Perception différée — 4

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 Le reflet se brisa. Les jambes du transpassant cédèrent et il s'aggripa à la planche en tremblant de peur. L'homme-inversé juché en dessous du madrier ouvrit grand les bras, comme s'il voulait qu'on le contemple du Ciel à la Terre. Agon sentait les larmes glisser sur ses joues. Alem l'avait prévenu qu'il allait ressembler à un être divin. Mais là, c'était bien plus encore. Il s'agissait d'un miracle !

 Comment veux-tu que j’arrête un être pareil ?

 Le personnage était incroyablement tangible. Il n'était pas "presque-là", au contraire, il semblait plus présent – plus existant – que le reste de leur monde précaire et suspendu. Lui, marchait de plein de droit, dans le bon sens. Dans le vrai sens du monde.

 Dans les rangs de Haut-Aers, l'Acastale se dressait en écartant les bras. Sa posture était exactement la même que celle de la statue d'Attraction qui sous-plombait la Cité. L’homme-inversé bascula du bas du promontoire pour atterrir sans heurt en haut de l’amphithéâtre.

Maintenant ! sursauta Agon, se rappelant sa mission. Il profita de la sidération de toute l'assemblée pour gravir les marches et rejoindre le haut de la salle, à l’endroit prévu. Tout au long de son ascension, il ne quitta pas l’inversé des yeux. Faisant les cents pas à l'aplombs de la salle, il parcourait du regard les gradins en contrebas. Il semblait désorienté. Son visage s'illumina quand il apperçut l'enfante inespérée lui tendant les bras.

 Le coeur d'Agon se serra lorsque, durant un court instant, son regard remonta et s'arrêta sur lui, avant de revenir à l'Acastale, comme s'il n'était qu'un vulgaire insecte. Le sourire du personnage, vu à l'envers, évoquait le dégoût. Soudain, comme répondant à un signal invisible, il se mit à redescendre l'amphithéatre supérieur sans quitter des yeux la souveraine. Agon saisit une bille dans sa poche intérieure. A mesure que l'inversé progressait, il sentait de plus en plus son intention mauvaise. C'était comme si Messagère rectifiait sa vision, lui rappelant la volontée impie de cette chose. Il prit une grande inspiration et pressa la graine amorce. L’arme commença à se développer dans sa main en crépitant. Sentir la corne divine germer sous sa bure était si étrange qu'il failli la lâcher.

 Messagère était de son côté, aucun des suprêmes en contrebas n'eut l'intuition de se retourner, ils n'avaient d'yeux qui pour l'inversé. Agon aurait pu laisser l’arme se déployer au grand jour, personne ne l’aurait vu. La lanceur stabilisa enfin sa forme, juste à Temps. Il prit une grande inspiration et sortit l'arme de sous sa bure. Patience, tout se passerait bien. Il était entrainé, cela faisait des lunes qu’il s’exerçait. Il avait été choisi pour cela : il était bon, il lisait les trajectoires mieux que quiconque ; il sentait le Vent comme personne, ses yeux traçaient des lignes dans le prolongement desquels aucune cible ne pouvait lui échapper.

 L’inversé se tenait à présent au dessus des Haut-Aers, à les toiser. L'Acastale, en contrebas, s'offrait à lui. Elle n'avait aucune idée de l'horreur qu'il allait bientot lui proposer. Elle n'en saura rien de toute façon, se promit Agon, chargeant les billes unes à unes. Il aurait approximativement trois occasions de tirer avant que les gardes ne le débusquent. Peut-être quatre en profitant de l’effet de surprise. Lui savait qu’un seul tir suffirait, la distance était faible, la cible bien visible, l'espace dégagé…

Les dieux t'ont élu pour cette tâche, Agon, lui murmurait le souvenir d’Alem.

— Envoyé ! cria soudain l'Acastale. Qui a raison ? Réponds-nous !

 L’Homme-inversé, narquois, tendit un doigt vers le réalien Fard Egan Aers. La souveraine se tourna alors vers lui et se mit à l’invectiver. C'était l'instant ! Agon tira. Le trait partit en un souffle. Il perça l’air et traversa la tête du réalien. Son crâne impie éclata, tandis que le reste de son corps s'effondrait, éclaboussant toute l'assemblée de gerbes de son sang sacrilège. Par Ironie, la bille poursuivit sa course dans le puits de l'épreuve pour aller se perdre au plus profond du Ciel.

Terre est sauvée.

 Les goutelettes du sang du réalien retombaient encore au moment où Agon replaçait le lanceur sous sa bure. Il repartit tel une ombre. Seul l’homme-inversé l’avait aperçu. Mais Agon ne s’en souciait, il se sentait porté par le dieux. Bientôt, il se noierait dans la foule et disparaîtrait pour toujours. Le simulacre avait perdu et le réalien sacrilège puni. Pendant que les arbalétriers et les lanciers tentaient de l'atteindre au plafond, Agon s’engouffra avec les premiers échappés par une des arches du dôme.

