça qu’on m’avait envoyée.

Je réfléchissais trop. Je devais retourner dans mon rôle de garde du corps.

Une fois devant l’avion, même s’il avait récemment appris à contenir sa peur, je pouvais encore le voir souffler nerveusement en fixant les marches.

Je le poussai doucement de l’épaule pour le motiver.

" Allez-y. Je vous suis. "

" Oui, ne vous inquiétez pas... Je vais monter. Je n’ai pas vraiment envie de rester ici de toute manière. "

Il monta, lentement, comme à reculons dans son esprit. Je le suivis, remerciant discrètement les soldats et les forces de l’ordre qui nous avaient accompagnés jusqu’au tarmac.

Une fois à bord, il ne tenta même pas de cacher sa fatigue. Il s’effondra dans son siège, le coude appuyé contre l’accoudoir, la main soutenant sa tête comme si elle était devenue trop lourde à porter.

Je récupérai la boîte à pharmacie à bord, puis me plaçai à côté de lui.

" Est-ce que ça va ? Je voudrais refaire votre bandage. "

Il se redressa brusquement, reculant son bras comme pour le protéger de moi. Son regard, pendant un instant, eut quelque chose de fragile. Presque de craintif.

" Vous ne me faites toujours pas confiance ? " lui demandai-je, un peu déçue.

" Non, ce n’est pas ça, " répondit-il précipitamment, détournant le regard. " C’est juste que... "

Il chercha ses mots.

" C’est dangereux pour vous. "

" Qu’est-ce que vous racontez ?" soufflai-je en fronçant les sourcils." J’ai vu bien pire que ça, vous le savez. Laissez-moi vous aider. Ça fait partie de mon travail. "

Je voulus paraître ferme, mais pas autoritaire. Pas comme dans le bus. Je ne voulais pas répéter cette erreur.

Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front. Je ne comprenais pas son blocage. Il m’avait déjà montré sa blessure, dans la voiture. Pourquoi ce soudain refus ? Pourquoi ce regard ? Ce tremblement ?

Il finit par détourner à nouveau les yeux, le souffle un peu court. Puis, d’une voix basse :

"Très bien... mais à une condition. Protégez-vous. Je ne veux pas que ne serait-ce qu’une goutte de mon sang entre en contact avec votre peau. Jamais."

Le silence se figea. Je le regardai un instant, tentant de comprendre l’origine de cette peur, de cette tension dans sa voix. Mais il n’ajouta rien. Il ne m’en dirait pas plus. Pas aujourd’hui.

J’acquiesçai simplement, et sans poser davantage de questions, j’ouvris le compartiment d’urgence et fouillai rapidement dans le matériel disponible. Je trouvai une paire de gants stériles, une visière de protection, et même une blouse blanche de secours.

Je pris le temps de tout enfiler avec soin, comme dans un réflexe de mission chimique. Ce n’était plus un simple bandage, c’était un protocole.

Il observa chacun de mes gestes avec une forme de gratitude muette. Peut-être aussi un soupçon de soulagement.

Lorsqu’il me tendit enfin son bras, je vis que le tremblement s'était accentué. Sous le bandage, la peau =était marquée de rouge et de zones presque noires, si profondes qu'on aurait dit voir l’os. Comme si quelque chose rongeait lentement la chair de l’intérieur. Cette odeur particulière que j'avais déjà sentie dans la voiture, je la reconnus cette fois sans doute possible : c'était celle d’un corps en décomposition. Comment pouvait-il encore bouger ce bras ?

Je serrai les dents, me concentrant sur ma tâche en silence, tandis que son bras était pris de convulsions. Il poussait de légers gémissements qu’il tentait de dissimuler maladroitement alors que je nettoyais la plaie avec des produits et des compresses, que je déposais une à une sur un plateau-repas de l’avion pour ne pas souiller la table.

Il détourna le regard, muré dans ses pensées. Et moi, je travaillai comme une ombre, sans poser de questions, mais en gravant chaque détail dans ma mémoire.

"C’est ma punition... pour avoir joué à l’apprenti chimiste," dit-il d’une voix à peine audible, alors que je terminais de poser les dernières compresses propres sur la plaie et commençais à refermer le tout avec un bandage neuf.

"Regardez les compresses," ajouta-t-il soudain.

Je me retournai vers la table. Le sang que j’avais nettoyé, encore rouge quelques minutes plus tôt, avait viré au noir profond, comme du goudron resté à l’air libre depuis des jours. Je reculai d’un pas, instinctivement, et baissai les yeux vers mes gants : le liquide qui s’y trouvait virait également au noir sous mes yeux.

"Calmez-vous, je vais vous aider à les enlever," dit-il doucement.

Avec soin, il enfila à son tour une paire de gants, attrapa une lingette stérile, et frotta doucement les miens avant de les retirer lui-même, précautionneusement, veillant à ne jamais effleurer ma peau.

"Que vous arrive-t-il ?" soufflai-je enfin, incapable de contenir plus longtemps mon inquiétude.

"Actuellement, mon bras gauche est un poison. Il veut me tuer. Et il est dangereux pour quiconque entrerait en contact avec."Je restai figée. Cette réponse, aussi soudaine que dérangeante, résonna dans le silence.

"Mais... vous allez mourir ?"

Il baissa un instant les yeux, puis répondit :

"Certainement. À moins qu'on ne m’ampute avant que la maladie ne se propage au reste de mon corps."

Puis il replia doucement son bras gauche contre sa poitrine, comme pour le protéger... ou lui dire adieu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jérémy Chapi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0