Perception différée — 4 (V2)
Le reflet se brisa. Les jambes du jeune transpassant cédèrent. Il évita la chute en s’agrippant de toutes ses forces à la planche. L’homme-inversé juché en dessous du madrier ouvrit grand les bras, comme s’il voulait qu’on le contemple du Ciel à la Terre.
Agon sentit des larmes glisser sur ses joues. Alem l’avait mis en garde qu’il allait prendre une apparence divine. Mais à un tel degré, c’était inimaginable. Devant lui se tenait un miracle !
Comment veux-tu que j’arrête un être pareil ?
L’homme-inversé bascula avec grâce du bas du promontoire, il tomba vers le haut pour atterrir sans heurt au plafond de l’amphithéâtre. Il se redressa lentement et avisa la population abasourdie en dessous de lui. Il n’avait rien d’une illusion ou d’un mirage d’Ironie, il semblait même plus tangible que tout ce qui l’entourait. Il n’était pas "presque là", au contraire, il semblait bien plus présent — plus existant — que ce pauvre monde précaire et suspendu. Lui marchait de plein droit, dans le bon sens. Dans le vrai sens du monde.
Dans les rangs de Haut-Aers, l’Acastale se dressait en écartant les bras. Sa posture était exactement la même que celle de la statue d’Attraction qui sous-plombait la Cité.
Maintenant ! sursauta Agon, se rappelant sa mission. Il profita de la sidération de toute l’assemblée pour gravir les marches et rejoindre le haut de la salle, à l’endroit prévu. Tout au long de son ascension, il ne quitta pas l’inversé des yeux, lequel faisait les cent pas à l’aplomb de la salle, parcourant du regard les gradins en contrebas. Il semblait un peu désorienté, comme s’il n’était pas habitué à une telle perspective.
Soudain, son visage s’illumina. Il venait de trouver l’enfante inespérée qui, cernée par ses réaliennes, sa fille et ses mignons, lui tendait les bras.
D’un coup, son regard s’abattit sur Agon. Juste un bref instant, mais suffisant pour le paralyser. Puis il le délaissa pour retourner à l’Acastale, comme s’il n’était qu’un vulgaire insecte.
Il souriait, mais son sourire était étrange. Inversé, il évoquait une grimace de dégoût. Jamais Agon n’avait vu de vêtements de ce genre. Leur coupe ainsi que leur facture étaient trop parfaites pour avoir été produites par des mains d’Artes. Même sa coiffure semblait venir d’un autre monde.
Soudain, comme répondant à un signal invisible, il commença à redescendre l’amphithéâtre inversé, le regard fixé sur la souveraine.
Ta mission !
Agon se força à bouger pour attraper la graine dans sa poche intérieure.
À mesure que le presque-là remontait, il pouvait de plus en plus percevoir son intention mauvaise. C’était comme si Messagère rectifiait sa vision, lui dévoilant la volonté impie de cette chose. Agon prit une grande Inspiration et pressa la graine amorce. L’arme commença à se développer dans sa main en crépitant. Sentir la corne divine germer sous sa bure était si étrange qu’il faillit la lâcher, mais sa volonté était plus forte. Messagère était de son côté, il le sentait. Tout au long de la formation de l’engin, aucun suprême en contrebas n’eut l’intuition de se retourner. Ils n’avaient d’yeux qui pour l’inversé. Agon aurait même pu laisser l’arme se déployer au grand jour, personne ne l’aurait vu.
Le lanceur stabilisa enfin sa forme, juste à Temps. Nouvelle grande Inspiration et Agon sortit l’arme de sous sa bure.
Calme-toi, tout se passera bien.
Après tout, il était parfaitement entrainé, cela faisait des lunes qu’il s’exerçait. Il avait été choisi pour cela : il avait l’instinct aiguisé, sentait le Vent et lisait les trajectoires mieux que quiconque. Dans ses yeux, Messagère traçait des lignes dans le prolongement desquels aucune cible ne pouvait s’échapper.