 La foule le portait aux roches sans même le savoir, elle ignorait que ce drame était un bienfait, ils hurlaient d’une terreur qui était comme reconnaissance. Agon se laissa emporter par leurs cris, paisible. Aimé des dieux. Bientôt Alem, je serai à tes côtés.


Il vit bientôt, suivant les cris, l’inversé s’extirper par le haut de la voûte, courant au plafond, pour échapper aux carreaux d’arbalète qui ne savaient comment l’atteindre. Agon sourit, porté par la foule, comme s'il baignait dans un Vent frais ou glissait dans un large aqueduc. Il s’attendait à voir l’inversé se décrocher de ce sol qu’il ne méritait plus pour retourner vers le Ciel. Mais la chose infléchit soudain sa trajectoire et courra vers… Vers lui ! Son regard l’avait accroché et ne le lâchait plus. Le peuple affolé encadrant Agon sans le savoir ne rata pas cette déviation et fut pris de panique.

Alors que la foule essayait de s’engouffrer sur un pont unique sans qu’aucun pontier n’ait le temps de réagir, Agon vit par-delà la débandade le simulacre échapper du sol et se renverser dans l’espace. Il atterrit alors sur la plateforme qu'ils essayaient de quitter et se redressa lentement, le regard planté dans les yeux du prêtre tireur. Celui-ci se débattit vivement pour parvenir à dépasser la foule vociférant qui tentait, tout comme lui, de fuir l’impossible personnage.

Le presque-là n’eut pas à faire grand-chose. Il n'eut qu'à esquisser un pas dans sa direction pour mettre le feu aux poudres. La cohue perdit la raison et tenta de s’engouffrer de plus belle sur le pont au mépris du risque. Plusieurs tombèrent même par-dessus la rampe et nombreux furent piétinés.

Agon cru un instant qu’il parviendrait à passer en premier sur le pont. En tête de cortège, il aurait pu traverser l’allée suspendue et échapper au personnage. Il savait qu’il ne pouvait pas lui faire du mal, qu’il n’existait pas assez pour cela. Or son pouvoir de nuisance était bien supérieur à ce qu’il imaginait, car il se servait de la peur ; celle capable de pousser les gens à devenir des assassins inconscients. Ces citoyens entêtés, décérébrés, se massant dans son dos, voulurent l’escalader pour sauver leurs maigres existences. Agon tomba violement sur le sol corné. Les premiers fuyards essayèrent de l’enjamber, mais la suite du cortège n’évita pas de le marteler de leurs pieds et de leurs chausses. Agon sentit l’avalanche des membres pressés et lourds le percuter, l’écraser, faire de son corps une charpie, une surface, un support à leur survie. La douleur sautait, frénétique, d’un point à l’autre de son corps, jambes, torse bras et tête, crâne, rebondissant à chaque fois sur le sol intenable. Son incarnat se libéra, il vit la scène de l’extérieur, une file invraisemblable de gens le parcourait, il était devenu leur tapis et allait mourir, bientôt.

À bientôt Alem…

La chambre était sombre, seul l’éclairage d’une torche, baignant de ses flux orangés les murs de pierre, laissait apparaitre les deux visages.

— Tellement dommage...

— Oui, Alem, je suis d’accord, mais il a accompli sa mission, il aura une place de choix au cœur de la Terre. Nous avons triomphé ! Il ne nous reste plus qu’à faire disparaître les impies qui se sont infiltrés chez les transpassants et tout sera en ordre.

— Mais personne ne saura ce qu’il a fait pour nous !

— C’est un héros anonyme, Alem. Mais les dieux, eux, savent.

— Pourquoi n’est-il pas mort ?

— Sans doute que les dieux l’ont voulu ainsi. Il est désormais comme un adorateur du Vent, muet. Plus jamais il n’infligera de mot à personne. T’en occuperas-tu, fidèle Alem ?

— Oui, Ter-élu, je lui dois bien ça.

— Bien. Qu’il réside ici, au plus haut du temple. Inutile d’attirer l’attention. Il restera dans cette chambre. Tu veilleras à son intimité.

— J’y veillerai, Ter-élu. Et quand il disparaitra, je mènerai moi-même l’incinération. Croyez-vous que son incarnat soit encore là, à l'intérieur ?

— Non, Alem, il flotte probablement ici. Il t’entend, parle lui. Remercie-le, chaque jour... Je dois te laisser à présent. Agon Irnes Ter, que la Mère t'honore. Alem, mon ami, aux dieux.

— Aux dieux, Ober Hin Ter.

Dans ces yeux désormais vides, seules se réflétaient les nuances dansantes des flames et la culpabilité dévorant le visage d’un vieil ami.

— Aux dieux… Agon.

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