L’inversé se positionna au-dessus des Haut-Aers, comme pour les toiser. L’Acastale, en contrebas, s’offrait à lui. Elle n’avait aucune idée de l’affreux marché qu’il allait bientôt lui proposer. Elle n’en saura rien de toute façon, se promit Agon, chargeant une à une les billes dans l’arme.
Il aura approximativement trois occasions de tirer avant que les gardes ne le débusquent. Peut-être quatre, en profitant de l’effet de surprise. Mais grâce aux dieux, un seul tir suffirait, la distance était faible, la cible bien visible, l’espace dégagé…
Les dieux t’ont élu pour cette tâche, Agon, lui murmurait le souvenir d’Alem.
— Ô envoyé des dieux ! cria l’Acastale à l’attention du personnage qui la surplombait. Qui a raison ? Réponds-nous !
L’Homme-inversé, narquois, tendit un doigt vers le réalien Fard Egan Aers. La souveraine, incrédule, se tourna vers celui-ci, s’apprêtant à l’invectiver.
Maintenant !
Agon tira. Le trait partit en un souffle. Il perça l’air et traversa la tête du réalien. Son crâne impie éclata, tandis que le reste de son corps s’effondrait, éclaboussant toute l’assemblée de gerbes de son sang sacrilège. Par Ironie, la bille poursuivit sa course au cœur du puits de l’épreuve pour aller se perdre au fond du Vide.
Voilà, Terre est sauvée.
Les gouttelettes du sang du réalien retombaient encore lorsqu’Agon replaça le lanceur sous sa bure. Il fila telle une ombre. Il savait que l’homme-inversé l’avait aperçu, mais qu’importe, sa mission était accomplie. Le simulacre avait perdu et le réalien sacrilège était puni.
Les dieux le portaient désormais. Bientôt, très bientôt, il disparaîtrait dans la foule.
Pendant que les lanciers et arbalétriers tentaient vainement d’atteindre l’ennemi au plafond, il s’enfonça sous les arches du dôme avec les premiers échappés. Si ces citoyens pouvaient savoir à quel point l’horreur qu’ils vivaient était un bienfait, ils l’auraient acclamé au lieu de crier de cette façon. Ce n’était rien, ils le portaient aux roches sans même le savoir. Leurs hurlements avaient tout d’une ode. Elle célébrait son geste.
Agon sentait déjà le changement s’opérer en lui. Il percevait l’amour des dieux lui remuant les entrailles. Il changeait, se transcendait. Il devenait un Illum, comme prévu.
Bientôt Alem, je serai à tes côtés.
Comme dans un rêve tressé par Messagère, il vit l’inversé s’extirper par le haut de la voûte qu’il venait de quitter. Le voir courir au plafond pour échapper aux carreaux d’arbalète lui sembla soudain très drôle. Agon faillit même éclater de rire, emporté qu’il était par la foule comme s’il glissait sur le Vent. Les forces du Vide avaient perdu. Bientôt, ce monstre allait décrocher de cette Terre magnifique pour retourner au plus profond du Ciel. La victoire des justes serait totale.
L’homme-inversé s’immobilisa et se mit à scruter l’horizon, indifférent aux projectiles en tout genre qui essayaient de l’atteindre.
Et que vas-tu faire ? s’amusait Agon, lorsque d’un seul coup le regard du presque-là s’abattit sur lui. Tout en le fixant, il reprit sa course au plafond, contourna une série d’épines rocheuses, puis d’un coup se précipita dans sa direction.
Les gens affolés qui encadraient Agon ne ratèrent rien de cette déviation et leur panique monta d’un cran. Ils essayèrent de s’engouffrer sur le premier pont venu sans que les pontiers n’aient le Temps de réagir. Par-delà leur stupide débandade, Agon vit le simulacre décoller du plafond, pivoter sur lui-même et atterrir sur la plateforme que la foule essayait de quitter. Il se redressa lentement, le regard planté dans le sien.
Ça ne pouvait pas arriver, les dieux ne pouvaient pas lui faire ça. Agon voulut sortir son arme pour lui tirer dessus, mais se rappela que ça ne lui ferait rien. Il se mit alors à jouer des coudes pour parvenir à dépasser la foule vociférante.
L’homme-inversé n’eut pas à faire grand-chose. Il n’eut qu’à esquisser un pas dans sa direction pour ravager tous les plans des dieux. La cohue perdit la raison et tenta de s’engouffrer de plus belle sur le pont. Plusieurs tombèrent par-dessus la rampe. Mais ça ne comptait pas, c’était secondaire. Agon devait s’extirper de là. Il remonta chaque personne sans remords, car il était devenu bien plus qu’eux. Le temple l’attendait, la gloire lui tendait les bras. Alem aussi. Bientôt il serait sur le pont, en tête de cortège. Il allait lui échapper. Messagère soit louée, un simulacre ne pouvait pas faire de mal, il n’existait pas assez pour cela.
Le pont devenait de plus en plus proche derrière les épaules, les bras et les têtes qui s’entrechoquaient. Agon entendit soudain un bruit étrange, suivi d’une lumière étincelante, puis d’un seul coup l’affolement monta de plusieurs crans et la foule devint comme le raz de Vent d’une tempête. Les corps entêtés, décérébrés, commencèrent à donner des coups de boutoir dans son dos. Ils voulaient le défoncer, le piétiner, même l’escalader.
Quelqu’un lui trébucha dessus, Agon tomba violemment sur le pont. Les premiers fuyards essayèrent de l’enjamber, mais les suivants le martelèrent de leurs pieds et de leurs chausses. On le percuta, on l’écrasa. Il devint une charpie, un corps battu, vague obstacle à la survie des autres. La douleur le tabassait, frénétique, d’un point à l’autre de son corps. Son crâne n’était plus qu’un ballon rebondissant sur la corne.
À un moment, Messagère lui permit de se libérer de sa chair. Un Vent doux le guida pour qu’il puisse voir la scène de l’extérieur. Une file invraisemblable de gens le parcourait, il était devenu leur support face à la mort, un nouveau pont dans la Cité blanche. Il devenait une partie de sa beauté. Un instrument des dieux.
J’arrive, Alem…
∇
Tout était sombre dans la chambre, seules les flammes d’une torche mourante permettaient de discerner les murs de pierre et les deux visages penchés sur lui.
— Tellement dommage…
— C’est un miracle, au contraire. Il a accompli sa mission, il aura une place de choix au cœur de la Terre. Nous avons triomphé ! Il ne nous reste plus qu’à faire disparaître les impies qui se sont infiltrés chez les transpassants et tout sera en ordre.
— Mais personne ne saura ce qu’il a fait pour nous !
— Il est un Illum anonyme. Les dieux, eux, savent.
— Pourquoi n’est-il pas mort ?
— Sans doute l’ont-ils voulu ainsi. Il est désormais comme un fils du Vent, muet. Plus jamais il n’infligera de mot à personne. T’en occuperas-tu, fidèle Alem ?
— Oui, Ter-élu, je lui dois bien ça.
— Bien. Qu’il réside ici, au plus haut du temple. Inutile d’attirer l’attention. Il restera dans cette chambre. Tu veilleras à son intimité.
— J’y veillerai, Ter-élu. Et quand il disparaitra, je le mènerai moi-même à l’incinération. Croyez-vous que son incarna réside encore en sa chair ?
— Non, Alem, il flotte probablement tout autour. Il t’entend, parle lui. Remercie-le, chaque jour… Je dois te laisser à présent.
Le visage s’approcha, il semblait satisfait.
— Agon Irnes Ter, que la Mère t’honore, murmura-t-il avant de se détourner. Frère Alem, auxdieux.
— Auxdieux, Ter-élu.
Quand Alem apparut dans son champ de vision, son regard était empli de Vide. Agon avait envie de l’enlacer, lui dire que tout allait s’arranger. Il essaya de lui parler, de le toucher, mais rien ne se passait. Aucune écho dans sa carne, dans ses mains, dans sa bouche. Rien que l’immobilité et la douleur.
Alem sourit et s’éloigna, emportant la torche.
— Auxdieux… Agon.
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